Les Syriens déplacés par la guerre horrifiés par le tournage du film de Jackie Chan à Damas
Abu Laith a vu des horreurs dans sa vie. Il a rejoint la révolution syrienne en tant que manifestant en 2011, et était connu pour mener des manifestations dans le quartier de Maidan à Damas avec sa voix puissante.
Mais comme des milliers d’autres, Abu Laith est devenu combattant rebelle lorsque la répression de Bachar al-Assad a pris un tour violent et meurtrier. Dans la banlieue d’al-Hajar al-Aswad, à 4 km au sud de la capitale, il a été blessé à la tête lorsque les rebelles de l’Armée syrienne libre ont mené une offensive. Plusieurs civils ont été tués dans ces combats en 2012, notamment deux amis d’Abu Laith.
Même si ses blessures physiques ont guéri, les souvenirs des combats à al-Hajar al-Aswad restent à vif. Aux premiers jours du conflit, on se battait maison par maison, rue par rue dans les banlieues de Damas. Abu Laith a aidé des soldats de l’armée syrienne faisant défection à traverser le front et à rejoindre les forces rebelles, une tâche risquée.
Pourtant, dans ses pires cauchemars, il n’avait pas imaginé voir ces mêmes rues, toujours marquées par la guerre, où des corps sont enterrés sous les décombres, devenir le décor d’un film produit par une superstar d’Hollywood.
« Tous les criminels dissimulent leurs crimes, excepté les autorités syriennes, qui se vantent d’avoir détruit nos quartiers, les transformant en décor de film. C’est absolument honteux », réagit Abu Laith auprès de Middle East Eye.
Home Operation, un film sino-émirati qui compte parmi ses producteurs exécutifs le champion d’arts martiaux Jackie Chan, a suscité l’indignation lorsque, la semaine dernière, ont commencé à circuler des images des acteurs en treillis militaire parmi les chars et l’artillerie syrienne à al-Hajar al-Aswad.
Le lieu du tournage avait été révélé lorsque le producteur du film, Yinxi Song, a posté une vidéo sur Instagram montrant des tanks syriens passer dans le quartier.
Le film est produit par SYX Pictures, société de production chinoise basée aux Émirats arabes unis (EAU), en coopération avec le gouvernement syrien.
Home Operation devait initialement être filmé aux EAU, si on en croit un événement organisé à Pékin l’année dernière auquel assistait l’ambassadeur émirati en Chine.
Il s’inspire de la réussite de l’évacuation par Pékin de 600 ressortissants chinois et d’environ 200 autres en 2015 lors de la guerre au Yémen, et rend hommage à la coopération étroite entre la Chine et les EAU.
« Nous avons vu nos quartiers conquis deux fois : par l’armée d’Assad et aujourd’hui par les acteurs chinois »
- Abu Laith, Syrien déplacé
Al-Hajar al-Aswad a été choisi comme lieu de tournage parce que l’endroit est plus sûr que le Yémen, selon des articles de presse. Cependant, il semble que Jackie Chan n’ait pas prévu de se rendre en Syrie.
L’ambassadeur chinois a assisté au lancement du film en Syrie, où des bannières rouges ont été érigées sur les chars. On pouvait lire sur l’une d’elles « Peace and love ».
Contrairement à de nombreux pays, la Chine a maintenu ses liens avec le gouvernement d’Assad après le début de la guerre, et a souvent été vanté comme une source potentielle de fonds pour la reconstruction syrienne, bien que peu de choses se soient concrétisées.
Abu Laith est furieux que la Chine utilise un théâtre de guerre pour sa propre propagande.
« Nous avons vu nos quartiers conquis deux fois : par l’armée d’Assad et aujourd’hui par les acteurs chinois. La Chine est un pays qui ne connaît pas la signification du mot humanité », estime-t-il.
« Au lieu de filmer les crimes d’Assad, les Chinois sont venus, sans la moindre considération pour les sentiments des victimes et leurs proches, tourner un film sur les ruines de leurs maisons. »
De l’État islamique à la propagande chinoise
Dans les premières années de la guerre civile syrienne, les forces rebelles encerclaient Damas et comptaient les banlieues comme al-Hajar al-Aswad (« le rocher noir » en arabe) parmi leurs fiefs. Cependant, avec l’évolution du conflit, al-Hajar al-Aswad est devenu un centre de l’État islamique (EI).
Au prétexte de la présence de combattants de l’EI, les forces progouvernementales ont pilonné la zone, notamment le camp de réfugiés palestiniens de Yarmouk et Tadamon à proximité. Ces endroits, ainsi qu’al-Midan et al-Zahera, étaient des communautés soudées, et leurs manifestations contre le régime d’Assad faisaient peser une pression considérable sur le président syrien.
Finalement, les forces d’Assad ont pris le contrôle de l’ensemble du Sud de Damas en 2018, déplaçant les civils dans le Nord de la Syrie tenue par les rebelles tandis que les combattants qui ont survécu ont fui vers le sud.
Ammar al-Maidani, activiste d’al-Hajar al-Aswad, était l’un de ces civils déplacés de force vers le nord, où il vit désormais.
Il qualifie d’« énorme choc » le tournage de Home Operation, parce que « les propriétaires des maisons à Damas ont été empêchés d’y retourner, alors que les acteurs peuvent y entrer ».
Maidani pense qu’il lui sera trop difficile de visionner le film et de voir sa maison et le quartier dans lequel il a grandi utilisés à des fins de propagande par la Chine et les Émirats.
« Il n’y a rien de pire au monde que ces autorités syriennes. Elles ont tiré avantage de la Syrie, même détruite, et en ont fait un studio », condamne Ammar al-Qudsi, qui a été déplacé du camp de Yarmouk.
Ces images ont ramené Fadi Shabat, autre déplacé syrien habitant dans le Nord contrôlé par les rebelles, à son enfance à Hal-Hajar al-Aswad.
« L’endroit où ils filment, il y avait un square avec une grande aire de jeux pour les enfants. Nous y jouions beaucoup pendant les vacances et j’ai passé mon adolescence parmi ces beaux bâtiments », raconte-t-il.
« Non seulement les acteurs chinois utilisent ce square, mais les agents de l’EI forgés par la sécurité syrienne l’ont utilisé pour filmer leurs crimes », poursuit-il en référence à la croyance parmi les Syriens pro-opposition que le gouvernement a contribué au développement de l’État islamique.
« J’ai toujours eu l’impression que ma ville était la scène d’une sorte de théâtre : l’émergence de l’EI, sorti de nulle part, les prétextes d’Assad pour détruire la région et aujourd’hui ce film chinois. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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