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Préoccupés par les pénuries, les Tunisiens ne sont pas allés voter

Marqué par un taux d’abstention de quasi 90 %, le dernier tour des législatives souligne combien les Tunisiens, confrontés à de graves pénuries sur les produits de base, se désintéressent de l’agenda politique impulsé par Kais Saied
Un bureau de vote attend les électeurs, à Tunis, le dimanche 29 janvier (AFP/Fethi Belaïd)
Un bureau de vote attend les électeurs, à Tunis, le dimanche 29 janvier (AFP/Fethi Belaïd)

Ce lundi matin, un même mot revient en boucle dans les médias et sur les réseaux sociaux pour parler du deuxième tour des élections législatives qui se sont tenues dimanche 29 janvier en Tunisie : « échec ».

Le taux de participation, de seulement 11,3 % selon les chiffres officiels, n’est pas meilleur que celui du premier tour, le 17 décembre 2022, marqué par une abstention de quasi 90 %, un record depuis l’avènement de la démocratie dans le pays berceau du Printemps arabe où certains scrutins rassemblaient jusqu’à 70 % des électeurs dans la dernière décennie.

La principale coalition d’opposants en Tunisie a appelé dès dimanche à former un front uni politique et syndical pour faire partir le président Kais Saied.

Le Front de salut national (FSN) a appelé les autres partis d’opposition, la société civile et la puissante centrale syndicale UGTT à « travailler main dans la main pour créer le changement par le départ de Kais Saied et aller à une élection présidentielle anticipée ».

Selon Ahmed Nejib Chebbi, président du FSN qui inclut le parti d’inspiration islamiste Ennahdha, le maigre taux de participation aux législatives « prouve encore une fois l’échec total » de Kais Saied.

Kais Saied « n’a rien fait »

« Je n’ai pas confiance dans la classe politique. Saied pouvait faire un changement radical. Il n’a rien fait », témoigne à l’AFP Omrane Dhouib, un boulanger abstentionniste de 37 ans interrogé à Tunis.

L’élection de 131 députés (sur 161 sièges dont 30 déjà pourvus au premier tour) représente l’ultime étape de réformes imposées depuis dix-huit mois par le président Kais Saied pour revenir à un système hyper-présidentialiste, similaire à celui d’avant la révolution de 2011 et la chute du dictateur Ben Ali. 

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Estimant le pays ingouvernable, le chef de l’État s’est emparé de tous les pouvoirs le 25 juillet 2021, puis a révisé la Constitution l’été dernier pour abolir le système parlementaire hybride en vigueur.

Les experts ont expliqué la faible affluence par divers facteurs, dont un mot d’ordre de boycott du scrutin par les principaux partis politiques.

Malgré de profondes divisions qui l’empêchent de mobiliser dans la rue, l’opposition a dénoncé de façon unanime un processus qualifié de « coup d’État » et une « dérive dictatoriale » de Kais Saied. 

Autre motif : la majorité des candidats étaient inconnus et sans affiliation politique.

Les rares électeurs ont donc fait des choix personnels, les plus âgés disant surtout « accomplir leur devoir électoral ».

Belhassen Ben Safta, chauffeur de taxi de 60 ans, entend ne « jamais laisser à l’ancien système [Ennahdha] la possibilité de revenir. Ils sont responsables de notre misère ».

À Gafsa (sud), Mohamed Tlijani et Ali Krimi, deux quinquagénaires, sont venus voter pour un cousin, estimant « avoir le droit d’être représentés au Parlement ». 

Selon des experts, une partie de la population, partageant l’aversion de Kais Saied pour les partis politiques, approuve sa limitation des pouvoirs du futur Parlement qui pourra difficilement renverser le gouvernement et jamais ne pourra destituer le président.

« Vu le désintérêt » pour la politique, « ce Parlement aura peu de légitimité, le président, tout-puissant grâce à la Constitution de 2022, pourra le dominer à sa guise », dit à l’AFP Youssef Cherif, expert du Columbia Global Centers.

Pénuries et inflation

En ce début d’année, l’attention des 12 millions de Tunisiens, qui ont vu leur pouvoir d’achat dégringoler avec une inflation supérieure à 10 % et endurent des pénuries de denrées subventionnées (lait, sucre ou huile), est ailleurs. 

La croissance est poussive, le chômage élevé (plus de 15 %) et plus de 32 000 Tunisiens ont émigré clandestinement l’an passé.

Motif d’inquiétude supplémentaire : des négociations avec le FMI pour un prêt de 1,9 milliard de dollars, clé d’autres aides étrangères, piétinent depuis des mois.

Ce qui a amené l’agence américaine Moody’s à dégrader samedi d’un nouveau cran la note de la dette à long terme du pays, jugeant « plus élevé » le risque d’un défaut de paiement. 

Le blocage des pourparlers viendrait de désaccords entre le président Saied et son gouvernement sur le programme soumis au FMI en échange de son aide.

Le chef de l’État hésite, selon les experts, à adopter des mesures impopulaires comme la levée des subventions sur les produits de base et une restructuration des entreprises publiques surendettées et aux effectifs pléthoriques.

Les dépenses de l’État au titre des subventions devraient dépasser les 5 milliards de dinars (1,5 milliard d’euros) en 2023 en raison notamment de l’augmentation des prix de certains produits de base comme le blé provoquée par l’invasion russe en Ukraine

Quatre organisations, dont la centrale syndicale UGTT, ont lancé vendredi « une initiative pour sauver le pays » face à la détérioration des conditions économiques et aux divisions politiques depuis le coup de force du président Saied.

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L’UGTT a constitué un nouveau « quartet », avec la Ligue des droits de l’homme (LTDH), l’Ordre des avocats (ONAT) et l’ONG FTDES (Forum tunisien des droits économiques et sociaux), qui se veut aussi ambitieux que celui qui avait obtenu le Prix Nobel en 2015 (UGTT, Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat, Ordre national des avocats et Ligue tunisienne de défense des droits de l’homme) pour son rôle moteur dans la transition démocratique.

Le chef de l’UGTT, Noureddine Taboubi, a annoncé la création de commissions d’experts et une série de réunions pour « élaborer un plan cohérent, rationnel et indépendant sur comment sauver le pays ».

« Depuis douze ans, il n’y a pas d’horizon, nous passons notre temps à nous accuser les uns les autres et le pays coule », a déploré le responsable syndical, en appelant à « repenser la manière de sauver le pays ». « Cette initiative nationale, c’est pour discuter de solutions économiques, sociales et politiques ».

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