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Tunisie : en grève de la faim, un cadre politique « entre la vie et la mort »

L’épouse de Sahbi Atig, cadre d’Ennahdha, dit craindre pour la vie de son mari emprisonné, qui peut à peine parler et ne peut plus marcher sans assistance
Le dirigeant du groupe parlementaire tunisien Ennahdha, Sahbi Atig (au centre), s’exprime lors d’une session de l’Assemblée nationale constituante, le 14 février 2013 (AFP)
Le dirigeant du groupe parlementaire tunisien Ennahdha, Sahbi Atig (au centre), s’exprime lors d’une session de l’Assemblée nationale constituante, le 14 février 2013 (AFP)
Par Nesrine Zribi à TUNIS, Tunisie

Le 12 mai, Sahbi Atig, cadre du parti Ennahdha, membre du Conseil de la Choura, annonçait qu’il entrait en grève de la faim pour protester contre un profond sentiment d’injustice. Mais cela met sa santé en péril.

Sahbi Atig a été pris par la répression autoritaire du président tunisien Kais Saied à l’encontre du parti et d’autres franges de l’opposition lorsqu’il a été arrêté le 6 mai.

Il a été placé dans une cellule avec une douzaine d’autres prisonniers qui fumaient, malgré son asthme, selon son épouse. Cela, associé à près d’un plus d’un mois de grève de la faim, a engendré de graves complications et son admission aux soins intensifs. 

Traduction : « L’homme politique d’opposition emprisonné Sahbi Atig n’est plus capable de marcher ni de parler, dit sa femme, alors que des groupes de défense des droits de l’homme dénoncent la répression continue du président Kais Saied contre la dissidence. »

« Mon mari a perdu une vingtaine de kilos et commence à avoir des problèmes cardiaques », explique son épouse, Zeineb Mraihi, à Middle East Eye.

« Il a 64 ans, ce n’est plus un jeune homme, et son corps a déjà été affaibli par les dix-sept années passées en prison sous [l’ancien président tunisien Zine el-Abidine] Ben Ali. »

Un demi-litre d’eau par jour

Et pourtant, malgré les graves problèmes de santé dont Sahbi Atig souffre aujourd’hui, l’administration pénitentiaire d’El Mornaguia refuse de lui permettre de rester à l’hôpital et l’a renvoyé en prison mardi, le lendemain de son admission aux soins intensifs. 

Zeineb Mraihi revient sur le danger auquel fait face son mari désormais. 

« S’il tombe malade en prison, le temps de trajet est suffisant pour qu’il décède [en chemin] vers l’hôpital », affirme son épouse, qui prétend que l’administration pénitentiaire contrôle à peine la santé de Sahbi Atig, hormis la prise de sa tension. 

Des manifestants tunisiens assistent à un rassemblement contre le président Kais Saied, organisé par la coalition du Front de salut national (FSN, opposition) à Tunis, le 9 avril 2023 (AFP)
Des manifestants tunisiens assistent à un rassemblement contre le président Kais Saied, organisé par la coalition du Front de salut national (FSN, opposition) à Tunis, le 9 avril 2023 (AFP)

Pour l’instant, un demi-litre d’eau par jour est sa seule subsistance. 

« Lundi, il s’est évanoui alors que je lui rendais visite », raconte son épouse. « Vendredi lorsque je l’ai vu, il pouvait à peine parler et s’effondrait. J’ai dû me pencher pour l’entendre. »

Zeineb Mraihi ajoute qu’il ne pouvait plus marcher sans assistance et compter sur deux autres prisonniers pour l’aider à se déplacer.

« Il est entre la vie et la mort. À chaque minute qui passe, je m’attends à apprendre son décès. »

Malgré sa crainte de ce qui pourrait se produire, Zeineb Mraihi dit comprendre le choix de son mari. 

« Je respecte son choix d’entrer en grève de la faim. Toute sa vie a déjà été mis entre parenthèses pendant 17 ans, lorsqu’il était en prison [sous la présidence Ben Ali]. Aujourd’hui, en plus de cette injustice, sa réputation est entachée. »

« Il est entre la vie et la mort. À chaque minute qui passe, je m’attends à apprendre son décès »

- Zeineb Mraihi, l’épouse de Sahbi Atig

Les accusations portées contre Sahbi Atig sont au cœur de sa protestation actuelle.  

Il est accusé de blanchiment d’argent, de détention illégale de devises étrangères et de faux témoignage. Son épouse qualifie ses accusations d’« infondées ». 

« Le dossier est tellement vide que nous pensions qu’il sortirait sous peu. Je n’aurais jamais imaginé qu’il serait emprisonné pour cela. » 

Cette affaire découle d’une accusation lancée en 2016 selon laquelle Sahbi Atig gardait de grosses sommes d’argent chez lui et qu’un voleur, qui s’était introduit chez lui et avait pris l’argent, avait reçu un pot-de-vin pour garder le silence. 

Sa famille et lui nient cet incident et, la semaine dernière, le principal informateur a retiré son témoignage. 

« Double injustice »

« Sahbi Atig affirme qu’il n’acceptera pas que sa réputation et sa dignité soient entachées devant sa famille et l’opinion publique. Il a choisi d’entrer en grève de la faim pour protester contre cette double injustice », indique à MEE son avocat, Karim Marzouki. 

Zeineb Mraihi assure désormais qu’une grande partie des allégations liées à cette affaire reposent sur des preuves récoltées sur les réseaux sociaux qui ont été fabriquées de toutes pièces.

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« Depuis quand les allégations sur Facebook sont suffisantes pour poursuivre des gens ? Notre famille n’est pas au-dessus des lois. Mon mari a toujours dit : “Celui qui l’a fait doit être puni, même s’il fait partie de ma famille” », rapporte-t-elle, en insistant sur le fait que sa famille ne contesterait pas les accusations s’il y avait la moindre preuve pour les étayer.

Les tentatives de diffamation sur les réseaux sociaux concernent quasiment tous les prisonniers politiques en Tunisie selon l’analyste Hatem Nafti.

« Les autorités sont promptes à poursuivre facilement les personnalités de l’opposition en matière de diffamation, mais lorsqu’il s’agit de ternir la réputation d’un opposant politique, tout cela reste impuni », explique-t-il, dénonçant la nouvelle loi sur la cybercriminalité de Kais Saied. 

La directrice pour la Tunisie de Human Rights Watch (HRW), Salsabil Chellali, a critiqué les efforts des autorités visant à diaboliser les personnalités du parti Ennahdha sans preuve, dans plusieurs affaires visant les principaux cadres du parti ainsi que la fermeture des bureaux du parti à Tunis, le 18 avril.

Au moins une trentaine de prisonniers politiques ont été emprisonnés en Tunisie depuis février 2023 selon HRW, alors que le président Kais Saied continue un raffermir son emprise sur le pouvoir, un processus qui a débuté en juillet 2021, lorsqu’il a suspendu le Parlement et limogé le gouvernement, ce que ses opposants qualifient de coup d’État.

« Les juges mettent des gens en prison par crainte d’être licenciés ou même poursuivis à leur tour »

- Karim Marzouki, avocat de Sahbi Atig

Depuis près de deux ans, Saied dirige les Tunisie par décret, démantelant une grande partie des acquis durement gagnés lors de la révolution qui a renversé Ben Ali en 2011, tels que l’indépendance de la justice et la liberté d’expression.

Au cours de la plus récente attaque du régime contre la liberté de la presse, un juge a interdit aux médias de couvrir deux procès impliquant des figures de l’opposition, accusées de comploter contre la sécurité nationale. 

L’affaire Sahbi Atig est prise dans ce contexte. Comme le formule Ahmed Neji Chebbi, dirigeant de la principale coalition d’opposition tunisienne, le Front de salut national (FSN) : cette affaire est un reflet « des nouvelles procédures judiciaires reposant sur de fausses accusations ». « Depuis juillet 2021, l’État n’a su qu’oppresser son propre peuple. » 

D’après Hatem Nafti, « pour les personnalités de l’opposition, la justice repose désormais sur des informateurs anonymes, qui sont toujours jugés crédibles, malgré les altérations répétées de leurs allégations, qui sont quand même utilisées comme preuves. »

L’avocat, pointe aussi les ingérences politiques comme motif de la situation actuelle de Sahbi Atig. 

« Il est clair que le juge ne prend pas de décision en se fondant sur son discernement juridique, mais dans un contexte où les politiciens et les juges sont de plus en plus visés et menacés. Les juges mettent des gens en prison par crainte d’être licenciés ou même poursuivis à leur tour », estime Karim Marzouki. 

L’affaiblissement de l’indépendance de la justice, une tendance

L’affaiblissement de l’indépendance de la justice est une tendance allant croissant depuis la prise de pouvoir de Saied. 

En juin 2022, ce dernier a promulgué un décret un décret licenciant 57 juges et lui permettant de renvoyer tout magistrat, ce qui dans les faits « annihile l’indépendance de la justice », selon Nafti. La plupart des juges renvoyés ont plus tard été blanchis mais le ministère de la Justice a refusé de leur rendre leur poste. 

« Ces coups portés à l’indépendance de la justice reflètent la détermination du gouvernement à soumettre les procès les procureurs et les juges à l’exécutif aux dépens du droit des Tunisiens à un procès équitable devant des juges impartiaux et indépendants », déplore Salsabil Chellali.

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L’Association des magistrats tunisiens a également dénoncé les menaces et pressions sans précédent qui sont exercées à l’encontre des magistrats suite à la dernière vague d’arrestations, citant l’exemple d’un juge qui a été suspendu puis muté pour avoir refusé de délivrer un mandat d’arrestation contre un suspect. 

Saied lui-même a menacé les juges après avoir accusé l’opposition de provoquer des pénuries, soutenant que « quiconque osait exonérer [les prisonniers politiques] est leur complice ».

« Les autorités tunisiennes utilisent de plus en plus des lois vagues et répressives comme prétexte de répression et d’arrestation, pour enquêter et dans certains cas poursuivre les dissidents et cadres de l’opposition », dénonce Rawya Rageh, directrice adjointe par intérim pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient à Amnesty International, dans un communiqué

Hatem Nafti pense que les actes du président et la répression des personnalités de l’opposition s’inscrivent dans un effort visant à dépeindre Saied comme un guerrier contre la corruption et à accuser l’opposition de la détérioration des conditions économiques en Tunisie. 

« Les discours de Saied accusent l’opposition de tous les maux en Tunisie. Aujourd’hui, ces accusations deviennent des poursuites juridiques et sont utilisées pour incarcérer des gens, ce qui est très dangereux », prévient-il.

« Selon le discours [de Saied], la Tunisie est simplement un pays riche que vole un groupe de conspirateurs corrompus. Une fois qu’ils seront éliminés, tout ira bien »

- Hatem Nafti, analyste

« Saied vend une idée très rassurante, qui explique en partie pourquoi il est encore populaire. Selon son discours, il n’y a pas de problèmes structurels. La Tunisie est simplement un pays riche que vole un groupe de conspirateurs corrompus. Une fois qu’ils seront éliminés, tout ira bien. »

Une étude estime que la corruption a coûté à la Tunisie 4 % de son PIB en 2022. 

Mais les résultats concrets de la répression de Saied sur la corruption se font toujours attendre. 

Malgré la répression, Saied reçoit toujours un soutien financier des pays européens, disposés à le renflouer en échange d’un contrôle migratoire et d’un régime stable et fort en Tunisie. 

Dans le pays, le soutien à Saied ne semble pas faiblir car aucune alternative forte n’est encore apparue, estime Hatem Nafti. L’opposition reste en quelque sorte divisée et tous les prisonniers politiques ne sont pas traités de la même manière. 

« Avec une opinion publique si hostile vis-à-vis de l’ancienne classe politique, en particulier Ennahdha, certaines personnalités de l’opposition craignent d’adopter une position trop affirmée et d’être accusées d’œuvrer pour le parti », explique-t-il.

« Dans l’état actuel du système judiciaire il y aura toujours des doutes en ce qui concerne la fidélité des procès. Même si quelqu’un est coupable et poursuivi pour les actes qu’il a commis, je le considérerai quand même comme un prisonnier politique au sein du système de justice actuel au vu de son manque d’indépendance. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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