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Les prisonniers politiques tunisiens sont humiliés dans des cellules sales infestées d’insectes

Une trentaine de personnalités de l’opposition tunisienne ont été arrêtées en mars. Selon les témoignages des familles, les prisonniers n’ont pas accès aux toilettes ni à l’eau chaude et sont détenus dans des cellules maintenues éclairées
Des partisans du Front de salut national (FSN, coalition politique rassemblant partis et mouvements opposés à la prise de pouvoir de Kais Saied) manifestent le 30 mars 2023 à Tunis (AFP/Sofiene Hamdaoui)
Des partisans du Front de salut national (FSN, coalition politique rassemblant partis et mouvements opposés à la prise de pouvoir de Kais Saied) manifestent le 30 mars 2023 à Tunis (AFP/Sofiene Hamdaoui)

C’était le vendredi 24 mars, deuxième jour du Ramadan. Les familles des prisonniers politiques s’étaient rassemblées pour rompre le jeûne devant El Mornaguia, l’une des plus grandes prisons de Tunisie.

« Liberté ! Mettez fin à l’État policier ! À bas le coup d’État ! » Toutes sortes de chants ont résonné alors que le soleil se couchait sur le terrain vide face au bâtiment. Des dizaines de personnes ont appelé à la libération de tous les prisonniers politiques détenus dans des conditions souvent dangereuses et sordides.

Au début, les choses étaient un peu différentes. « Quand ils ont été incarcérés, les conditions étaient normales », témoigne à Middle East Eye Youssef Chaouachi, fils de l’avocat emprisonné Ghazi Chaouachi, critique du président tunisien Kais Saied. « Mon père s’est même habitué à ses compagnons de cellule et à être emprisonné. »

« Ils ne pouvaient pas dormir, ils n’avaient ni douche, ni eau chaude, ni toilettes, seulement un trou dans le sol avec des matières fécales humaines partout »

- Un membre de la famille d’Issam Chebbi

Mais deux semaines après l’arrestation de Chaouachi le 25 février, des policiers ont forcé quatre prisonniers politiques à sortir de leurs cellules pour les déplacer vers un lieu inconnu.

Les prisonniers se sont alors retrouvés des conditions épouvantables. Deux d’entre eux, Issam Chebbi et Khayem Turki, ont été placés dans des cellules infestées d’insectes, constamment éclairées par cinq ampoules au néon.

« Ils ne pouvaient pas dormir, ils n’avaient ni douche, ni eau chaude, ni toilettes, seulement un trou dans le sol avec des matières fécales humaines partout », raconte un membre de la famille de Chebbi, secrétaire général du parti al-Joumhouri (centre, socio-libéral).

Pendant près de deux semaines, les prisonniers ont dû vivre ainsi, tandis que leurs avocats se sont battus pour améliorer leurs conditions.

Grève de la faim

« Nous ne demandons pas des conditions d’hôtel cinq étoiles. Nous connaissons l’état des prisons en Tunisie. Nous demandons simplement le strict minimum nécessaire à la vie », plaide Karim Marzouki, l’un des avocats de la défense.

« Pourquoi ce changement soudain de cellules ? C’est ce qui nous a amenés à croire que ces prisonniers politiques étaient ciblés et que leurs droits étaient violés », précise-t-il à MEE.

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Pour protester contre les conditions de détention à l’intérieur d’El Mornaguia, plusieurs prisonniers politiques ont entamé une grève de la faim.

Courant mars, une trentaine de militants politiques, juges, avocats, et le chef d’une station de radio ont été arrêtés et accusés de complot contre la sécurité nationale dans le cadre d’une vaste campagne contre l’opposition qualifiée de « chasse aux sorcières politiquement motivée » par Amnesty International.

Le 30 mars, un tribunal tunisien a rejeté une demande de mise en liberté provisoire par les avocats de huit des personnes détenues faisant l’objet d’une enquête pour complot présumé.

Les prisonniers politiques sont accusés d’avoir mis au point un « plan terroriste » pour renverser Kais Saied, de conspirer avec des partis étrangers et de provoquer des pénuries alimentaires, selon des avocats et des membres de la famille.

« Après une vie de lutte, ils se retrouvent impliqués dans une affaire terroriste et jetés dans des cellules qui ne permettent pas de subvenir aux besoins humains les plus élémentaires », rapporte l’avocat de la défense Abdelaziz Essid dans un communiqué aux médias locaux.

« L’affaire est risible car elle ne s’appuie que sur des messages WhatsApp », explique Youssef Chaouachi à MEE.

Quatre prisonniers pris pour cible

Emna, la belle-fille d’Issam Chebbi, a déclaré : « Kais Saied détient tous les pouvoirs. Il est responsable et pourtant il ne prend aucune responsabilité. Pour chacun de ses échecs, il présente un bouc émissaire au peuple. »

Une campagne, « Nous sommes tous des conspirateurs », a été lancée pour faire pression pour la liberté de tous les prisonniers politiques en Tunisie.

Dans un post sur Facebook, l’avocate Ines Harrath a rapporté que le gouvernement ordonnait à l’administration pénitentiaire « d’humilier les prisonniers politiques et de les détruire moralement, en leur refusant le droit de se laver » et « en les déplaçant dans des pièces très sales, toutes avec punaises et insectes ». Elle a ajouté que les prisonniers avaient pour toilettes un « trou dans le sol ».

Quatre des prisonniers sont pris pour cible, assurent des proches à MEE, car ils sont les opposants les plus visibles de Saied.

Il s’agit de Youssef Chaouachi du Courant démocrate (social-démocrate), de Issam Chebbi d’al-Joumhouri, de Khayem Turki d’Ettakatol (social-démocrate), et de Jawhar ben Mbarek, l’un des dirigeants du Front de salut national (FSN, coalition politique rassemblant partis et mouvements opposés à la prise de pouvoir de Kais Saied).

Said Ferjani, un autre prisonnier politique, a été incarcéré dans une cellule extrêmement surpeuplée avec des prisonniers atteints de graves troubles mentaux. « L’un d’eux est allé dans un coin et a essayé de se couper. Un autre a mangé sa propre peau. Un autre a arraché l’œil d’un détenu », relate la fille de Ferjani, Kaouther.

« Quelque part au fond de nous, on a l’impression que de telles personnes ont été placées de manière intentionnelle autour de mon père », confie-t-elle à MEE.

Selon son fils, des gardiens de prison ont exercé des représailles contre Ghazi Chaouachi pour avoir refusé de quitter sa cellule.

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« Cette nuit-là, ils ont changé ses compagnons de cellule et l’ont mis avec des prisonniers accusés de vol et de meurtre », raconte Youssef à MEE. « Il craint maintenant que ses compagnons de cellule soient changés toutes les deux semaines, chaque fois qu’il s’y habitue… Ils ont également refusé de le laisser se doucher cette semaine-là. »

Selon la loi, les prisonniers politiques et les personnalités publiques sont censés être tenus à l’écart de la population générale d’une prison, pour leur propre protection.

L’administration pénitentiaire a finalement répondu aux demandes des avocats, qui ont dénoncé ces conditions dans la presse locale, et les cellules des détenus ont finalement été nettoyées et équipées de toilettes.

Des caméras dans les cellules

Mais dès que ces changements ont été apportés, l’administration pénitentiaire a décidé d’installer des caméras dans les cellules au nom leur propre protection.

« Un des prisonniers politiques nous a dit qu’il avait l’impression d’être un animal dans un documentaire, constamment surveillé et surveillé », rapporte l’avocat Karim Marzouki.

L’administration pénitentiaire affirme que les images ne sont visionnées que par un gardien avant d’être détruites, et qu’elles ont reçu l’autorisation d’installer les caméras de l’Autorité nationale de protection des données personnelles (INPDP).

« Un des prisonniers politiques nous a dit qu’il avait l’impression d’être un animal dans un documentaire, constamment surveillé et surveillé »

- Karim Marzouki, avocat

Une semaine plus tard, toutefois, cette instance a nié avoir donné cette autorisation et a exhorté la prison à retirer les caméras, affirmant dans un communiqué qu’une telle surveillance n’est légale que si les détenus sont malades mentaux et constituent une menace pour eux-mêmes.

« Imaginez être injustement jeté en prison puis surveillé 24 heures sur 24, même lorsque vous changez vos vêtements, lorsque vous allez aux toilettes ou lorsque vous parlez simplement. [En Tunisie], la torture physique est interdite alors ils cherchent des moyens de les torturer psychologiquement », dénonce Youssef Chaouchi.

Les prisonniers politiques sont toujours sous surveillance 24h/24 et 7j/7 et malgré l’illégalité de ces mesures, l’administration pénitentiaire d’El Mornaguia n’a pas encore répondu aux demandes des avocats.

Les familles espèrent que justice soit faite devant les tribunaux mais les enfants de prisonniers politiques sont déterminés à continuer.

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« Mon père peut être détenu pendant quatorze mois sans procès, mais si après cela, ils l’envoyaient en prison pendant dix ou quinze ans… », s’inquiète Youssef Chaouchi. « Le pire, c’est qu’on ne sait pas combien de temps cela peut prendre… Après avoir été en prison, mon père n’a plus rien à craindre maintenant. Il reviendra plus fort. »

« Nous ressentons leur absence », témoigne Emna, la belle-fille d’Issam Chebbi à MEE. « Mais toutes ces tentatives ne les affaiblissent pas. Nous ne serons ni menacés ni réduits au silence. »

Kaouther Ferjani fait écho à la fois à Emna et à Youssef. « Peu importe ce qui m’arrive, continuez à parler, dites tous nos noms, c’est ce que mon père me dit toujours. Lorsque l’État de droit est jeté par la fenêtre, nous ne pouvons qu’espérer un changement politique. »

Traduit de l’anglais (original).

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