Les Journées cinématographiques de Carthage, le rendez-vous historique du cinéma arabo-africain
Le 12 octobre 2022, l’équipe des Journées cinématographiques de Carthage (JCC) dévoilait l’affiche de sa 33e édition, qui se tient du 29 octobre au 5 novembre en Tunisie.
Mbissine Thérèse Diop, actrice sénégalaise, a été choisie pour l’affiche officielle du festival, où elle figure vêtue d’une robe bleue, brodée de lettres arabes.
Ce choix célèbre le cinéma arabe et africain qui se retrouve depuis 1966 à Tunis, élue ville-pont des échanges culturels arabo-africains.
Le festival a été créé en 1962 par une poignée d’intellectuels tunisiens dont le plus connu est Tahar Cheriaa (1927-2010), professeur d’arabe et responsable du portefeuille « cinéma » au ministère de la Culture.
Cheriaa est déjà une figure importante dans le milieu cinéphile tunisien. En 1949, à son retour en Tunisie après des études en France, il fonde la Fédération tunisienne des ciné-clubs (FTCC), qui s’implante dans de nombreuses villes du pays.
Dans les années 1960, nombreux sont les Tunisiens fréquentant les ciné-clubs qui aspirent à davantage de projections de films indépendants et déplorent la médiocrité des projections commerciales des salles de cinéma.
Le mouvement de décolonisation a rendu nécessaire la création d’un lieu de rencontre des arts du « non-alignement » alors que le tiers-mondisme est à son apogée, depuis la conférence de Bandung de 1955, suivie de peu par l’indépendance de la Tunisie en 1956.
Terre de production
Il faut attendre dix ans après l’indépendance pour que se mette en place une industrie cinématographique tunisienne. Le cinéma est un art nouveau, « la télévision fait son entrée en Tunisie en 1968 » déclare Kmar Bendana, professeure d’histoire contemporaine à l’Université de la Manouba dans un entretien avec Middle East Eye.
La première édition des JCC en 1966 est dirigée par Chedli Klibi (1925-2020), homme de radio et ministre des Affaires culturelles, nommé par le président de l’époque, Habib Bourguiba. Pour Kmar Bendana : « Chedli Klibi avait la stature légitime pour représenter la culture nationale à promouvoir. C’était une des personnes les plus proches de Bourguiba au gouvernement »
L’État bourguibien participe activement à l’organisation des JCC aux côtés des ciné-clubs, comme l’illustrent les présidents du festival, qui occupent des doubles fonctions dans le gouvernement et dans le milieu du cinéma populaire. « Il fallait que ce soit sous la tutelle de l’État et ça ne pouvait pas se passer autrement, c’était le contexte de l’époque » ajoute Kmar Bendana.
Terre de tournage pour de nombreux films étrangers, la Tunisie souhaite à l’époque devenir une terre de production.
Le festival adopte certains symboles : le prix décerné au meilleur film prend par exemple le nom de « Tanit d’or », en référence à la déesse punique, symbole de la mythologie méditerranéenne.
Le choix de Carthage n’est pas non plus anodin : il faut promouvoir la Tunisie antique, l’Ifriqiyya de son nom d’époque.
L’État tunisien se sert des JCC pour redorer l’image de la ville de Tunis, dont les rues débordent de nouveaux arrivants à chaque saison festivalière.
Paulin Soumaynou Vieyra, réalisateur et critique de cinéma béninois et sénégalais, tient des chroniques sur chaque édition du festival, à la fin des années 1960 et tout au long des années 1970, publiées dans la revue Présence africaine.
Il raconte en 1972 : « C’est devenu une tradition, ou presque, qu’à chaque festival de Carthage soit inauguré un nouvel hôtel. Cette fois, du 30 septembre au 7 octobre 1972, nous avons été logés à l’Hôtel du Lac, dernier né du complexe touristique tunisien. »
Mais les JCC ne sont pas épargnées par les mouvements sociaux qui secouent les universités tunisiennes à partir de 1967.
Durant les années 1970, l’écart entre l’État et la FTCC se creuse, notamment après l’emprisonnement de Tahar Cheriaa, pendant six mois en 1969, soupçonné de communisme. Le réalisateur tunisien Férid Boughedir déclare dans le documentaire biographique de Tahar Cheriaa, À l’ombre du Baobab, que certaines grandes sociétés de productions américaines basées à Tunis (la Métro-Goldwyn Mayer, la Fox, Paramount) auraient participé à son arrestation. En effet, avec l’aide de Chedli Klibi, Cheriaa avait obtenu l’accord du gouvernement pour imposer un court-métrage tunisien dans les salles de cinéma une fois par trimestre, entraînant un boycott de la Tunisie par les compagnies de cinéma américaines et européennes.
Désormais, le festival prendra une allure beaucoup plus militante que par le passé, accompagnant les luttes nationales à l’écran.
Un festival qui doit son succès au public
Mais les JCC ne sont pas qu’une affaire d’État : elles sont aussi celle des spectatrices et spectateurs qui découvrent un monde nouveau à travers l’écran.
« La première édition à laquelle j’ai assisté, c’était en octobre 1968, j’avais 16 ans à l’époque. Ça s’est passé à l’hôtel Hilton. J’étais assise sur la moquette, propre et neuve. Il y avait plein de monde. Je suivais les débats entre réalisateurs. La tradition instaurée était que les films passent le soir et qu’on en débatte le lendemain matin », raconte à Middle East Eye Kmar Bendana, aussi grande adepte du festival.
Les JCC sont imprégnées de la culture ciné-club, où le débat après le visionnage est tout aussi important que le film lui-même.
L’accès aux films étant peu cher, le festival représente une aubaine pour le milieu estudiantin de Tunis, en quête de culture à moindre coût.
« Je bénis les JCC pour m’avoir fait découvrir les Égyptiens Youssef Chahine et Tawfiq Saleh. Il n’y avait pas encore le star-system, je voyais les gens de près »
- Kmar Bendana, professeure d’histoire contemporaine
En 1968, la réduction des prix du billet multiplie par cinq le nombre de spectateurs par rapport à l’édition précédente, rappelle dans l’un de ses articles l’historienne Morgan Corriou, spécialiste de l’histoire du cinéma au Maghreb.
La démocratisation des JCC permet un accès aux plus grandes richesses du cinéma arabe : « Je bénis les JCC pour m’avoir fait découvrir les Égyptiens Youssef Chahine et Tawfiq Saleh. Il n’y avait pas encore le star-system, je voyais les gens de près », poursuit Kmar Bendana.
Des noms de cinéastes africains – et plus particulièrement d’États d’Afrique de l’Ouest ayant pour la plupart acquis leur indépendance dans les années 1960 – apparaissaient sur les écrans que Kmar Bendana découvre pour la première fois aux JCC.
« J’ai vu d’abord des films africains. Je me souviens d’une grande cinéaste, Sarah Maldoror [1929-2020] », témoigne-t-elle à MEE en évoquant la réalisatrice qui obtient en 1972 le Tanit d’or pour son film Sambizanga sur la guerre d’indépendance en Angola.
En quête d’une identité propre, le comité du festival décide en 1968 de mettre en place une sélection officielle uniquement dévolue aux films produits ou coproduits par des cinéastes arabes et africains.
Le jury se veut sévère pour élever la qualité des productions du cinéma du tiers-monde : à deux reprises, en 1968 et en 1970, il refuse de décerner le Tanit d’or.
Par ailleurs, Tahar Cheriaa se retire du festival en 1974 pour poursuivre d’autres activités à l’étranger, ce qui suscite des inquiétudes quant à l’avenir de la manifestation. Mais les salles ne désemplissent pas.
« Ce festival marche avec la jeunesse, c’est ça qui est beau. J’adore y retourner maintenant, ça me fait plaisir de rencontrer des gens, de voir Tunis animée dans la rue et dans les salles de cinéma », confie Kmar Bendana.
Les JCC doivent en effet une grande part de leur succès au public qui s’y donne rendez-vous chaque année. Paulin Soumaynou Vieyra le mentionnait déjà en 1972 : « À chaque festival, Tunis est à l’heure du cinéma africain par la participation massive du public tunisien ».
Au cours du temps, le festival s’est davantage internationalisé : la 33e édition mettra en avant le cinéma féminin espagnol sous la dictature franquiste tout en conservant sa sélection officielle dédiée aux films arabo-africains avec, cette année, un hommage spécial au réalisateur tunisien Hichem Rostom, disparu en 2022.
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