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La Tunisie prive les migrants d’Afrique subsaharienne d’accès à la nourriture et à l’eau, accusent des militants

Des ONG tunisiennes, des agences internationales et le Croissant-Rouge tunisien, ont été contraints d’arrêter de fournir une aide indispensable aux migrants subsahariens
Des migrants à bord d’un bateau de fortune ont été interceptés par les autorités tunisiennes alors qu’ils se dirigeaient vers l’Italie, à environ 80 km au large de la côte de la ville de Sfax en Tunisie le 4 octobre 2022 (AFP)
Des migrants à bord d’un bateau de fortune ont été interceptés par les autorités tunisiennes alors qu’ils se dirigeaient vers l’Italie, à environ 80 km au large de la côte de la ville de Sfax en Tunisie le 4 octobre 2022 (AFP)

Alors que les autorités tunisiennes mènent depuis samedi 16 septembre une vaste campagne sécuritaire contre les migrants clandestins, originaires pour la plupart de pays d’Afrique subsaharienne, les observateurs des droits de l’homme accusent le gouvernement tunisien de refuser l’accès aux provisions d’urgence en nourriture et en eau à ces migrants.

Leur situation est la « pire » de l’histoire moderne de la Tunisie, a déclaré à Middle East Eye Nicholas Noe, chercheur invité chez Refugees International.

Il avertit que plusieurs ONG tunisiennes, des agences internationales et le Croissant-Rouge tunisien ont reçu l’instruction d’arrêter de fournir une aide indispensable aux migrants subsahariens.

« En ce moment, elles [ces organisations] sont effectivement empêchées de fournir une aide d’urgence aux migrants à Sfax et dans le reste du pays. Il s’agit de besoins humains fondamentaux, d’exigences éthiques et morales, et elles sont également légalement obligatoires », souligne-t-il.

« La situation économique et socio-économique de la Tunisie est clairement bien pire maintenant qu’elle ne l’était il y a deux ans, cinq, dix ou quinze ans », ce qui rend la vie des migrants considérablement plus compliquée.

Le président tunisien Kais Saied a passé une grande partie de l’année à attiser la colère contre les migrants qui ont quitté leur pays à la recherche d’une vie meilleure en Tunisie.

En février, le chef d’État tunisien a associé les personnes originaires d’Afrique subsaharienne à la criminalité et a soutenu que cette immigration clandestine relevait d’une « entreprise criminelle ourdie pour changer la composition démographique de la Tunisie », afin de la transformer en un pays « africain seulement » et estomper son caractère « arabo-musulman ».

La crise économique aggrave la situation des migrants

Cette dernière manœuvre visant à restreindre l’aide s’inscrit dans une tendance émergente : rendre la situation plus difficile à la fois pour le secteur humanitaire et pour ceux qui cherchent à accéder à une aide d’urgence.

La détérioration rapide de la situation économique en Tunisie aggrave également la situation des migrants subsahariens dans le pays, relève le chercheur.

Les personnes originaires d’Afrique subsaharienne sont depuis longtemps une source importante de main-d’œuvre bon marché en Tunisie, qui peut être « facilement exploitée en raison du manque d’un cadre adéquat », rappelle-t-il, ajoutant qu’elles « sont payées beaucoup moins » maintenant, et qu’il y a beaucoup moins d’opportunités pour gagner de l’argent en Tunisie ».

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Mounir Satouri, membre français de la Commission des affaires étrangères du Parlement européen, a déclaré à MEE que l’Union européenne (UE) ne devrait pas aller plus avant avec l’accord signé avec la Tunisie en juillet. 

Ce partenariat est notamment censé faire baisser le nombre de départ de migrants depuis les côtes tunisiennes en échange d’une aide européenne de plusieurs centaines de millions d’euros.

« Je déplore les termes de cet accord », a ajouté Mounir Satouri en expliquant que cela « dépeint une complicité entre l’Europe et la Tunisie pour un objectif commun : arrêter les migrants à tout prix ».

« Nous savons parfaitement que les violations des droits de l’homme et la situation climatique et économique d’un pays sont les causes de la migration », a déclaré Satouri à MEE. « C’est sur ces sujets que l’aide de l’Europe devrait se concentrer. Au lieu de cela, l’Europe ferme les yeux et profite de l’occasion pour satisfaire ses penchants sordides pour l’extrême droite. »

Cet accord suscite depuis sa signature les critiques d’ONG et d’élus de gauche notamment, qui dénoncent l’autoritarisme du président tunisien Kais Saied et les abus dont sont victimes les migrants subsahariens.

« Dans un contexte d’escalade de la violence et des atteintes commises par les autorités tunisiennes à l’encontre des migrants d’Afrique subsaharienne, cette décision indique qu’aucune leçon n’a été tirée des accords similaires précédents. Aussi l’UE se rend-elle complice des souffrances qui en découleront inévitablement », a par exemple dénoncé Amnesty International en juillet.

Enquête sur le partenariat migratoire avec la Tunisie

Vendredi 15 septembre, la médiatrice européenne, Emily O’Reilly, a relayé les inquiétudes exprimées sur le partenariat migratoire conclu en juillet entre l’UE et la Tunisie, en sommant la Commission d’expliquer comment elle comptait assurer le respect des droits humains.

« La Commission a-t-elle réalisé une évaluation de l’impact sur les droits de l’homme du protocole d’accord avant sa conclusion et envisagé d’éventuelles mesures pour atténuer les risques de violations des droits de l’homme ? » a interrogé la médiatrice, qui a ouvert une enquête sur le sujet.

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Dans une lettre adressée à la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, la responsable lui demande de publier cette éventuelle étude d’impact ou de justifier l’absence d’une telle évaluation.

La médiatrice, chargée d’enquêter en cas de soupçons de mauvaise administration dans l’UE sur la base d’une plainte ou de sa propre initiative, peut ensuite adresser des recommandations à l’institution concernée puis soumettre le cas échéant un rapport au Parlement européen.

Emily O’Reilly demande aussi à la Commission comment elle « compte s’assurer » que les actions entreprises par la Tunisie dans le cadre du protocole d’accord et financées par des fonds de l’UE respecteront les droits humains. 

« Là où les droits fondamentaux ne sont pas respectés, il ne peut pas y avoir de bonne administration », souligne la responsable irlandaise, qui donne à l’exécutif européen jusqu’au 13 décembre pour répondre.

Jeudi, la Tunisie a interdit d’entrée sur son territoire une délégation du Parlement européen, provoquant de vives réactions des eurodéputés qui ont pour certains réclamé la suspension de l’accord migratoire conclu entre l’UE et Tunis.

Le ministère des Affaires étrangères tunisien a déclaré dans un communiqué que la délégation de l’UE ne serait pas autorisée à entrer en raison de « multiples réserves » concernant la visite.

« Si vous parlez à des diplomates européens à Tunis, beaucoup d’entre eux disent qu’il n’y a en fait encore aucun accord encore », souligne Nicholas Noe. « La Tunisie n’a pas encore mis en place de politique migratoire. C’est une adhocratie défaillante et chaotique. Cela produit de mauvais résultats pour tout le monde. Nous disons qu’au minimum, les besoins en aide d’urgence en matière de de nourriture et d’eau qui viennent d’être interrompus à Sfax doivent être immédiatement rétablis. »

Traduit de l’anglais (original) et actualisé.

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