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Turquie : Uber a mené « une campagne de lobbying agressive » pour obtenir une licence

Une enquête internationale révèle que l’entreprise a dépensé des milliers de dollars, en vain, pour convaincre le gouvernement de lui accorder une licence d’exploitation
Une employée nettoie l’enseigne d’Uber, au siège de l’entreprise, le 18 mai 2020 à San Francisco, Californie (AFP)
Une employée nettoie l’enseigne d’Uber, au siège de l’entreprise, le 18 mai 2020 à San Francisco, Californie (AFP)
Par MEE

La société américaine Uber a secrètement fait pression sur les responsables turcs et engagé des lobbyistes bien connectés pour légaliser ses opérations de covoiturage en Turquie, mais a finalement échoué, selon les « Uber Files » publiés par Deutsche Welle Turkish dimanche.

The Guardian, un quotidien britannique, a obtenu et partagé avec le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) quelque 124 000 documents, datés de 2013 à 2017, comprenant des emails et messages des dirigeants d’Uber à l'époque, ainsi que des présentations, notes et factures.

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Dimanche, plusieurs quotidiens (The Washington Post aux États-Unis, Le Monde en France, et d’autres) ont publié leurs premiers articles tirés de ces « Uber Files ».

Cette enquête internationale montre que l’entreprise a eu recours à des pratiques brutales et a « enfreint la loi » pour s’imposer malgré les réticences des politiques et des taxis.

La société basée à San Francisco est entrée sur le marché turc en 2014 en utilisant une échappatoire juridique et a lentement, mais régulièrement, augmenté son nombre de chauffeurs de 3 000 à plus de 10 000 en 2018, lorsqu’une décision de justice a déclaré que le service de voiture privée d’Uber pour les passagers était illégal.

Des personnes proches d’Erdoğan

Selon le rapport, la société n’a payé la taxe sur sa commission de 20 %, qu’elle reçoit des chauffeurs aux autorités turques, qu’à la fin de 2018.

À partir de 2014, Uber a utilisé des activités de lobbying agressives pour obtenir une licence des autorités turques en contactant des personnes proches du président turc Recep Tayyip Erdoğan et de hauts ministres tels qu’Ali Babacan et Mehmet Şimşek.

Uber a ciblé les chauffeurs de taxi sans licence pour ses opérations, garantissant qu’il paierait les amendes qu’ils recevraient

Uber, sachant que les propriétaires de taxis influencent un puissant lobby au sein du gouvernement, a tenté d’atteindre l’entourage d’Erdoğan pour mener une campagne d’influence et a ciblé les chauffeurs de taxi sans licence pour ses opérations, garantissant qu’il paierait les amendes qu’ils recevraient.

La société a d’abord contacté Cüneyd Zapsu, l’un des fondateurs du Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir, qui possède une société de conseil privée qui fournit des services d’investissement en Turquie.

L’entreprise de Zapsu, dans une proposition de décembre 2014, a demandé à Uber de payer au total 150 000 dollars (149 882 euros) pour trois mois de travail au cours desquels l’équipe de Zapsu identifierait 30 hauts fonctionnaires turcs du ministère de l’Intérieur, du ministère des Transports et du ministère du Trésor, des propriétaires de taxis et des propriétaires de sociétés de médias. 

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La société de Zapsu a également déclaré qu’elle aiderait Uber à établir les bons canaux de communication avant et après les élections de 2015.

Selon les documents divulgués, Uber a décidé de ne pas embaucher Zapsu, parce qu’il était trop cher et perdait son influence au sein du gouvernement et a cherché d’autres moyens, par exemple en essayant de contacter le propriétaire de l’entreprise de construction Hasan Gürsoy, un ami d’Erdoğan.

Les cadres supérieurs d’Uber ont déclaré dans les communications que Gürsoy était intéressé par ce que fait Uber et qu’il pourrait convaincre le gouvernement turc d’ignorer son activité dans le pays.

De nombreuses entreprises locales ont refusé de coopérer

Les dirigeants d’Uber ont ensuite rencontré le vice-Premier ministre Ali Babacan et le ministre du Trésor Mehmet Şimşek en 2015. Dans leurs notes, ces dirigeants ont déclaré que Şimşek était très innovant et soutenait l’entrée d’Uber sur le marché turc. Şimşek leur a conseillé de parler à l’administration fiscale turque.

Mais Uber n’a pas réussi à atteindre son objectif de partenariat stratégique avec les entreprises turques locales, car de nombreuses entreprises locales ont refusé de coopérer, invoquant l’environnement politique tendu dans le pays en septembre 2015 et la peur du lobby des taxis.

Selon les dossiers divulgués, Uber a également utilisé les médias turcs pour influencer le public en effectuant des visites spéciales dans des journaux turcs

Uber a ensuite embauché NT Consultancy, dirigée conjointement par l’ancien ambassadeur de Turquie à Washington, Namık Tan, et le patron de la Turkish American Businessmen Association, Ekim Alptekin, pour 35 000 dollars par mois pendant trois mois pour obtenir une licence.

En janvier 2016, les associés d’Uber ont déclaré avoir fait des progrès avec NT Consultancy, mais qu’il fallait encore travailler. Uber a peut-être signé un contrat d’un an avec cette société pour un montant mensuel de 20 000 dollars (19 900 euros) et des bonus supplémentaires, mais ce n’est pas clair.

Selon les dossiers divulgués, Uber a également utilisé les médias turcs pour influencer le public en effectuant des visites spéciales dans des journaux turcs comme Sabah et Hürriyet, qui parlaient d’Uber de façon positive.

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Fatih Altaylı, chroniqueur de premier plan qualifié de « pro-gouvernemental » par les dirigeants, a également écrit deux colonnes sur Uber.

Mais les efforts de lobbying d’Uber ont échoué car un tribunal local a interdit le site web de l’entreprise le 16 octobre 2019 pour avoir utilisé des véhicules titulaires d’une licence de transport touristique pour des activités de taxi. 

En 2020, un autre tribunal local a autorisé Uber à utiliser les taxis locaux uniquement comme partenaires et a levé l’interdiction.

Dans une déclaration à DW Turkish, Uber a déclaré qu’il s’agissait désormais d’une « entreprise différente » et a reconnu que ses pratiques passées étaient incompatibles avec ses valeurs actuelles.

La société a déclaré avoir changé son modèle commercial en septembre 2017 et embauché une nouvelle PDG, Dana Khosrowshahi, ajoutant qu’elle avait déployé des mécanismes d’inspection internes supplémentaires pour établir la transparence dans ses interactions avec le gouvernement et prévenir des problèmes similaires à l’avenir.

Traduit de l’anglais (original).

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