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Municipales turques : nouvelle bataille électorale des Kurdes pour un jour de démocratie

En dépit des pressions exercées par Ankara et des frustrations d’une partie de la population, le HDP devrait recueillir la majorité des suffrages dans le sud-est du pays ce dimanche. Mais rien ne garantit que l’État turc ne privera pas à nouveau le parti pro-kurde de cette victoire
Fanions du HDP installés pendant les célébrations de la fête de fête de Norouz, le 21 mars, dans la ville de Diyarbakır (MEE/Nimet Kıraç)
Par Morgane Bona à DIYARBAKIR, Turquie

Devant le siège du Parti démocratique des peuples (HDP) de Diyarbakır, chef-lieu de la région à majorité kurde de Turquie, un groupe de policiers surveille les allées et venues. Plus loin, un camion blindé des forces de sécurité turques est positionné.

Les fanions colorés du HDP peinent à faire oublier le dispositif de surveillance établi dans le périmètre de cette ville qui a connu, entre l’été 2015 et mars 2016, suite à l’effondrement du processus de paix entre Ankara et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), de violents affrontements entre les forces spéciales turques et le Mouvement de la jeunesse patriotique révolutionnaire (YDG-H), lié au PKK.

Depuis, les forces de sécurité ont été considérablement renforcées dans la métropole.

Pour le candidat du HDP à la mairie de la ville, Adnan Selçuk Mızraklı, rien de nouveau, « vivre à Diyarbakır, c’est vivre au cœur d’une ville où tout est politique ».

« Partout, vous faites face à des problèmes économiques, à des inégalités et surtout à l’omniprésence des forces de sécurité. Il y a des véhicules blindés, des véhicules de guerre à chaque coin de rue. Ce sont des choses qui vous poussent à agir », déclare-t-il à MEE.

Dans son vaste bureau, ce chirurgien de 56 ans, devenu député de Diyarbakır en juin dernier, enchaîne les cigarettes. Il s’apprête à partir sur le terrain avec la co-candidate du HDP à la mairie de Diyarbakır, Hulya Alokman. Pour ce parti de gauche prônant la démocratie directe et la parité au sein de son organisation, les postes de maires sont par principe partagés entre un homme et une femme.

Un tel exercice de proximité manquait au parlementaire : « Je suis médecin, j’aime rencontrer les gens, pouvoir les regarder dans les yeux. C’est rare de pouvoir le faire lorsqu’on est député. Alors qu’en étant maire, on est plus proche des gens. »

Arrestations et accusations en cascade

Remporter la mairie de la « capitale » des Kurdes de Turquie n’est toutefois pas sans risque pour Adnan Selçuk Mızraklı, car cela signifie renoncer à son mandat de député, et perdre ainsi son immunité parlementaire.  

« Chaque jour, trois à dix personnes du HDP sont arrêtées. C’est devenu presque normal. Lorsqu’une campagne électorale commence, une campagne d’arrestations s’ouvre »

- Adnan Selçuk Mızraklı, candidat HDP à la mairie de Diyarbakır

« C’est un risque important quand on sait ce qui est arrivé à mes deux prédécesseurs, mais il faut bien que certains fassent preuve de courage », observe-t-il.

En 2016, suite aux combats entre les mouvements issus du PKK et l’armée turque, puis la tentative de coup d’État de juillet et l’instauration de l’état d’urgence, Ankara a démis de leurs fonctions les élus de 96 des 105 municipalités remportées par le parti pro-kurde.

Les responsables du HDP affirment que la répression exercée par le gouvernement à l’encontre du parti au cours des trois dernières années a mené en outre à l’arrestation de 10 000 personnes, accusées d’implication dans les activités terroristes du PKK, dont au moins 5 000 ont été libérées. 

Parmi les principales figures du parti qui ont été arrêtées, les deux maires de Diyarbakır, Gültan Kisanak et Firat Anli, élus en 2014, et les coprésidents du HDP, Selahattin Demirtaş et Figen Yüksekdağ.

Depuis le lancement de la campagne pour les municipales, le 24 janvier 2019, le parti pro-kurde affirme que les arrestations se multiplient. « Chaque jour, trois à dix personnes du HDP sont arrêtées. C’est devenu presque normal. Lorsqu’une campagne électorale commence, une campagne d’arrestations s’ouvre », déclare Adnan Selçuk Mızraklı.

À quelques heures de route de Diyarbakır, la candidate HDP à la mairie de Cizre, Berivan Kutlu, a été arrêtée chez elle lors d’une vaste opération des forces de sécurité turques dans la province de Şırnak, accusée d’être membre du PKK et de faire de la « propagande terroriste ». Poursuivie dans six autres affaires, elle a cependant été relâchée.  

Bien que ce ne soit pas la première fois qu’elle est emprisonnée, Berivan Kutlu reste déterminée à reprendre la mairie de Cizre au « tuteur » désigné par le pouvoir turc en 2016 pour remplacer les élus évincés ou arrêtés.

« Je n’ai jamais eu peur d’être arrêtée car notre lutte passe par des moyens légaux et démocratiques », déclare-t-elle à MEE. « Mon objectif, c’est de renvoyer à Ankara les tuteurs qu’ils nous ont désigné. Ces gens qui ont bafoué la volonté du peuple et qui n’ont aucun respect pour le choix des citoyens. »  

Une bataille électorale jugée inégale

L’élection locale a pris une allure nationale. Recep Tayyip Erdoğan est au premier plan de toutes les affiches des candidats aux municipales du Parti pour la justice et le développement (AKP). Dans les rues de Diyarbakır, il figure aux côtés de Cumali Atilla, le tuteur désigné par Ankara en 2016 pour administrer la ville.

Le président turc multiplie les discours dans les rassemblements de l’AKP et bénéficie d’une large couverture médiatique. Un traitement que dénonce Adnan Selçuk Mızraklı, candidat à la mairie de Diyarbakır.

« Nous n’avons pas de place à la télévision. Aucun de nos clips de campagne n’a été accepté par les télévisions turques », déclare-t-il. « J’y vois une volonté de nous marginaliser, de nous pousser hors du système pour nous rendre illégal. »

Des habitants de Diyarbakır se photographient devant un pan des remparts de la vieille ville, inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO (Ragip Soylu/MEE)
Des habitants de Diyarbakır se photographient devant un pan des remparts de la vieille ville, inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO (Ragip Soylu/MEE)

À défaut, le parti pro-kurde utilise les réseaux sociaux, fait du porte à porte et organise des rassemblements politiques.

Filiz Buluttekin et Cemal Özdemir, les deux co-candidats du HDP à la mairie de Sur, la vieille ville de Diyarbakır, sillonnent sans relâche leur quartier et les villages qui y sont rattachés : pas moins de quinze en une journée.

« On est souvent arrêtés sur la route par les forces de sécurité. Et quand on distribue des tracts, les policiers qui nous surveillent font tout leur possible pour montrer qu’ils sont bien là », soupire Filiz Buluttekin. Cette mère de trois enfants et son collègue ont, eux aussi, été accusés « de propagande d’une organisation terroriste armée » après l’annonce de leur candidature.

Mais celle qui participe à sa première élection ne fléchit pas : « Les risques liés à mon engagement politique ne m’ont jamais inquiétée. J’ai été menacée plusieurs fois. Ce sont mes enfants qui sont soucieux. Ils ont peur que j’aille en prison mais aussi de ne plus avoir leur mère pour eux seulement. Mes proches me soutiennent, c’est grâce à ça qu’on se sent plus fort ».

Cemal Özdemir, son coéquipier, acquiesce. Pour ce trentenaire au visage doux, l’engagement au sein du HDP est une histoire de famille : « Je suis l’enfant d’un disparu. Mon père était fermier et membre du Parti de la démocratie du peuple (HADEP). En 1997, il a été arrêté et n’est jamais revenu. J’avais 14 ans à l’époque. J’ai consacré toute ma vie à continuer son combat ».

Entre la fin des années 1980 et 2000, plusieurs centaines de personnes, majoritairement kurdes, ont disparu en Turquie, des disparitions qui ont valu à Ankara plusieurs condamnations de la part de Cour européenne des droits de l’homme.

La défaite de l’AKP pour objectif

« Notre but, c’est de restaurer la démocratie ici pour toute la Turquie en gagnant ici et en laissant perdre l’AKP dans le reste du pays »

- Cemal Özdemir, candidat HDP à la mairie de Sur

Les deux membres du HDP sont convaincus qu’ils remporteront la majorité des suffrages le 31 mars prochain : « C’est évident que nous allons gagner. Surtout ici, à Sur. Dans ce quartier en grande partie détruit, c’est bien plus qu’une élection locale. C’est un plébiscite », assure Cemal Özdemir.

Zafer, patron d’un café de la vieille ville, confirme cet optimisme. Ce natif de Sur votera HDP sans hésiter : « Je me sens proche de leurs idées et de leur manière de faire les choses. Ils font participer les gens aux décisions politiques, on construit la société avec eux. »

Après la destruction d’une partie de la cité, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO, lors des combats opposant l’armée turque au YDG-H, la fuite de plus de 20 000 de ses habitants, dont une grande partie n’a pu revenir, les dizaines de tués dans les affrontements et l’arrestation des maires de la ville, « la désignation d’un administrateur à la place de ceux qu’on avait élus était vraiment injuste », déplore-t-il.

La menace plane toujours aujourd’hui. Au cours de la campagne, le président turc a prévenu qu’en cas de victoire du HDP, des tuteurs seraient à nouveau désignés. La multiplication des procédures judiciaires à l’encontre des candidats pro-kurdes laisse penser qu’Ankara prépare déjà la manœuvre.

Des partisans de l’AKP assistent à un discours prononcé par Recep Tayyip Erdoğan à Diyarbakır le 9 mars (Reuters)
Des partisans de l’AKP assistent à un discours prononcé par Recep Tayyip Erdoğan à Diyarbakır le 9 mars (Reuters)

« Rester maire ou non, ce n’est pas ce qui nous importe », assure Cemal Özdemir. « Notre but, c’est de restaurer la démocratie ici pour toute la Turquie en gagnant ici et en laissant perdre l’AKP dans le reste du pays. »

Le parti pro-kurde ne présente pas de candidats dans plusieurs grandes villes du pays comme Istanbul, Izmir ou Ankara. Une stratégie qui doit, selon le HDP, contribuer au renforcement de l’opposition dans l’ouest de la Turquie pour battre le parti du président.

Frustrations

Si jeudi dernier, lors de la fête de Norouz, les drapeaux du HDP étaient partout, recouvrant même les visages de centaines de jeunes, les habitants de Diyarbakır ne partagent pas tous cet enthousiasme envers le parti.

Le propriétaire d’un magasin a déclaré à MEE sous le couvert de l’anonymat que si la ville tombait à nouveau sous le contrôle du parti, les représentants du PKK viendraient lui demander une « taxe »

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Il estime également que le « tuteur » nommé par le gouvernement a su mieux gérer des questions locales telles que la propreté des rues, les transports en commun et l’ordre public.

Un journaliste de Diyarbakir, qui n’a pas non plus voulu communiquer son nom, rapporte que des accusations de corruption ont été portées sur des représentants du HDP et que les habitants ressentent une certaine frustration face à l’incapacité du parti à fournir des services de base.

Plusieurs sources ont également affirmé à Middle East Eye que de nombreux habitants de Diyarbakir méprisaient toujours le HDP en raison de son soutien à la guerre urbaine qui a ravagé la ville il y a trois ans.

Mais en dépit des frustrations à l’égard du parti, la plupart des personnes interviewées disent envisager de voter dimanche pour le HDP. Selon les sondages, le parti devrait recueillir environ 60 % des suffrages.

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