À Sanaa, les Yéménites peinent à trouver des aliments politiquement acceptables pour rompre le jeûne
Yaser Mohammad avait passé chaque Ramadan dans sa ville natale de Hodeida, sauf l’année où il s’était rendu en Arabie saoudite pour effectuer le pèlerinage de la Omra à La Mecque. Mais l’été dernier, Hanan al-Hushaibri, sa femme, enceinte, et ses deux filles, ont fui la ville portuaire lorsque les combats se sont intensifiés entre la coalition dirigée par l’Arabie saoudite et les Houthis.
Maintenant, Mohammad vit à Sanaa et subvient aux besoins de sa famille, dont le nouveau venu, son fils de 7 mois, en conduisant un minibus et en déposant des clients de moins en moins nombreux à pouvoir se payer ce service.
Pendant le Ramadan, ses clients sont nombreux à acheter du jus, des dattes et du lait, et c’est devant un marché, alors qu’il attend sur un parking, que Mohammad a remarqué quelque chose qu’il n’avait jamais vu auparavant.
La veille, il s’était rendu dans ce même marché pour acheter du fromage pour sa famille. Il avait regardé la date de péremption du fromage et son prix, mais il ne s’était pas rendu compte que ce qu’il avait acheté était fabriqué dans le pays qui mène la coalition responsable du bombardement de sa ville.
« Si j’avais su que ce produit est fabriqué en Arabie saoudite, je ne l’aurais pas acheté », témoigne-t-il à Middle East Eye.
Ces temps-ci, à l’image de Mohammad, peu de Yéménites peuvent se permettre de se préoccuper de l’origine des produits qu’ils achètent : plus de 22 millions de personnes, soit les trois quarts de la population, dépendent de l’aide alimentaire pour survivre. Selon les Nations unies, près de dix millions de personnes sont « au bord de la famine ».
Les produits saoudiens ont toujours été facilement disponibles sur les marchés yéménites. En 2015 – la dernière année pour laquelle les statistiques de la Banque mondiale pour le Yémen sont disponibles – le pays a importé pour 546 millions de dollars (490 millions d’euros) de marchandises en provenance d’Arabie saoudite, derrière la Chine et les Émirats arabes unis (EAU).
Plus de 22 millions de personnes, soit les trois quarts de la population, dépendent de l’aide alimentaire pour survivre
Mais après quatre années de guerre au cours desquelles les bombes de la coalition ont régulièrement frappé les zones civiles, y compris des marchés et des usines dont une de lait, le fait que les produits saoudiens ou émiratis (alliés de Riyad dans la coalition) soient omniprésents et que les solutions alternatives soient difficiles à trouver ou coûtent cher génère de la frustration dans certains coins de la capitale.
MEE s’est rendu dans sept marchés dans différentes zones de Sanaa et a observé plusieurs étals de marché dans la vieille ville. Bien que cette enquête ne soit en aucun cas scientifique, sur tous les marchés visités, la majorité des produits vendus provenaient d’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis.
Marché captif
Abdullah Noaman, sous-secrétaire au commerce intérieur au ministère du Commerce et de l’Industrie, dirigé par les Houthis, sollicité par MEE, affirme être convaincu que la coalition avait pour objectif de faire du Yémen un marché captif.
L’Arabie saoudite a arrêté une longue liste de produits yéménites interdits d’exportation via le blocus qu’elle a imposé au début de la guerre. Certains produits sont totalement interdits, tels que les grenades yéménites, qui étaient exportées vers l’Arabie saoudite depuis le fief houthi de Saada et sont maintenant inscrites sur la liste noire de Riyad.
Mais selon un rapport de l’agence Reuters, même avant l’interdiction, les agriculteurs se plaignaient : les frappes aériennes de la coalition avaient réduit les exportations de grenades d’environ un tiers en provoquant un manque de carburant et d’eau, nécessaires à la culture.
« Ces pays ne respectent pas les droits de leurs voisins ni les règles humanitaires, car ils ont pilonné des usines, des ponts et des routes », souligne Noaman. « Nous devrions être avertis que ces produits proviennent d’un pays qui traite avec les Yéménites alors qu’ils sont en position de faiblesse. »
Les commerçants de la vieille ville de Sanaa disent que la plupart du temps, ils n’ont pas le choix. Mohammed al-Qabesi, un vendeur de dattes, explique que toutes ses dattes, très populaires pendant le Ramadan, sont produites en Arabie saoudite. « Toutes mes dattes sont saoudiennes, le pays qui nous agresse », résume-t-il.
« Il n’y a pas d’alternative aux dattes sucrées saoudiennes. Si on voulait des dattes turques, on ne pourrait pas en avoir. La Turquie exporte uniquement du parfum et les Yéménites ne sont connus que pour la culture du qat », constate Qabesi qui plaisante : « Peut-être que la Chine pourrait commencer à exporter des dattes. »
Mohammed al-Hadhri, un autre commerçant de la vieille ville qui vend de l’huile de cuisson, des jus de fruits et d’autres articles divers, explique se sentir obligé d’acheter les produits vendus par les pays de la coalition, car ce sont les plus abordables et les plus disponibles. Et quand il achète des produits d’ailleurs, ils arrivent souvent en retard.
« La délivrance de permis pour des produits alternatifs aurait été régulièrement retardée depuis 2015 », rapporte-t-il en précisant que les produits des pays de la coalition sont autorisés à entrer rapidement au Yémen.
Pour Ahmed al-Mukhtafi, journaliste yéménite basé à Sanaa, les produits saoudiens et émiratis sont facilement disponibles à dessein. « Nos points d’entrée sont entièrement contrôlés par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, en particulier les points d’entrée terrestres. Ils n’autorisent pas l’entrée de produits autres que saoudiens ou émiratis", note-t-il. « C’est tellement évident. Avant l’agression, les produits en provenance d’autres pays étaient disponibles alors que maintenant ils ne passent plus du tout. »
Acheter local
De nombreux Yéménites, comme Ahmed, souhaitent acheter des pâtes, de la soupe et des samoussas pendant le Ramadan, mais trouvent difficile de trouver ou d’acheter des alternatives aux produits saoudiens ou émiratis.
« Par exemple, une alternative locale aux macaronis étrangers est disponible, mais elle est pire que le produit étranger et son prix est plus élevé. C’est un problème », remarque-t-il. « Il doit y avoir une alternative disponible, pour que le citoyen ne sente pas qu’il y a un problème. Quand une alternative est disponible, un citoyen peut l’acheter et se sentir en confiance. »
Acheter local est aussi la solution pour Moneer Hassan Saif, ancien consultant en développement auprès du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD).
« Nous devons encourager les produits locaux car ils soutiennent l’économie nationale »
- Moneer Hassan Saif, ancien consultant en développement auprès du PNUD
« Nous devons encourager les produits locaux car ils soutiennent l’économie nationale pendant la crise et le conflit », explique Moneer Hassan Saif, également expert financier.
Acheter des produits locaux, c’est exactement ce que ferait Um Daisam, une mère yéménite à la recherche d’ingrédients pour préparer les repas du Ramadan. « Il est économiquement préférable d’acheter des produits locaux en général », reconnaît-elle. En effet, les prix des produits locaux sont exprimés en riyals yéménites, et non en dollars américains ni en riyals saoudiens, dont l’utilisation entraîne une augmentation du taux de change et conduit à la dévaluation de la monnaie locale.
« La présence d’usines locales protège le pays et l’économie, mais inonder les marchés avec des produits étrangers n’est pas une bonne idée et cela nous oblige à toujours avoir une monnaie forte », explique Saif, l’expert économique. « Les produits locaux restent proches de nous et conduisent au soutien de l’économie nationale. »
Traduit de l’anglais (original).
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