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Le processus de paix kurde est-il menacé ?

Tandis que la « question kurde » de la Turquie passe d’enjeu national à enjeu régional, les conséquences d’un processus de paix avorté seront plus lourdes, selon les observateurs

Depuis l’attaque du groupe État islamique (EI) à Suruç la semaine dernière qui a tué 32 personnes, et l’expansion subséquente des opérations de sécurité d’Ankara, les tensions dans la région à majorité kurde du sud de la Turquie se sont exacerbées.

Après la vague d’attentats qui a suivi l’attaque de Suruç, le gouvernement turc, qui rechignait auparavant à intervenir dans la guerre civile syrienne, a lancé des raids contre le groupe EI en Syrie et la guérilla kurde dans le nord de l’Irak.

Les frappes aériennes turques sur les positions du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) feraient suite aux propres attaques du groupe contre les forces de sécurité turques au cours de la dernière semaine. À son tour, le PKK – considéré comme une organisation terroriste par le gouvernement turc – affirme se venger de l’inaction d’Ankara vis-à-vis du groupe EI et fustige la passivité des autorités turques avant l’attaque de Suruç.

Dans ce climat de violences constantes, les observateurs s’inquiètent à la fois de l’escalade des attaques menées par le groupe EI à la frontière syro-turque et de la possible d’une rupture du fragile processus de paix kurde. Amorcée par le président turc Recep Tayyip Erdoğan en mars 2013, la trêve avait mis fin à une insurrection ayant entraîné la mort de 40 000 personnes.

Mardi, Recep Tayyip Erdoğan a annoncé qu’il était impossible de poursuivre le processus de paix avec les militants kurdes dans ce contexte d’attaques continues du PKK et a exhorté le parlement à lever l’immunité pénale des hommes politiques entretenant des liens avec des « groupes terroristes » – une référence implicite aux membres du HDP, un parti turc pro-kurde.

Les remarques du président Erdoğan ont coïncidé avec l’annonce par le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, de la « grande solidarité » de l’alliance militaire avec la Turquie face aux « horribles actes de terrorisme », lors d’une réunion d’urgence à Bruxelles mardi.

Tandis que les analystes voient la déclaration d’Erdoğan – et le soutien des alliés – comme un signal de la montée des tensions, une rupture totale de la fragile trêve existant entre la Turquie et le PKK semble loin d’être certaine.

« Le monde parie davantage sur l’envoi d’un signal politique immédiat de la part d’Ankara que sur un abandon plus profond du processus de paix et un repositionnement de la Turquie », a déclaré Daniel Levy, directeur du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord au Conseil européen des relations étrangères (ECFR).

Selon lui, le soutien qu’Erdoğan a reçu de ses alliés repose sur l’hypothèse que l’escalade des tensions cessera bientôt et que « si le processus de paix s’effondrait encore plus, cela constituerait un facteur déstabilisant supplémentaire dans la région ».

« La véritable question est désormais de savoir s’il s’agit d’une escalade temporaire de la part des deux parties avant un rapide repli sur leurs précédentes positions ou s’il y aura une nouvelle escalade et davantage d’hostilité », a-t-il ajouté.

Incertitude électorale

La situation est encore compliquée par l’incertitude électorale qui plane sur le pays depuis que l’AKP n’a pas réussi à remporter la majorité absolue lors du scrutin du 7 juin, et ce pour la première fois depuis sa création en 2002.

Le parti a tenté de forger une grande coalition avec le principal parti d’opposition, le CHP laïc, dans un délai de 45 jours à la fin duquel des élections anticipées seront organisées.

Selon les analystes, de possibles élections anticipées constituent une puissante motivation aux actions du gouvernement turc à sa frontière et contre le PKK.

« L’incertitude relative à la formation du prochain gouvernement motive l’AKP à réviser le processus de paix et contribue à l’exclusion et à la peur du PKK », a déclaré Galip Dalay, directeur de recherche à l’Al-Sharq Forum et chercheur associé sur la Turquie et les questions kurdes à l’Al-Jazeera Center for Studies.

L’AKP s’engage dans « un bras de fer sanglant », selon Dalay, et les déclarations d’Erdoğan signifient que le processus est « gelé mais pas abandonné pour autant ».

Bien que le processus de paix ait été amorcé et que les droits des Kurdes aient été normalisés pour la première fois dans l’histoire turque moderne sous l’égide de l’AKP, le parti renâcle à finaliser la trêve, a déclaré à MEE Mehmet Asutay, professeur d’études du Moyen-Orient à l’université de Durham.

« Un dilemme se pose à l’AKP. S’il s’engage dans le processus de paix, il risque de perdre des votes en Anatolie centrale », a déclaré Asutay. « Par conséquent, l’AKP a évité l’institutionnalisation du processus de paix afin que, dès que nécessaire, il puisse puiser dans sa circonscription pour soulager ses problèmes électoraux. »

Ce que confirme Dalay : « L’AKP tente d’attirer davantage ses électeurs nationalistes et conservateurs en cas d’élections anticipées. »

« La seule chose qu’il ait faite pour les électeurs kurdes est d’abaisser le seuil électoral. Cette seule décision pourrait pousser les Kurdes, qui votent traditionnellement pour l’AKP et ont seulement opté pour le HDP lors des dernières élections, à revenir vers leur ancien parti », a-t-il expliqué.

Ramifications régionales

Alors que la formation du prochain gouvernement turc jouera un rôle essentiel dans la forme que prendra le processus de paix, les analystes conviennent que les objectifs similaires des Kurdes à travers la Syrie, la Turquie et l’Irak ont transformé une question nationale en une question ayant de graves implications à l’échelle régionale.

« Une rupture du processus de paix entre le PKK et la Turquie risque non seulement de déstabiliser le sud-est de la Turquie, mais pourrait également ajouter une nouvelle dimension au conflit en Irak et en Syrie », a déclaré l’expert kurde et associé de recherche à l’ECFR, Cale Salih.

Dalay explique que la Turquie a été prise au dépourvu par la régionalisation de la question kurde.

« La Turquie n’a pas de politique régionale kurde tandis que, de l’autre côté, il existe désormais une sphère publique kurde commune en Irak, en Iran, en Turquie et en Syrie », a souligné Dalay.

« L’approche de la Turquie envers le PKK, le PYD [Parti de l’union démocratique, un parti affilié au PKK en Syrie] et les YPG [Unités de protection du peuple, la milice du PYD] a un immense impact sur la façon dont les Kurdes en Irak, en Syrie et en Turquie voient le gouvernement turc, et alors qu’avant les Kurdes des différents pays ne communiquaient pas, les actions envers un des groupes provoqueront aujourd’hui les réactions de tous les autres », a-t-il ajouté.

Les États-Unis et la Turquie ont convenu de travailler ensemble pour repousser les militants du groupe EI du nord de la Syrie en établissant une « zone exempte du groupe EI ». Après des mois d’âpres négociations, la Turquie a officiellement autorisé cette semaine les États-Unis à utiliser sa base aérienne d’Incirlik pour attaquer le groupe EI.

Alors que les récents développements avec les États-Unis sont positifs pour ceux qui se concentrent exclusivement sur la lutte contre le groupe EI, ils peuvent compliquer davantage le processus de paix.

« Le PKK voit ces avancées [l’alliance entre les États-Unis et la Turquie] comme une agression contre le PYD et la région du Rojava [Kurdistan syrien], lesquels sont pour le PKK une partie intégrante du processus de paix, qui ne peut être sacrifiée », a déclaré Dalay.

En outre, alors que la coalition menée par les États-Unis contre le groupe EI a longtemps attendu la participation de la Turquie, les États-Unis et les autres alliés émettent des réserves sur le ciblage du PKK par la Turquie puisqu’il est considéré comme l’un des rares groupes armés dans la région à combattre le groupe EI.

En outre, en Irak, la lutte du PKK contre le groupe EI a revitalisé le groupe kurde et restauré sa légitimité tandis que l’ascension de l’organisation État islamique a exposé la vulnérabilité des peshmergas du gouvernement régional du Kurdistant, donnant au PKK l’occasion de briller en Irak et en Syrie.

« Il apparaît évident que presque personne, à l’exception de la Turquie, ne souhaite le désarmement du PKK en dehors de la Turquie, en raison du rôle qu’il joue dans la lutte contre le groupe EI. Par conséquent, cela n’a pas de sens de considérer le processus de paix avec le PKK comme un processus national turc », a déclaré Salih.

Selon lui, l’essor du PKK en tant que puissant acteur au niveau transnational a transformé le Parti de l’union démocratique (PYD), le parti affilié au PKK en Syrie, et sa milice, les Unités de protection du peuple (YPG), en puissances militaires et politiques dominantes en Syrie, qui ont également recueilli le soutien des populations au Kurdistan irakien pour leur rôle dans les combats contre le groupe EI.

Si Ankara ne parvient pas à faire de différence entre le groupe EI et le PKK – une position réitérée lundi par le ministre des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu – ses dernières initiatives semblent placer la coalition menée par les États-Unis et le processus de paix face à un dilemme majeur.
 

Photo : des combattants kurdes affrontent les militants de l’organisation État islamique à la périphérie d’Hassaké, le 30 juin 2015 (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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