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Dans la ville « libérée » de Fiskaya, l’État turc n’est pas vu d’un bon œil

La méfiance entre l’État turc et les Kurdes du pays a augmenté ces derniers jours, ont rapporté les habitants à Middle East Eye
Fiskaya, dans l’est de Diyarbakır (MEE/Alex MacDonald)

DIYARBAKIR, Turquie – Mustafa Chukur décrit Fiskaya, une banlieue de la ville turque de Diyarbakır, au sud-est, comme une zone « libérée ».

« Les gens qui vivent ici écument de colère. Toutes les familles de cette région ont eu un proche tué par la police ou l’armée. Si la police ou l’armée débarquent et mettent la pression sur ces gens, ceux-ci ne seront pas en mesure de se contrôler. »

Il semblerait que chaque mur porte le graffiti d’une faction politique ici : PKK, désignant le Parti des travailleurs du Kurdistan ; YPG, les Unités de protection du peuple qui se battent dans le nord de la Syrie ; YDG-H, l’aile jeunesse du PKK ; et les noms des combattants martyrs.

Graffiti de soutien aux milices kurdes dans le nord de la Syrie (MEE/Alex MacDonald)

La pauvreté et le délabrement sont frappants : les maisons en béton qui bordent les petites rues sont pour beaucoup dans un état de délabrement avancé. Les fenêtres sont renforcées par des barres de fer, placées là en grande partie pour éviter les projectiles. Selon les habitants, la police vient rarement dans le quartier sans de grandes quantités de gaz lacrymogène.

La méfiance entre les Kurdes de Fiskaya et l’État turc est ancrée très profondément. La majorité des habitants de ces banlieues sont d’anciens réfugiés ayant fui les villages voisins dans les années 1990, après le lancement par l’armée turque d’une campagne visant à dépeupler les régions kurdes qui auraient pu être utilisées par le PKK comme sources de soutien, de nourriture et de matériel.

« La veille du jour où notre village a été vidé de ses habitants, il a essuyé des tirs de l’artillerie qui était déployée à 5 km », a raconté Chukur, qui travaille également pour une organisation qui vient en aide aux anciens réfugiés du village.

« Le jour où ils ont vidé le village, les forces spéciales ont débarqué avec des gardes de village venant d’autres villages », a-t-il ajouté, en référence aux Kurdes ayant accepté de travailler pour les milices soutenues par l’État qui ont collaboré avec l’armée.

« Ils ont placé des gardes au seuil des maisons et ont forcé les habitants à quitter le village. S’ils ne le faisaient pas, ils brûlaient leurs maisons. Les gens ont quitté les villages avec tout ce qu’ils pouvaient emporter. »

« Jusqu’à ce moment-là, personne dans notre village n’avait rejoint le PKK », a-t-il ajouté. « Mais lorsque les pressions ont débuté, les jeunes ont commencé à le faire. »

La déforestation et le dépeuplement de la campagne turque par l’armée a causé la destruction de plus de 3 000 villages kurdes et a engendré 2 millions de réfugiés entre 1992 et 1995.

Un grand nombre de personnes ont fui vers l’ouest du pays, plus riche et européanisé, où ils ont souvent fait l’objet d’attaques de la part de Turcs ultranationalistes qui ne faisaient aucune distinction entre les Kurdes et le PKK, selon les habitants.

« Nous, les Kurdes, souhaitons mener une vie commune avec les Turcs, mais les Turcs ne sont pas encore prêts pour cela », a déclaré Chukur.

« Quand l’un de nos proches meurt, nous appelons à la paix pendant la cérémonie. Quand un soldat turc meurt, au cours de la cérémonie, ils appellent à la vengeance. »

Beaucoup d’autres sont venus à Diyarbakır – appelée Amed par les Kurdes –, où ils ont souvent été contraints de vivre dans des conditions sordides ou d’emménager avec des proches.

Un commerçant de Fiskaya (MEE/Alex MacDonald)

« C’était économiquement, socialement et culturellement abordable pour nous », a expliqué Chukur. « Les autres parties de la ville sont très chères, nous ne pouvons pas y vivre – mais ce côté est moins cher. Et les gens d’ici nous soutiennent. »

Pendant 15 ans, Mustafa Chukur et sa famille n’ont pas pu retourner dans leur village, qui était constamment bloqué par des soldats et des barrages routiers. Toutefois, suite à la déclaration d’un cessez-le feu entre le PKK et l’AKP au pouvoir, certaines familles ont été autorisées à retourner dans leurs villages dépeuplés.

« Nous rebâtissons désormais notre village », a-t-il déclaré. « Notre association a commencé à reconstruire notre village – il était un cas pilote pour ce projet. »

« Cependant, en raison de l’évolution de la situation dans la région, la reconstruction a été retardée quelques temps. »

La rupture de la trêve la semaine dernière, suite à l’assassinat d’au moins 32 socialistes dans la ville frontalière syrienne de Suruç et le meurtre de policiers par le PKK en représailles, signifie une nouvelle fois le blocage de leur village.

Un habitant a affirmé en outre que les journalistes étrangers tentant d’atteindre les villages à l’heure actuelle pourraient soit être arrêtés et interrogés par les services de sécurité turcs, soit se faire enlever par le PKK.

« Ça devient difficile »

Saadet Kurt, une autre habitante de Fiskaya, montre les impacts de balles sur la maison de son voisin, vestiges de l’un des récents affrontements avec la police dans le quartier.

« La maison de notre voisin a été la cible de tirs. Ils ont dit que c’était le fait de jeunes et que ces familles les soutenaient. Ils ont lancé des bombes au gaz et elle a totalement brûlé », a-t-elle rapporté, désignant l’étage supérieur de la maison. « Près de vingt bombes au gaz. »

Saadet Kurt connaît bien la police. Partisane du PKK, elle a été arrêtée à de nombreuses reprises pour ses présumées activités de recrutement.

« Ça devient difficile. C’est plus difficile pour nous parce qu’ils nous connaissent. Ils nous menacent quand ils nous voient. Quand je vais quelque part en portant un sac, ils m’arrêtent et ouvrent mon sac. Lorsque je leur dis qu’ils n’ont pas le droit de faire ça, ils me répondent que je suis peut-être une kamikaze. »

« Ça devient difficile. C’est plus difficile pour nous parce qu’ils nous connaissent. Ils nous menacent quand ils nous voient. » (MEE/Alex MacDonald)

« Quand je vais quelque part, ils [l’État] savent où je suis », dit-elle. « Le groupe EI vient se faire exploser et ils disent ne pas savoir où il est, qu’ils ne peuvent pas le suivre – et pourtant ils connaissent mes moindres faits et gestes. »

« Ils prétendent se battre contre le groupe EI, mais ils ont attaqué nos camps, un cimetière à Lice, ils ont brûlé nos forêts ! »

Elle méprise également le récent accord conclu entre la Turquie et les États-Unis concernant la création d’une « zone exempte du groupe EI » dans le nord de la Syrie, la région nommée Rojava par les Kurdes et contrôlée par les YPG affiliées au PKK.

« Je ne croirai à cet accord que lorsqu’ils prendront des mesures concrètes – ils parlent beaucoup, mais en pratique, ils essaient simplement de mettre les Kurdes hors d’action. »

« Rien de la part du gouvernement »

Tous les réfugiés à Fiskaya ne viennent pas de la vague des années 1990. Certains sont arrivés plus récemment. Beaucoup sont arrivés dans cette banlieue après avoir fui les combats dans Kobané entre les YPG, les Unités de protection du peuple affiliées au PKK, et le groupe État islamique.

Fiskaya accueille désormais de nombreuses familles qui fuient les combats de Kobané (MEE/Alex MacDonald)

Les douze membres d’une même famille vivent tous dans un appartement de deux pièces à Fiskaya. Ils ont beaucoup dépendu de la solidarité kurde pour survivre.

« Les gens ici nous soutiennent, ils nous aident », explique la mère. « Nous louons cette maison, mais nous n’avons pas de travail. Nous effectuons des travails journaliers. Un jour, il y a du travail, l’autre non. Mon mari est professeur de musique, mais n’a pas de travail ici. »

« Jusqu’à présent, seules les personnes qui vivent ici nous ont apporté leur soutien. Rien de la part du gouvernement. Nous avons peur de l’activité de la police dans les environs. »

Certains sont beaucoup plus francs sur la situation. Alors que les hommes avaient interrompu leurs parties de backgammon dans un café local pour se réunir autour d’une discussion politique, un habitant s’est hasardé à livrer son opinion concernant le meurtre de deux policiers en dehors de Diyarbakır, en grande partie à l’origine de l’agitation actuelle.

« À mon avis, ce n’était pas suffisant ! »

« Nous sommes confrontés à des massacres de masse », a-t-il précisé. « L’AKP est responsable de ces massacres de masse ! Si nous ne nous défendons pas, il y aura davantage d’incidents semblables à celui de Suruç. »

L’homme, qui a refusé de divulguer son nom, a expliqué qu’il venait de purger une peine de dix mois d’emprisonnement pour des activités liées au PKK, auxquelles il a nié avoir participé.

« J’ai été torturé, verbalement et physiquement », a-t-il confié. « Ils m’ont transféré à l’hôpital – j’ai dit aux médecins que j’avais été battu. La police a menacé le médecin pour qu’il ne rédige pas de rapport. »

Fervent partisan du PKK, il a affirmé que toute tentative militaire de la Turquie au Rojava provoquerait une réaction massive.

« Si la Turquie tente de pénétrer au Rojava, ce sera la fin de la Turquie ! », a-t-il prévenu. « Nos dirigeants œuvrent pour la paix – mais s’ils veulent la guerre, notre peuple prendra les armes et combattra. »

« Nous ne laisserons pas la Turquie pénétrer le Rojava ! C’est la tête et le cœur du Kurdistan. Nous ne les laisserons pas passer – nous mourrons et les tuerons, mais nous ne les laisserons pas pénétrer le Rojava ! »

Graffiti au nom d’un partisan du PKK tué (MEE/Alex MacDonald)

Pour Mustafa Chukur, peu de choses ont changé depuis l’apogée de la guerre au Kurdistan turc dans les années 1990.

« L’unité de l’État, le mécanisme de l’État est le même que dans les années 1990. La mentalité de l’État n’a pas changé. Il s’agit d’une république et d’une constitution créées suivant une mentalité nationaliste. Nous attendions que ça change – nous espérions que le processus de paix allait changer cet état de fait. Toutefois, rien n’a changé. »

« Si on prend tout cela en compte, il n’y a rien qui empêcherait de revivre la situation des années 1990. »

« Nous nous contentons d’attendre. »
 

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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