Les anciens généraux turcs sortent libres du procès intenté pour « coup d’Etat »
ISTANBUL - La semaine dernière, un tribunal turc a acquitté 236 anciens militaires lors du tristement célèbre procès Balyoz (appelé aussi Sledgehammer : littéralement « coup de massue »). Accusés de fomenter dès 2003 un coup d’Etat pour renverser le Parti de la justice et du développement (AKP), certains des anciens hauts gradés des Forces armées turques avaient été condamnés en 2012.
La « conspiration de coup d’Etat » a été découverte dans une mallette apportée en 2010 par des anonymes au quotidien turc Taraf. S’y trouvaient des plans pour plonger la Turquie dans le chaos, incluant de bombarder des mosquées et d’accuser la Grèce d’avoir abattu un avion turc au-dessus de la mer Egée, afin de légitimer un coup d’Etat militaire.
Au total, 365 suspects furent reconnus coupables en 2012, principalement grâce aux documents trouvés dans la mallette. Les accusés ont fait appel de cette décision et la Cour constitutionnelle turque a conclu que le tribunal de première instance avait « violé leur droit à un procès équitable ». Ils ont donc été libérés en juin 2014, en attente d’un nouveau procès.
Preuves douteuses
Nombre d’observateurs pensent qu’étaient contestables tant le processus de détention que le déroulement des audiences. L’affaire a été rapidement rattachée aux controverses sur le rôle des forces armées, qui « s’autoproclament gardiennes de la laïcité », et a constamment été associée à un autre projet de coup d’Etat de grande envergure, l’affaire Ergenekon.
Les accusés faisaient ainsi référence à la vallée mythique d’Ergenekon (Asie centrale) – symbole du sentiment nationaliste turc – et auraient d’après l’accusation monté une organisation clandestine pour renverser le gouvernement de l’AKP.
En 2008, le Premier ministre de l’époque, Recep Tayyip Erdogan, s’était auto-qualifié « procureur de la nation » et avait apporté son soutien aux tribunaux qui s’efforçaient d’arrêter et juger ceux qui agissaient illégalement contre le gouvernement.
Cependant, depuis le début du procès Sledgehammer, les preuves présentées à la cour ont été jugées viciées et « trafiquées » par certains personnages douteux au sein de l’appareil judiciaire.
Personne n’a jamais appris l’identité de ces mystérieux individus, mais selon la rumeur ils étaient liés aux Gülénistes au sein du système juridique, c’est-à-dire aux adeptes de l’imam turc Fethullah Gülen, en exil volontaire aux Etats-Unis depuis 1999.
Peu de temps après l’ouverture des audiences – sur la base des « preuves » présentées par le journal Taraf – Dani Rodrik et Pinar Dogan, tous deux professeurs à l'université de Harvard, ont entrepris de vérifier l’authenticité de ces documents. Pinar Dogan est la fille de Cetin Dogan, l’un des accusés du procès Sledgehammer et ancien commandant de l’armée de terre de 2001 à 2003, et Dani Rodrik est son gendre.
« L’accusation a affirmé que le coup d’Etat avait été planifié en 2003, sur la foi de documents non signés sur disques compacts qui, prétend-elle, ont été produits par les prévenus à l’époque. Bien que les dernières sauvegardes de ces documents datent bien de 2002-2003, on y trouve des références à des polices de caractère et autres caractéristiques dont Microsoft Office ne disposait pas avant 2007. Par conséquent, il est impossible que ces documents aient été créés avant mi-2006, première année de mise sur le marché de ce logiciel. Il est également prouvé que l’écriture des mentions portées sur les CDs est une imitation », a écrit Dani Rodrik en 2012.
Le tribunal turc a estimé infondées ces accusations de falsification de preuves et n’a donc pas classé l’affaire sans suite, contrairement aux attentes des prévenus. Les tribunaux turcs ont mis plusieurs années pour reconnaître l’anachronisme dont sont entachées ces « preuves ».
Les priorités ne sont plus les mêmes
La libération d’anciens officiers supérieurs en juin 2014 est survenue en plein conflit ouvert entre le gouvernement AKP et les Gülénistes. Quand, entre le 17 et le 25 décembre 2013, furent rendues publiques les conclusions de l’enquête pour corruption, d’anciens alliés se sont trouvés en porte-à-faux dans l’ensemble des institutions politiques et bureaucratiques.
Dans son allocution à la commanderie des académies militaires le 20 mars dernier, Erdogan, devenu Président, a déclaré que le pays et lui-même avaient été trompés et induits en erreur. « Nous avons tous été victimes d’une tentative de coup d’Etat par une faction active au sein des institutions étatiques qui, avec la bénédiction des médias, a tenté de s’emparer du pays », a-t-il déclaré aux cadets.
« Les documents qui nous ont été présentés à l’époque se sont révélés faux, biaisés et truffés d’informations truquées, mais en raison de notre grand respect envers le processus judiciaire, nous n’avons rien pu faire. »
Selon Mehmet Selim Yavuz, avocat et fils de l’un des accusés du procès Sledgehammer, Ahmet Yavuz, les droits des détenus à un procès équitable ont été violés au cours de la première série d’audiences, et aucun élément nouveau n’a été présenté à la cour lors du second procès.
« La situation actuelle n’est en rien différente de ce qu’elle était il y a trois ans, mais le tribunal a attendu jusqu’à aujourd’hui pour admettre la falsification de preuves », a déclaré Yavuz à Middle East Eye. « Lors de la précédente série d’audiences, juges et procureurs avaient exigé des documents supplémentaires – rapports d’experts par exemple – alors que c’était totalement inutile. Ces requêtes ont fait traîner en longueur la procédure judiciaire. »
Cependant, l’arrêt de la révision du procès et cet acquittement en masse de tous les détenus sont dus au contexte politique actuel en Turquie, pensent certains observateurs.
Dans son entretien avec Middle East Eye, Fevzi Bilgin, président du think tank Rethink Institute basé à Washington DC, a affirmé que ces conclusions sont conformes au mantra actuel de l’AKP. « Ce verdict a été rendu avec une célérité qui ne peut qu’être suspecte. Comment une affaire qui dure depuis des années peut-elle se clore si abruptement ? », a demandé Bilgin. « Tout simplement parce que les priorités politiques ne sont plus les mêmes. »
L’antagonisme AKP - Gülen
Le procès Sledgehammer a marqué un tournant dans les relations entre les gouvernements civils et l’élite militaire. Si justice est faite, comme cela semble être le cas après plusieurs années de procès et une série de condamnations injustes, la structure de l’élite militaire est toutefois totalement différente de ce qu’elle était avant le procès. Lors de la première série de mises en détention d’officiers en 2010, les forces militaires n’en revenaient pas : jamais auparavant d’anciens généraux trois étoiles n’avaient été poursuivis par un tribunal civil pour « activités illicites ».
En 2011, pour protester contre le traitement subi par leurs anciens camarades, le haut commandement des quatre forces (armée de terre, marine, aviation et gendarmerie) avait démissionné en masse. Quelques observateurs y avaient vu la fin de la première république établie en 1923 par le Président Mustafa Kemal (Atatürk) et le début de la « deuxième république » dirigée par l'AKP.
En d’autres termes, c’était la fin du « régime de tutelle » de presque cent ans exercé sur les gouvernements civils turcs par les élites militaires. Après cette démission de masse, le Premier ministre Erdogan a nommé Necdet Ozel au poste de chef d’Etat-major, et les forces armées ont effectivement cessé toute activité n’entrant pas dans le cadre strict de leurs fonctions.
Maintenant que l’influence des forces armées a été réduite, il s’agit de connaître le sort réservé à ceux qui ont présenté de fausses preuves à la charge des anciens généraux. En marge du verdict, la semaine dernière, le tribunal a inculpé ceux qui avaient comploté contre ces anciens officiers supérieurs.
Alper Gormus, ancien rédacteur en chef du magazine Nokta, s’interroge : tout sera-t-il fait pour poursuivre en justice ceux qui ont comploté contre les généraux acquittés ? En 2007, Nokta, alors dirigé par Gormus, sortit une couverture spéciale intitulée « Chronique des coups d’Etats » ; il fut contraint de démissionner quand Ozden Ornek, ancien général déclaré coupable au procès Sledgehammer, fit au magazine un procès en calomnie et diffamation. Gormus ne fut jamais condamné.
« Si tout n’est désormais pas mis en œuvre pour arrêter les conjurés, c’est comme si ce verdict [du Sledgehammer] n’avait servi à rien d’autre qu’à renforcer l’alliance de deux forces anti-Gülénistes : l’ancien pouvoir à la tête de l’Etat [l’armée] et le nouveau pouvoir à la tête de l’Etat [l’AKP] », a récemment écrit Gormus.
La remarque de Gormus est pertinente, et donne une autre lecture de la lutte de l’AKP contre les Gülénistes. Selon Bilgin, cependant, le gouvernement poursuit un objectif bien différent : « Vu que le mouvement Gülen est effectivement persécuté dans tous les domaines et n’a plus de pouvoir, il [le verdict] constitue surtout une capitulation de l’AKP en faveur de l’ancienne tutelle militaire afin de rester au pouvoir et couvrir la corruption des élites ».
Le jour du verdict, Nilgun Dogan, l’épouse de Cetin Dogan, a déclaré à la presse que ceux qui avaient comploté contre les généraux devaient être poursuivis. « Pendant toutes les audiences, nous avons répété que ce procès n’est qu’un complot contre les forces armées. Mais ni le Président [Erdogan], ni les parlementaires, ni la presse ne nous ont écoutés », a déclaré Dogan.
« Le public nous a pris pour des putschistes, et ceux qui ne nous ont pas écoutés l’ont fait pour servir leurs propres intérêts. »
Depuis le début de l’infamante enquête contre la corruption, il semble que le gouvernement de l’AKP ait déployé des efforts disproportionnés pour réduire à tous les niveaux le poids des Gülénistes. De nombreux observateurs y voient le début d’une chasse aux sorcières d’envergure nationale. Pour l’AKP, la seule chose qui ait changé est l’allégeance des conspirateurs, alors que la menace d’un complot contre le gouvernement demeure intacte.
Yavuz estime que l’antagonisme entre l’AKP et Gülen a pesé directement sur le verdict final du procès Sledgehammer. « La révision du procès – et la récusation des éléments Gülénistes dans le système judiciaire lors de la procédure ultérieure – n’auraient jamais été possibles sans les efforts du gouvernement de l’AKP », a-t-il soutenu.
« Ce [verdict] est surtout le reflet amer de la lutte entre l’AKP et Gülen autour du procès Sledgehammer après la période du 17 au 25 décembre », a-t-il ajouté, faisant allusion à la dénonciation, fin 2013, d’un scandale de corruption portant sur plusieurs milliards de dollars et impliquant les plus hautes sphères du gouvernement de l’AKP. Tout a été fait pour que les procureurs et enquêteurs en charge de cette affaire soient discrédités, et de nombreuses personnes impliquées dans l’enquête ont été démises.
Légende photo : quelques-uns des 236 anciens militaires turcs acquittés la semaine dernière lors du procès Sledgehammer (MEE/@MediascopeTR).
Traduction de l'anglais (original).
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