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Netflix : pourquoi l’idée d’une Cléopâtre noire est si controversée pour les Égyptiens

La plateforme de streaming a suscité un tollé en présentant la reine légendaire comme une femme noire, alors que rien ne prouve qu’elle ait des ancêtres subsahariens
Adele James campe le rôle principal dans le docu-fiction La Reine Cléopâtre (Netflix)
Adele James campe le rôle principal dans le docu-fiction La Reine Cléopâtre (Netflix)

Il y a plus de deux millénaires, la reine égyptienne Cléopâtre se retrouva au cœur d’une lutte de pouvoir avec son jeune frère Ptolémée XIII pour le contrôle de son pays.

Tous deux régnaient ensemble, mais la reine légendaire fut contrainte à l’exil par les puissants ministres de son frère.

Pressentant l’opportunité d’exploiter la discorde qui régnait dans la région riche en ressources du Nil, le dirigeant romain Jules César mit les voiles vers l’Égypte dans le but affiché de faciliter les négociations entre le frère et la sœur.

Cléopâtre, qui installa son camp à Alexandrie, s’assura d’être entendue en premier par le puissant Romain.

Selon la légende, elle se serait enveloppée dans un tapis apporté dans la chambre de César, se dévoilant lorsqu’il fut déroulé. 

Que cette anecdote soit vraie ou non, César fut séduit et tous deux formèrent l’un des couples les plus célèbres de l’histoire. Cléopâtre donna ainsi naissance au fils de César, Césarion.

Depuis plus de deux millénaires, Cléopâtre est une figure légendaire qui fascine les historiens et constitue un pilier des représentations populaires de l’Égypte.

Absence de consensus sur son apparence physique

Sa relation ultérieure avec le général de César, Marc-Antoine, fut immortalisée par William Shakespeare dans l’une des plus grandes tragédies romantiques de l’histoire de la littérature.

Malgré l’absence de consensus sur son apparence physique, Cléopâtre est devenue un symbole de beauté et de charme féminins.

Néanmoins, depuis quelques mois, sa mémoire est sujette à débat non pas pour ses escapades politiques et romantiques, mais pour sa couleur de peau.

Un nouveau docu-fiction de Netflix, intitulé La Reine Cléopâtre, a suscité l’indignation en Égypte en présentant la célèbre reine comme une femme noire.

Mostafa Waziri, secrétaire général du Conseil suprême des antiquités d’Égypte, a pris la tête du mouvement de condamnation en qualifiant la série d’« erreur historique flagrante ».

Le responsable égyptien est soutenu par des députés égyptiens, dont un qui a demandé l’interdiction totale de la plateforme de streaming dans le pays en raison de son attaque contre « les valeurs familiales ».

Sculpture contemporaine de Cléopâtre conservée à l’Altes Museum de Berlin (domaine public)
Sculpture contemporaine de Cléopâtre conservée à l’Altes Museum de Berlin (domaine public)

Pour réfuter l’idée que Cléopâtre était noire, le gouvernement égyptien a publié un communiqué accompagné d’images de représentations historiques de la reine.

Parmi celles-ci figurent un buste de style grec classique ainsi que des pièces de monnaie la représentant de profil.

Selon les responsables, ces représentations prouvent que Cléopâtre avait « la peau blanche et des traits hellénistiques ».

Ils soulignent également l’ascendance de la reine, qui était d’origine grecque compte tenu de son appartenance à la dynastie ptolémaïque.

Le nom de cette lignée est tiré de Ptolémée Ier, général de l’armée d’Alexandre le Grand, qui prit le contrôle de l’Égypte après l’éclatement de l’empire du grand conquérant après sa mort au IVe siècle av. J.-C.. 

Si les Grecs se mariaient avec la population égyptienne locale, la composante subsaharienne de ces unions est sujette à spéculation et il n’existe aucune preuve substantielle que Cléopâtre ait eu des ascendances noires significatives.

Les origines de la Cléopâtre noire

D’où vient donc l’idée d’une Cléopâtre noire ? Mary Lefkowitz, une chercheuse en lettres classiques qui dénonce les lectures afrocentriques de l’histoire égyptienne, examine l’origine de cette assertion dans son livre Not Out of Africa (1996).

Elle y attribue la source de cette assertion à l’écrivain américain d’origine jamaïcaine J. A. Rogers, qui a intégré une vue de profil de Cléopâtre dans son ouvrage intitulé World’s Great Men of Color (1946).

Selon la chercheuse, J. A. Rogers affirme à tort que l’une des grands-mères non identifiées de Cléopâtre était noire en raison des descriptions qui la décrivent comme une esclave.

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D’après Mary Lefkowitz, cette affirmation repose sur une compréhension erronée de la nature de l’esclavage dans les sociétés grecque et romaine et sur le fait que ces civilisations réduisaient des personnes en esclavage indépendamment de leur couleur de peau et de leur origine ethnique.

J. A. Rogers affirme notamment que Cléopâtre était considérée comme noire dès le XVIe siècle. Il cite des références shakespeariennes à son teint « basané » dans Antoine et Cléopâtre, un adjectif selon lui synonyme du terme archaïque « mulâtre » désignant une personne d’origine métisse.

La pièce contient également une réplique dans laquelle la reine d’Égypte semble évoquer sa peau noire.

« Penses-tu à moi qui suis brunie par les brûlants baisers du soleil, et dont le temps a déjà sillonné le visage de rides profondes ? », lance Cléopâtre.

Bien que Mary Lefkowitz reconnaisse que J. A. Rogers est sur un terrain « plus solide » avec ces arguments, elle finit par rejeter l’assertion qu’il en tire, décrivant une interprétation erronée du langage figuratif en tant que langage littéral.

Cela dit, la question de savoir si cette citation est une description de la couleur de peau de Cléopâtre fait toujours l’objet d’un débat parmi les bardolâtres.

Marcus Garvey a contribué à populariser l’idée que les Européens s’étaient approprié les prouesses des Noirs dans l’Égypte antique (Wikimedia)
Marcus Garvey a contribué à populariser l’idée que les Européens s’étaient approprié les prouesses des Noirs dans l’Égypte antique (Wikimedia)

Virulente détractrice de l’afrocentrisme, Mary Lefkowitz n’observe pas l’assertion de J. A. Rogers de manière isolée, mais dans le contexte d’un mouvement afro-américain plus large qui a commencé à s’identifier aux prouesses de l’Égypte antique au début du XXe siècle.

Dans l’introduction d’un recueil d’essais intitulé Black Athena Revisited (1996), la chercheuse, qui a co-édité l’ouvrage, désigne spécifiquement le nationaliste noir et panafricaniste Marcus Garvey comme ayant contribué à populariser cette idée.

Marcus Garvey affirmait que l’Égypte antique relevait d’une culture noire africaine et que les civilisations européennes, telles que les Grecs, s’étaient approprié les prouesses scientifiques et philosophiques de son peuple.

Le terme « Africain » n’est pas synonyme de « Noir »

Expliquant le raisonnement du militant, Mary Lefkowitz écrit : « Garvey considérait l’histoire comme un moyen d’inculquer la confiance en soi à un peuple qui avait perdu la foi en lui-même et avait été contraint de perdre le contact avec son passé. »

Mort en 1940, Marcus Garvey, qui a influencé Nation de l’islam (organisation nationaliste noire, suprémaciste et religieuse américaine à l'origine de la plupart des organisations musulmanes actuelles de la communauté afro-américaine) et des personnalités telles que Malcolm X, demeure l’une des figures les plus importantes du nationalisme noir du début du XXe siècle.

Cléopâtre, l’un des personnages les plus légendaires de l’histoire d’Égypte, fait l’objet de fréquentes représentations artistiques (Netflix)
Cléopâtre, l’un des personnages les plus légendaires de l’histoire d’Égypte, fait l’objet de fréquentes représentations artistiques (Netflix)

Le titre Black Athena Revisited est une réponse à l’ouvrage Black Athena de Martin Bernal, chercheur à l’université Cornell, qui soutenait que la civilisation hellénique avait été profondément influencée par les cultures africaines et sémitiques et que ces contributions avaient été par la suite minimisées par les spécialistes de l’Antiquité classique.

Considéré comme un jalon dans le domaine des études classiques, le travail de recherche de Martin Bernal est pourtant rejeté par la plupart des spécialistes. Pour sa part, Martin Bernal a critiqué Mary Lefkowitz pour ce qu’il considérait comme une approche étroite de la question des contributions égyptiennes et d’autres pays du Proche-Orient à la culture grecque. 

En tout état de cause, la définition de Martin Bernal du terme « Africain » n’en faisait pas un synonyme de « Noir » et incluait les Nord-Africains, à la peau plus claire.

L’opposition aux représentations jugées inexactes des figures de l’Égypte antique est forte en Égypte et l’épisode récent impliquant Netflix est le dernier en date d’une série de controverses ayant éclaté dans le pays.

« Nous ne sommes pas non plus très emballés par le fait qu’Elizabeth Taylor ait joué Cléopâtre »

– Bassem Yousef, humoriste

En début d’année, le spectacle de l’humoriste américain Kevin Hart au Caire a été annulé en raison de ses prétendues opinions afrocentriques.

Kevin Hart aurait déclaré que les Noirs africains étaient « des rois en Égypte », mais la véracité de ces propos n’a jamais été établie. Quoi qu’il en fût, les Égyptiens ont accusé la star de Jumanji : Bienvenue dans la jungle de blackwashing.

L’aversion de l’Égypte pour les « fausses » représentations de sa culture et de son histoire ne se limite évidemment pas à la présence d’acteurs noirs africains dans les castings.

Une tendance occidentale

Ce sentiment a été résumé lors d’un récent débat animé par le présentateur britannique Piers Morgan, auquel participait l’humoriste égyptien Bassem Youssef.

Ce dernier a précisé que les objections égyptiennes s’étendaient également aux actrices blanches qui avaient incarné Cléopâtre, y compris dans le cas du célèbre film de 1963 avec Elizabeth Taylor.

Le film Cléopâtre (1963) avec Elizabeth Taylor a été interdit en Égypte (20th Century Fox)
Le film Cléopâtre (1963) avec Elizabeth Taylor a été interdit en Égypte (20th Century Fox)

« Nous ne sommes pas non plus très emballés par le fait qu’Elizabeth Taylor ait joué Cléopâtre. C’était également erroné. Je ne sais pas d’où vous sortez l’idée que nous sommes heureux qu’elle ait joué ce rôle », a-t-il déclaré à propos de la performance de l’actrice, ajoutant qu’Elizabeth Taylor avait été interdite d’entrée en Égypte après la sortie du film en raison de ses positions pro-israéliennes.

Depuis des décennies, les Égyptiens, simples citoyens ou personnalités politiques, déplorent l’image que les médias étrangers donnent de leur pays.

Le biopic à venir consacré à Cléopâtre est également décrié pour le choix de l’actrice israélienne controversée Gal Gadot dans le rôle de la reine légendaire. Le film a dans ce cas été accusé de whitewashing.

Ces controverses ne se limitent pas au personnage de Cléopâtre. Dans le péplum Exodus: Gods and Kings (2014) de Ridley Scott, Christian Bale incarnait Moïse et le casting principal était presque entièrement composé d’acteurs blancs.

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Le film a été interdit en Égypte en raison de son prétendu parti pris « sioniste » et de ses « inexactitudes historiques » et a été raillé en ligne pour son casting eurocentrique.

Selon l’universitaire Ahmed Diaa Dardir, cofondateur de l’Institute for De-Colonising Theory, si le racisme antinoir peut représenter un petit aspect de la réaction au docu-fiction de Netflix, le principal moteur de la réaction égyptienne est l’idée que des personnes qui ne sont pas originaires d’Égypte excluent les Égyptiens de la narration de leurs propres histoires.

« Les réactions des Égyptiens aux représentations de Cléopâtre sont multiples. Bien qu’il y ait eu de rares mais regrettables expressions de racisme antinoir, je pense que la frustration générale est due au fait que Netflix tente d’imposer certains récits comme étant politiquement corrects », explique-t-il à Middle East Eye.

« Je crois comprendre que le tollé en Égypte est moins lié à l’idée d’un afrocentrisme – après tout, les Égyptiens sont africains – qu’à une tendance occidentale qui éloigne les Égyptiens modernes de leur propre pays et de leur propre héritage », poursuit-il.

« Cela fait effectivement partie intégrante de la conception d’Hollywood, où l’on est prêt à imaginer que n’importe qui [même les extraterrestres] a pu bâtir la civilisation égyptienne, mais pas les Égyptiens. » 

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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