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Israël-Palestine : le discours américain évolue, reste la politique

Législateurs, militants et célébrités se montrent de plus en plus critiques à l’égard d’Israël, mais Joe Biden continue de soutenir sans réserve le gouvernement israélien
Rashida Tlaib est l’une des démocrates progressistes amenant des membres plus traditionnels de son parti à critiquer la position de Joe Biden envers Israël (Reuters)
Rashida Tlaib est l’une des démocrates progressistes qui amène les membres plus traditionnels de son parti à critiquer la position de Joe Biden envers Israël (Reuters)
Par Ali Harb à WASHINGTON, États-Unis

À l’annonce d’un accord de vente d’armes pour un montant de 735 millions de dollars à Israël alors que des bombes pleuvaient sur Gaza, les progressistes et les défenseurs des droits des Palestiniens ont fait part de leur indignation à la Maison-Blanche.

Les démocrates de la commission des Affaires étrangères de la Chambre des représentants ont tenu sans tarder une réunion informelle pour discuter de cette vente.

Selon certaines informations, Gregory Meeks, le président de la commission, avait l’intention d’envoyer une lettre à l’administration demandant de suspendre l’accord pour permettre son examen par le Congrès.

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Cette initiative du pouvoir législatif, qui apporte traditionnellement un soutien inconditionnel à Israël, aurait été sans précédent. Un membre du personnel du Congrès l’a qualifié de « moment décisif ». Mais le lendemain, Meeks assurait qu’aucune lettre ne serait envoyée et que la vente se ferait, affirmant qu’« Israël a tout à fait le droit de se défendre ».

Cet épisode montre une volonté accrue de remettre en question le soutien inconditionnel de l’Amérique à Israël, mais démontre en même temps que cela n’a pas encore pris suffisamment d’ampleur pour affecter la politique.

« Il ne fait aucun doute que les choses évoluent », assure Maya Berry, directrice générale de l’Arab American Institute, ajoutant que cette évolution est motivée par une reconnaissance accrue des droits des Palestiniens.

Au-delà des condamnations de la violence israélienne qui a fait plus de 200 morts (dont des dizaines d’enfants), Maya Berry estime que la dynamique plus large du conflit a été mieux comprise dans les milieux américains.

« Les choses progressent, à savoir la compréhension que l’occupation elle-même est une violence, que le déni de l’autodétermination palestinienne est une violence, que la dépossession du peuple palestinien est une violence », explique-t-elle à MEE.

Un tabou brisé

Le député Mark Pocan, un progressiste de premier plan qui a ouvertement critiqué Israël, a illustré clairement la prise de conscience accrue du conflit dans un tweet la semaine dernière.

« Les Palestiniens de Gaza vivent dans une prison en plein air sous blocus aérien, terrestre et maritime avec un accès très restreint à l’eau, à la nourriture, à l’électricité et aux soins de santé », écrivait-il. « Israël continue d’étendre les colonies illégales en Cisjordanie. Il ne s’agit pas seulement de la dernière semaine, mais de décennies d’atteintes aux droits de l’homme. »

Au Congrès, Mark Pocan et d’autres progressistes élèvent la voix en faveur des droits de l’homme palestiniens comme jamais auparavant. 

Le gouvernement américain accorde 3,8 milliards de dollars d’aide militaire à Israël chaque année, ce qui en fait de loin le plus grand bénéficiaire de l’aide américaine

Mercredi dernier, Alexandria Ocasio-Cortez, l’une des membres les plus célèbres du Congrès, a présenté une résolution visant à bloquer la vente d’armes pour 735 millions de dollars avec Israël dans une initiative sans précédent. Malgré le fait que la mesure ne sera vraisemblablement pas adoptée, elle brise le tabou de remettre en question les relations sécuritaires de l’Amérique avec Israël.

Le gouvernement américain accorde 3,8 milliards de dollars d’aide militaire à Israël chaque année, ce qui en fait de loin le plus grand bénéficiaire de l’aide américaine. 

La semaine dernière, Mark Pocan a organisé une session d’une heure à la Chambre des représentants pour permettre à une dizaine de députés de s’exprimer en faveur des droits des Palestiniens.

« Il ne s’agit pas d’un conflit entre deux États. Ce n’est pas une guerre civile », a alors déclaré Ilhan Omar. « Il s’agit d’un conflit dans lequel un pays, financé et soutenu par le gouvernement des États-Unis, poursuit une occupation militaire illégale sur un autre groupe de personnes. »

Et les progressistes ne sont pas seuls. Des démocrates plus traditionnels, y compris certains qui sont généralement de fervents partisans d’Israël, expriment leur malaise face aux politiques israéliennes et à la guerre contre Gaza.

« Je suis profondément troublé par les informations faisant état d’actions militaires israéliennes qui ont entraîné la mort de civils innocents à Gaza ainsi que par le ciblage israélien de bâtiments abritant des médias internationaux », peut-on lire dans l’introduction d’une déclaration sur la crise du sénateur Bob Menendez, fervent partisan d’Israël.

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Bob Menendez, qui préside la puissante commission des Affaires étrangères du Sénat, a réprimandé le Hamas et l’a accusé de mettre en danger des civils israéliens et palestiniens, mais ses critiques à l’égard d’Israël restent importantes.

De hauts fonctionnaires s’expriment également. 

« Les tirs de roquettes du Hamas méritent une condamnation ferme. Les frappes israéliennes sur Gaza qui tuent des civils exigent également un opprobre international », a écrit l’ancien chef de la CIA John Brennan sur Twitter.

« Si Israël a le courage de soutenir une solution à deux États, davantage de dirigeants et de personnalités palestiniens rejetteront la violence et marginaliseront le Hamas. »

Ben Rhodes, qui fut conseiller adjoint à la sécurité nationale sous Barack Obama, a également critiqué l’approche de l’Amérique face à cette crise dans ses messages sur les réseaux sociaux.

Position « choquante » de Biden

Dans l’opinion publique et la culture populaire, il semble désormais admis que la cause palestinienne est aussi une question de droits de l’homme – du moins chez les libéraux. 

Le candidat à la mairie de New York Andrew Yang a été contraint de revenir sur une déclaration partiale exprimant son soutien à Israël après s’être pris un déluge de reproches sur internet, notamment de la part de militants, d’acteurs et de politiciens.

« Le discours public a véritablement radicalement changé par rapport à la dernière fois qu’Israël a agressé Gaza en 2014. L’environnement entourant les deux situations n’a absolument rien à voir », a déclaré Omar Baddar, analyste israélo-palestinien.

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« À l’heure actuelle, nous sommes dans une situation où il est absolument courant pour les grandes célébrités qui ne s’étaient jamais exprimées sans détour sur cette question de s’opposer maintenant aux crimes d’Israël contre les Palestiniens et d’exiger des comptes au gouvernement américain concernant le comportement d’Israël. »

Quoi qu’il se passe à ce sujet, la réponse officielle de l’Amérique à la crise actuelle est quasiment indissociable des guerres précédentes : réaffirmer ce que Washington appelle le droit d’Israël à se défendre ; refuser de condamner les exactions israéliennes et appeler à la désescalade et à la retenue.

Yara Asi, un chercheur invité à l’Arab Center Washington DC, estime que la politique de Biden concernant ce conflit était « choquante », en particulier pour un président qui a axé sa campagne électorale sur l’empathie et la décence.

« Une rumeur a circulé sur le fait qu’ils voulaient ne plus donner la priorité à Israël-Palestine ; ils avaient beaucoup de problèmes intérieurs, ils avaient l’Iran, ils avaient la Chine. Et il est clair que l’heure n’est plus au choix quand ces choses se déclenchent », constate Yara Asi à MEE.

« Il fallait une position claire. Je ne m’attendais pas vraiment à des bouleversements importants. En revanche, je pensais que dans leur déclaration initiale, ils mentionneraient au moins la perte de vies palestiniennes, la perte d’enfants palestiniens, les destructions que nous constations tous. »

« Malheureusement, la politique est la dernière à changer. Ces choses évoluent toujours de bas en haut »

- Omar Baddar, analyste israélo-palestinien

Biden s’est engagé à poursuivre une politique étrangère centrée sur les droits de l’homme et le multilatéralisme, et son secrétaire d’État Antony Blinken invoque souvent le « système fondé sur des règles » comme base de la diplomatie américaine, mais ces règles semblent ne pas s’appliquer quand il s’agit d’Israël.

Par exemple, l’administration n’a pas condamné la campagne de déplacement forcé et de démolition de maisons d’Israël contre les Palestiniens dans le quartier de Sheikh Jarrah à Jérusalem-Est, la Maison-Blanche se contentant d’exprimer son « inquiétude » au sujet de l’activité de colonisation d’Israël dans ce que de nombreux experts à travers le monde qualifient de violation du droit international.

L’administration bloque même les appels de l’ONU à un cessez-le-feu immédiat et refuse d’en exiger un publiquement, à la demande de dizaines de législateurs démocrates, dont le chef de la majorité au Sénat Chuck Schumer, un fervent partisan d’Israël.

L’administration résiste aux pressions en prétextant se concentrer sur la diplomatie tranquille. 

« Malheureusement, la politique est la dernière à changer. Ces choses évoluent toujours de bas en haut », explique Omar Baddar à MEE. « Ça commence par des militants de la base qui donnent l’alerte sur ce qui s’est passé et exigent une meilleure politique. Et cette information se transmet. Le discours public change, et le dernier maillon serait le changement de politique. Tout cela est donc un précurseur de notre prochain changement de politique américaine. »

Un lien « spécial » avec Israël

Alors que les défenseurs des droits des Palestiniens s’emploient à changer la façon dont le sujet est perçu, les groupes pro-israéliens s’efforcent de leur côté de dépeindre Israël comme la victime et font passer les critiques pour des ignorants ou des soutiens implicites du Hamas, qui est considéré comme organisation terroriste aux États-Unis.

Le lobby pro-israélien AIPAC diffuse des campagnes de pub numériques ciblant les membres du Congrès critiques à l’égard d’Israël, notamment Mark Pocan et Rashida Tlaib. L’une de ces annonces montrent le visage de la députée Ilhan Omar sur fond de roquettes survolant Tel Aviv avec la légende suivante : « Quand Israël vise le Hamas, la députée Omar qualifie cela d’“acte de terrorisme”. »

Et si le soutien inconditionnel de Biden à Israël lui a valu des expressions publiques de gratitude au nom du Premier ministre Benyamin Netanyahou, plusieurs républicains accusent le président de ne pas en faire assez pour Israël. 

Mais de nombreux démocrates, dont la présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi, se sont fait l’écho du soutien sans critique de Biden au gouvernement Netanyahou.

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De nombreux facteurs complexes motivent le soutien de Washington à Israël. Armer et défendre Israël a longtemps constitué un intérêt stratégique des États-Unis au Moyen-Orient, lequel remonte à la guerre froide, quand Israël était considéré comme un contrepoids américain aux régimes arabes soutenus par les Soviétiques. 

Ce lien américain « spécial » avec Israël est au cœur de l’approche géopolitique de Washington vis-à-vis de la région. 

Biden a résumé l’intérêt stratégique de l’Amérique à donner des moyens à Israël dans un discours prononcé au Sénat en 1986, dans lequel il décrivait l’aide américaine au gouvernement israélien comme un « investissement ».

« S’il n’y avait pas Israël, les États-Unis d’Amérique devraient inventer un Israël pour protéger ses intérêts dans la région », affirmait Biden.

Les postures stratégiques à long terme de Washington bénéficient souvent d’un soutien bipartite qui se traduit par des politiques cohérentes entre les différentes administrations. 

Ainsi, malgré le véritable changement d’attitude à l’égard d’Israël à Washington et à travers les États-Unis, tout réalignement majeur sur la question sera probablement un processus lent. 

Prenons, par exemple, l’alliance de plus en plus controversée de l’Amérique avec l’Arabie saoudite. Après l’assassinat de Jamal Khashoggi au milieu de la guerre au Yémen, les démocrates ont quasi-unanimement blâmé le royaume et ont appelé à réexaminer l’alliance avec Riyad.

Biden lui-même a qualifié le royaume de « paria » en 2019. Mais une fois au pouvoir, il n’a pas fondamentalement changé l’alliance. Le président américain a mis fin au soutien des États-Unis aux opérations offensives de l’Arabie saoudite au Yémen, mais récemment, Blinken a évoqué la possibilité de « renforcer les défenses saoudiennes » dans un appel téléphonique avec son homologue saoudien.

L’administration Biden a également refusé d’imposer des sanctions au prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane – tout en reconnaissant qu’il était très probablement derrière l’assassinat de Khashoggi, affirmant que Washington voulait éviter une « rupture » des relations avec Riyad. 

Ainsi, en ce qui concerne Israël – qui jouit encore de bien plus de soutien au Congrès que l’Arabie saoudite – il faudra un certain temps pour que l’évolution de l’opinion publique et chez certains politiciens se reflète dans la politique.

« J’aimerais que ce soit plus rapide, mais il faut apparemment un changement progressif à certaines personnes », regrette Maya Berry. « Et c’est la raison pour laquelle nous ne relâcherons pas nos efforts et notre plaidoyer. »

Elle ajoute que les Américains ont le droit d’exiger que l’argent de leurs impôts ne soit pas utilisé pour violer les droits de l’homme. 

« Il faudrait poser des questions difficiles à ces membres du Congrès qui veulent parler de ce qui se passe au Yémen – à juste titre –, qui veulent parler de ce qui se passe en Chine – à juste titre –, mais qui perdent leur langue quand il s’agit d’Israël. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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