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Guerre à Gaza : en proie à la peur et au déni, la société israélienne glisse vers le fascisme

Des étudiants, universitaires, médecins palestiniens ainsi que des Israéliens dissidents de confession juive figurent au nombre de ceux qui sont pris dans la vague de répression qui s’abat en Israël
Des policiers procèdent à l’arrestation d’une manifestante à Tel Aviv après que plusieurs citoyens palestiniens d’Israël connus ont également été détenus, le 9 novembre 2023 (AFP)
Par Meron Rapoport à TEL AVIV, Israël

Il y a des fois où je me demande sérieusement dans quel pays je vis. Et, plus important encore, je me demande quel genre de pays il pourrait devenir au lendemain de cette terrible guerre.

En début de semaine dernière, je me suis connecté à une réunion zoom du Haut Comité de suivi des citoyens palestiniens d’Israël, une organisation qui compte parmi ses membres des politiciens, des universitaires et des activistes.

S’agissait-il d’un acte de trahison ? Cela se pourrait.

Le jeudi suivant, Mohammed Baraka, président du comité et ancien dirigeant du parti de gauche Hadash, membre de la Knesset pendant seize ans, a été arrêté.

Tout comme deux autres grandes personnalités politiques : Sami Abu Shehadeh, dirigeant du parti Balad et ancien député, et Haneen Zoabi, autre ex-députée de cette formation.

Leur crime : appeler à une petite manifestation à Nazareth contre la guerre à Gaza.

Désormais, regarder la chaîne du Hamas sur Telegram constitue certainement une infraction pénale, pour laquelle vous encourrez un an de prison.

Une purge est en cours contre les étudiants et professeurs palestiniens dans les établissements d’enseignement supérieur en Israël.

Adalah, le centre juridique palestinien, recense déjà plus d’une centaine de cas d’étudiants et professeurs expulsés de manière arbitraire pour ce qu’ils ont écrit à propos de Gaza sur les réseaux sociaux ou même dans des groupes WhatsApp privés.

Selon Adalah, certaines de ces publications ne faisaient que citer des versets du Coran ou publier des listes de journalistes sur le terrain à Gaza.

Ces purges dignes d’une « police de la pensée » sont menées par les administrations des universités et des hôpitaux elles-mêmes

Hasan Jabarin, directeur général d’Adalah, a raconté au comité qu’une professeure avait été convoquée pour avoir publié qu’« il n’y a d’autre Dieu qu’Allah », une phrase utilisée lors d’un deuil.

Elle a expliqué que sa tante était morte. L’établissement a exigé de voir le certificat de décès de sa tante et ce n’est qu’ensuite qu’elle a été « pardonnée ».

La chasse aux sorcières a commencé à l’université de Haïfa.

Le jour même de l’attaque du Hamas, une étudiante a reçu une lettre du doyen lui annonçant qu’elle avait été suspendue de son cursus et devait déménager de son dortoir le lendemain.

Elle était accusée d’avoir « soutenu l’attaque terroriste sur les implantations près de Gaza et le meurtre d’innocents », une accusation qu’elle nie en bloc.

Il y a eu une manifestation et une pétition signée par 24 professeurs demandant le respect du droit et que cette affaire soit entendue par une commission disciplinaire.

Adalah s’est emparé de l’affaire. L’expulsion de cette étudiante, estime l’organisation dans une lettre à l’université, est « arbitraire et excessive » et équivaut à une « grave atteinte au droit de l’étudiante à un jugement équitable, à un logement et à la liberté d’expression ».

L’affaire est toujours en cours.

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Il n’y a pas qu’à Haïfa que cela arrive. Une de mes amis, Warda Saadeh, professeure à Kaye College, un centre de formation des enseignants situé à Beer-Sheva, a publié que Gaza avait été soumise à seize années de siège, sans justifier ou faire l’éloge d’une quelconque manière de l’attaque du Hamas. Elle a clairement condamné le meurtre de civils. Elle a été renvoyée après 30 ans de bons et loyaux services pour l’établissement.

Il se passe la même chose dans les services de santé israéliens, secteur où les Palestiniens constituent 40 % du personnel (hôpitaux, centres médicaux et pharmacies).

Nihaya Daoud, chercheuse en santé publique à l’université Ben-Gourion du Néguev et directrice du sous-comité de la santé au comité de suivi, décrit une campagne visant à chasser les médecins et professionnels de santé, parfois pour des choses qu’ils avaient écrites avant même le début de la guerre.

Abed Samarah, cardiologue à l’hôpital de HaSharon, a été limogé sans audience parce qu’il avait publié – un an avant l’attaque – le drapeau de l’islam avec une colombe portant un rameau d’olivier.

Nihaya Daoud indique que les Palestiniens des services de santé sont confrontés au harcèlement de certains collègues juifs et qu’aucune mesure n’a été prise par les syndicats ou les associations médicales.

La même impunité entoure la pétition signée par des centaines de médecins juifs israéliens appelant au bombardement de l’hôpital al-Shifa de Gaza – un appel sans précédent en Israël ou dans le reste du monde, d’après Daoud.

Elle estime qu’il s’agit d’une atteinte directe à la fois aux conventions de Genève et au serment d’Hippocrate.

Une « police de la pensée »

Ce qui est encore plus inquiétant, c’est qu’en grande partie, cela ne vient pas d’en haut, d’un gouvernement où pullule l’extrême droite.

Ces purges dignes d’une « police de la pensée » sont menées par les administrations des universités et des hôpitaux elles-mêmes.

Ce sont des collègues juifs des professeurs et médecins palestiniens qui mènent la charge.

Que se passe-t-il ?

Tout d’abord, je pense que c’est une décision collective consciente, tant officiellement qu’officieusement, pour échapper à la réalité.

Aucune chaîne de télévision israélienne n’a diffusé le premier discours depuis le début du conflit de Hassan Nasrallah, chef du Hezbollah, au motif qu’il avait aidé l’ennemi.

Al Jazeera, en revanche, diffuse en direct les briefings de presse quotidiens de l’armée israélienne.

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Trop de juifs israéliens veulent se couper de la réalité selon laquelle deux millions de Palestiniens vivent en Israël et se sentent solidaires de la population de Gaza. Et c’est bien naturel. Bon nombre d’entre eux, en particulier à Jaffa ou Ramla, ont des membres de leur famille à Gaza, des réfugiés qui ont fui ces villes en 1948 lors de la Nakba.

Mais Israël agit comme si ce fort attachement entre ces deux franges du peuple palestinien disparaîtra si personne n’en parle.

Ce même monde imaginaire entoure le sujet des otages. Il y a deux semaines, avant le début de l’offensive au sol, les deux camps n’étaient pas loin d’un accord pour libérer les femmes, les enfants et les ressortissants étrangers en échange des femmes et enfants palestiniens incarcérés dans les prisons israéliennes.

Comme l’avait signalé Middle East Eye, il y avait des problèmes en suspens concernant la durée d’un cessez-le-feu et à qui devaient être remis les prisonniers israéliens, mais les deux camps étaient « à deux doigts » d’un accord selon les responsables des négociations au Qatar.

Cet accord est tombé à l’eau lorsque l’invasion au sol a débuté. Dès lors, le récit a changé.

Le porte-parole de l’armée israélienne, puis l’ensemble des commentateurs et correspondants militaires, ont parlé d’une seule voix en affirmant que l’invasion terrestre mettait plus de pression sur le Hamas pour obtenir la libération de leurs otages.

Certaines familles d’otages n’étaient clairement pas d’accord, mais n’ont pas pu s’exprimer par crainte d’avoir l’air antipatriotiques.

Personne n’a même posé la question : « Comment diable une invasion terrestre mettra-t-elle plus de pression sur le Hamas pour qu’il libère les otages ? De quelle façon ? Et pourquoi ? »

Vision faussée

Ce n’est qu’une autre question enterrée sous les décombres de cette guerre. Il en va de même pour ce que les Israéliens juifs voient et entendent des événements à Gaza. Il n’y a presque aucune image des atrocités.

Les grandes manifestations hebdomadaires à Londres, Washington et ailleurs sont décrites comme des manifestations de gauchistes étrangers qui soutiennent le massacre de civils israéliens.

La répulsion croissante autour du monde face aux actes d’Israël à Gaza n’est pas couverte et lorsque c’est le cas, la couverture est totalement faussée, comme s’il s’agissait d’un énorme complot antisémite contre les juifs et Israël.

La purge ne se limite pas aux Palestiniens. Des dissidents juifs sont également touchés par la loi de la populace.

Il en va de même pour ce que les Israéliens juifs voient et entendent des événements à Gaza. Il n’y a presque aucune image des atrocités

Eran Rolnik, psychiatre qui avait écrit pendant des années dans Haaretz, a été convoqué mercredi à une audience disciplinaire par la Commission de la fonction publique en raison des articles qu’il a écrits contre Netanyahou.

Meir Baruchin, professeur d’éducation civique qui a posté les noms et photos de civils palestiniens tués par les forces israéliennes à Gaza ou en Cisjordanie, a été arrêté jeudi dernier, accusé de « conspiration en vue d’une trahison ».

Yisrael Frey, journaliste ultra-orthodoxe de gauche qui a écrit qu’il priait pour les enfants victimes à la fois dans les kibboutz et à Gaza, se cache toujours après avoir fui sa maison lorsqu’une foule menaçante s’est rassemblée à l’extérieur.

La grande question, et ma plus grande crainte, c’est : et après ?

Vous pouvez remettre le règne actuel de la terreur dans un contexte de peur et de vengeance, un sentiment compréhensible bien que très exagéré après les atroces attaques du Hamas, depuis lesquelles aucun Israélien juif ne se sent en sécurité chez lui.

Mais ce régime interne consistant à réduire au silence et à intimider disparaîtra-t-il à la fin de la guerre ? Ou nous tenons-nous au seuil d’une répression totale contre les Palestiniens et les dissidents israéliens ?

Est-ce qu’Israël est au bord du fascisme ? Malheureusement, je ne suis pas en mesure d’apporter une réponse rassurante.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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