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L’extrême droite religieuse d’Israël a une nouvelle cible coloniale : Tel Aviv

Les violents affrontements concernant des prières en non-mixité ont révélé la dure vérité aux libéraux israéliens : la communauté sioniste religieuse est bien décidée à rester et à changer la nature du pays
Un couple sur la côte méditerranéenne alors que des juifs religieux se rassemblent pour réaliser le rituel de Tashlich avant Yom Kippour, à Tel Aviv, le 17 septembre (AFP)
Par Lily Galili à TEL AVIV, Israël

D’abord nous prenons Hébron, puis nous prenons Tel Aviv.

Si cette phrase peut faire écho aux célèbres paroles de Léonard Cohen « D’abord nous prenons Manhattan, puis nous prenons Berlin », ce n’est pas une reprise d’une chanson populaire.

Il s’agit au contraire d’un plan élaboré avec soin par la communauté sioniste religieuse au fil des ans, un plan aujourd’hui mis en œuvre à l’aide du pouvoir politique de deux partis au sein du gouvernement d’Israël : le Parti sioniste religieux du ministre des Finances Bezalel Smotrich et le parti Force juive du ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben-Gvir.

Ne faites pas l’erreur de croire que « prendre Tel Aviv » est une métaphore. C’est un programme élaboré visant à prendre la seule ville en Israël qui est devenue un symbole de libéralisme et d’ouverture, et à en changer la nature même.

La meilleure façon de décrire ce projet d’ampleur est de le comparer au processus actuel de judaïsation : les citoyens juifs sont envoyés en Cisjordanie occupée et à Jérusalem-Est pour coloniser et chasser les habitants palestiniens, processus qui a touché ensuite les villes mixtes en Israël afin d’essayer d’y changer la démographie là-bas aussi.

Le cas de Tel Aviv est bien sûr différent, puisque la plupart de ses habitants sont juifs mais, point essentiel, ce sont principalement des libéraux religieux ou laïcs. Ce qui, selon le petit groupe de Smotrich et Ben-Gvir, doit changer, pour diffuser à la place un credo du sionisme religieux qui est nationaliste, homophobe, xénophobe et raciste.

Ici, la religion n’est qu’un outil pour la réalisation d’une plus grande cause politique. Des jeunes familles de sionistes religieux collaborent pour déménager en masse dans des endroits choisis par les dirigeants politiques en coulisses. Comme les colons juifs dans les territoires palestiniens occupés et dans les villes mixtes, ils s’installent au cœur de la population laïque de Tel Aviv.

Ce processus s’amplifie rapidement. Aujourd’hui, il y a plus de 80 groupes cherchant à installer des communautés sionistes religieuses dans les localités majoritairement laïques à travers Israël. Certains représentants de ces groupes sont parvenus au sein de plusieurs conseils municipaux, dans l’intention de changer la nature même de leur lieu de résidence soigneusement choisi.

Des religieux lisent un livre sur la côte de Tel Aviv (AFP)
Des religieux lisent un livre sur la côte de Tel Aviv (AFP)

Ils sont en mission. En fait, ce sont des missionnaires, des croisés juifs version locale, aujourd’hui ouvertement enhardis par leur représentation au gouvernement. Bon nombre d’entre eux viennent des colonies illégales en Cisjordanie, ayant accompli là-bas leur mission démographique. Il est temps d’avancer.

Ces gens qui exproprient les terres palestiniennes se lancent désormais dans l’expropriation de la sphère publique libérale israélienne. Comme en Cisjordanie, ces colons ont le soutient de l’État. La ministre des Colonies et des Missions nationales, Orit Strook, leur a assuré 600 millions de shekels dans le budget exclusivement pour cette cause. Son bureau a également alloué 1,6 milliard de shekels à la diffusion et à l’imposition du judaïsme par d’autres moyens.

Il y a d’autres ministères au gouvernement dédiés à la même mission, détenant des portefeuilles affublés de noms tels que « tradition juive » et « identité juive ». Par essence, tout cela se résume à la suprématie juive. Et la suprématie juive a besoin d’un plus grand nombre de juifs religieux nationalistes.

Une colonisation interne

Il s’agit là d’une opération politico-religieuse complexe. « Judaïser » les juifs laïcs fait partie de leur vision messianique, c’est une étape nécessaire vers le salut.

Tant que les choses se passaient en périphérie, les habitants de Tel Aviv, indifférents, pouvaient les ignorer dans une large mesure. Mais tout cela a éclaté au cœur de leur ville, au moment le plus inattendu : à la veille de Yom Kippour, le jour de l’expiation, jour le plus sacré du calendrier juif.

C’est aussi le seul jour où les coutumes religieuses sont respectées en Israël sans que personne n’y soit forcé – pas de voitures, pas de commerce, pas de divertissements. La vie quotidienne est mise entre parenthèses. La plupart des juifs laïcs respectent la tradition et s’abstiennent de manger et de boire en public, par respect pour le pourcentage élevé de personnes qui jeûnent ce jour-là.

Depuis plusieurs années, parallèlement aux prières dans toutes les synagogues, des prières publiques sont organisées. Ces moments conviviaux attirent de nombreux juifs non pratiquants et sont devenus un rituel très apprécié.

Tout cela a changé radicalement cette année lorsqu’une organisation appelée Rosh Yehudi (« Tête juive ») a organisé une prière publique promettant une ségrégation des sexes, conformément au judaïsme orthodoxe strict.

La ségrégation des sexes est devenue un sujet sensible sous le gouvernement nationaliste-orthodoxe du Premier ministre Benyamin Netanyahou, qui est lui-même quasiment exempt de femmes. Les femmes se retrouvent désormais à l’arrière des bus, sommées publiquement de « s’habiller correctement » et littéralement exclues de la sphère publique, où les images représentant des femmes sont arrachées et déchiquetées.

Des cyclistes traversent un carrefour vide de voitures pendant la fête juive de Yom Kippour, le 25 septembre à Tel Aviv (AP)
Des cyclistes traversent un carrefour vide de voitures pendant la fête juive de Yom Kippour, le 25 septembre à Tel Aviv (AP)

Des groupes libéraux ont présenté une pétition contre l’application de la ségrégation des sexes lors de la prière organisée par Rosh Yehudi au cœur de Tel Aviv, et la Cour suprême a statué en leur faveur. Les organisateurs ont tout de même séparé les hommes et les femmes, et c’est alors que le chaos s’est déchaîné.

En l’espace d’une seconde, durant le jour le plus sacré de tous, une confrontation physique a éclaté entre des sionistes religieux rassemblés par les organisateurs et des manifestants laïcs. Il n’y a pas eu de victimes, mais tout le monde transpirait la haine.

Aucun des deux camps n’était vraiment venu pour prier. Il s’agissait d’une provocation soigneusement préparée, à laquelle ont répondu des Israéliens furieux de voir leur pays changer sous leurs yeux depuis des mois. Tel Aviv est la Bastille de l’Israël laïc. Elle ne peut pas tomber.

Netanyahou a réagi en déclarant que « des manifestants de gauche [avaient] organisé des émeutes contre des juifs pendant leur prière », ce qui a été interprété par beaucoup comme une insinuation selon laquelle les Israéliens libéraux n’étaient pas réellement juifs.

C’est effectivement ce que pensent de nombreux sionistes religieux. Et ils veulent y remédier.

Les croisés juifs

Israel Zeira est propriétaire et PDG de Be’Emuna, une société immobilière. Il est également à la tête de Rosh Yehudi, l’ONG qui a organisé la prière de Tel Aviv et qui se décrit comme dédiée à la diffusion et à la consolidation des valeurs et de l’identité juives.

L’organisation a été créée dans la colonie juive de la ville de Hébron en Cisjordanie, après les accords d’Oslo. Son principal objectif était alors d’empêcher l’évacuation de la colonie juive, qui se trouve au cœur de la ville.

Néanmoins, Israel Zeira et les autres dirigeants de Rosh Yehudi ont jugé que leur mission serait mieux menée depuis Tel Aviv que depuis Hébron. Ils ont défini leur base d’opérations comme un « centre de conscience de soi » qui « apporte une réponse à la demande croissante d’identité juive ».

Cela semble tout à fait inoffensif. Ce n’est pas le cas. Il y a tout juste un mois, Israel Zeira a donné une conférence qui a été filmée. Il y pose la question suivante à son auditoire : « Que pense un sioniste religieux-national lorsqu’il voit un juif laïc ? »

« Nous voulons que tous les juifs deviennent religieux. Chaque juif laïc “corrigé” qui devient religieux nous rapproche du salut »

- Israel Zeira, fondateur de Rosh Yehudi

« Qu’il doit se lier d’amitié avec lui ? », poursuit-il. « Cette façon de faire appartient au passé… À présent, nous sommes arrivés au point où nous voulons nous lier d’amitié avec lui dans le but de le changer, de le corriger. Nous voulons que tous les juifs deviennent religieux. Chaque juif laïc “corrigé” qui devient religieux nous rapproche du salut. »

Depuis quelques années, Israel Zeira propose une série de cours aux diplômés du système éducatif sioniste religieux afin de les préparer à leur mission : s’installer à Tel Aviv et s’enraciner dans la société.

Bezalel Smotrich est lui-même venu bénir les nouveaux diplômés. Il a qualifié ces jeunes missionnaires d’« émissaires » et les a encouragés à ne pas avoir peur, à ne pas se sentir gênés et à aller chercher autant d’âmes que possible pour en faire des « juifs nés de nouveau ».

Comme si cela ne suffisait pas, Israel Zeira, sous sa casquette de PDG d’une société immobilière, a supervisé un projet immobilier destiné à la communauté sioniste religieuse dans la ville de Kiryat Gat, dans le sud du pays. Dans le cadre d’une campagne publicitaire pour le projet, une courte vidéo a été diffusée, montrant une famille religieuse en train de dîner joyeusement et de festoyer. On frappe à la porte, débarque alors un voisin inattendu : un personnage bruyant, vulgaire et surtout, manifestement séfarade.

Quel désastre pour cette famille ashkénaze paisible et bien élevée. Une voix off vantant les mérites du nouveau projet immobilier d’Israel Zeira lance un appel : « Si vous voulez vivre avec des gens comme vous. » Avec des ashkénazes, bien entendu.

Cette campagne a été jugée trop ouvertement raciste et a dû être abandonnée, mais elle constitue un excellent exemple de la nature discriminatoire du milieu sioniste religieux.

Des questions existentielles

Trente-neuf semaines après le début des manifestations contre la réforme judiciaire très controversée du gouvernement, Israël se trouve dans un véritable choc des civilisations. Il ne s’agit pas seulement d’une guerre pour l’avenir du judaïsme, mais pour l’avenir d’Israël.

L’État établi sur le principe selon lequel tous les juifs sont liés par leur sort commun se retrouve désormais face à un conflit majeur définissant son alliance de destin et de mission. Que doit devenir Israël ? Qui est Israélien ? Et même, qui est juif ?

L’équation que les Israéliens ont tenté d’adopter pour définir leur pays en tant qu’État démocratique juif s’effondre sous leurs yeux. D’aucuns pensent qu’Israël peut être sauvé en redéfinissant l’État comme celui qui donne aux juifs le droit à l’autodétermination. Mais là encore, ce n’est pas possible dans le chaos national où prévalent la haine et la violence.

L’incident à Tel Aviv à la veille de Yom Kippour fait partie intégrante de l’histoire du mouvement de protestation contre la réforme du système judiciaire. Organiser des prières en non-mixité à l’endroit même où des manifestations contre le gouvernement se tiennent chaque semaine était une provocation délibérée qui a servi de déclencheur.

Les graines de la prochaine calamité sont enracinées dans la réaction des deux camps de l’échiquier politique. Rosh Yehudi a lancé une campagne intitulée « Aujourd’hui plus que jamais, Tel Aviv a besoin d’une direction juive ». 

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« Rosh Yehudi est actuellement au front. Aidez-nous à nous développer, et grâce à vous, nous pourrons diffuser la lumière de la Torah et la repentance à Tel Aviv », indique le site de la campagne. Elle a déjà levé plus de 1,5 million de shekels et vise le double.

C’est précisément ce qui inquiète le camp libéral, armé et prêt à se défendre. Beaucoup regrettent désormais la passivité longtemps affichée face aux fervents croyants.

Cependant, d’autres reviennent sur les confrontations de Yom Kippour et redoutent que leur camp n’ait choisi la mauvaise cause et le mauvais moment. Les principales personnalités du mouvement de protestation s’inquiètent du fait que cette approche agressive ne marque les premières failles dans l’unité de leur cause.

Ils n’ont pas le monopole de l’inquiétude. En face, Itamar Ben Gvir a annulé le « rassemblement de prière » de Tel Aviv qu’il prévoyait de tenir jeudi dernier, sous la pression de ses partenaires de coalition.

Il y a là une leçon à tirer pour le camp libéral en Israël. S’en prendre aux ultra-orthodoxes, concentrer la colère et la frustration sur cette communauté, a toujours été une énorme erreur.

Les libéraux s’offensent des montants demandés par les ultra-orthodoxes et reçus de la part de l’État. Ils sont exaspérés par le refus de la communauté de servir dans les rangs de l’armée. Mais les ultra-orthodoxes ne veulent pas changer les autres, ils ne veulent simplement pas changer eux-mêmes. En vérité, leur cause ne constitue pas une véritable menace pour les Israéliens libéraux et laïcs.

Le véritable ennemi des Israéliens libéraux est plutôt le mouvement des colons et le secteur du sionisme religieux qui est derrière.

Ce n’est pas une question de stratégie, c’est une question de survie. Tel Aviv ne peut se transformer en ligne Maginot et tomber à la première épreuve. Pas parce qu’elle est plus importante que d’autres endroits, simplement parce qu’elle est un symbole. Les symboles comptent dans cette bataille pour l’avenir.  

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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