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Israël pille ses propres caisses pour assurer un avenir dominé par l’extrême droite

Le nouveau budget favorise l’enseignement ultra-orthodoxe, les projets de promotion de l’« identité juive » et les colonies au détriment des segments les plus vulnérables de la société israélienne
Des soldats israéliens protègent un chantier où des colons juifs aménagent un séminaire construit du jour au lendemain dans l’avant-poste de Homesh (Cisjordanie), le 29 mai (AP)
Par Lily Galili à TEL AVIV, Israël

Quelques minutes après que le Parlement israélien a approuvé le budget pour les deux prochaines années, le Premier ministre Benyamin Netanyahou, triomphant, s’est empressé d’annoncer qu’il s’agissait d’« un grand jour pour le peuple d’Israël ».

Ce n’est pas le cas. C’était peut-être un grand jour pour Netanyahou lui-même, mais certainement un très mauvais jour pour la plupart des Israéliens. Les sommes allouées – 484 milliards de shekels (environ 122 milliards d’euros) en 2023, 514 milliards de shekels (environ 130 milliards d’euros) en 2024 – consolident un Israël ultra-nationaliste et orthodoxe qui renonce même à un semblant de justice sociale. À moins, bien sûr, que l’on ne considère les coupons alimentaires destinés aux membres du parti ultra-orthodoxe Shas comme de la justice sociale en 2023.

Environ 300 économistes de renom, parmi lesquels d’anciens hauts responsables de la Banque d’Israël et du trésor israélien, ont averti dans une lettre que ce type de budget constituait « une menace existentielle pour l’avenir d’Israël ».

Comme le souligne Arie Krampf, économiste politique à l’Academic College of Tel Aviv-Yaffo, les partis au sein du gouvernement de Netanyahou se sont octroyé plus d’argent pour leurs activités politiques « au détriment des segments plus faibles de la société israélienne ».

Les milliards transférés aujourd’hui vers les allocations familiales et le système éducatif ultra-orthodoxe formeront des générations inaptes à s’intégrer au marché du travail, mais certainement aptes à maintenir leurs bienfaiteurs au pouvoir

« Les dépenses civiles en Israël sont inférieures à celles des autres pays de l’OCDE [Organisation de coopération et de développement économiques]. Le nouveau budget est une combinaison de néolibéralisme et de versements affectés aux partis de la coalition, sans mécanismes de croissance, ce qui est une mauvaise nouvelle pour l’économie israélienne », indique-t-il à Middle East Eye.

Pour illustrer ce propos, les fonds alloués aux partis politiques pour leurs propres projets s’élèvent à 14 milliards de shekels (environ 3,5 milliards d’euros). En comparaison, les hôpitaux publics israéliens, en pleine déliquescence, n’ont reçu que 12,4 milliards de shekels (environ 3,1 milliards d’euros).

Cependant, en plus d’être mauvais, ce budget est antidémocratique. Avant même que le gouvernement n’ait pu atteindre son objectif de modifier fondamentalement le système politique israélien par le biais de sa réforme judiciaire controversée, le budget y est déjà parvenu.

Le nouveau budget est aujourd’hui largement décrit comme un « pillage du trésor public ». C’est ce que disent les gros titres en Israël, c’est aussi ce qu’affirment tous les leaders de l’opposition. Avigdor Lieberman, chef du parti d’opposition Israel Beitenou, l’a qualifié de « tache noire dans l’histoire d’Israël ».

Ce n’est là qu’une façon parmi d’autres de voir les choses. En réalité, le nouveau budget est un moyen plus élaboré de garantir à long terme un enseignement nationaliste d’extrême droite aux générations futures, de préserver des communautés orthodoxes conservatrices et recluses et de façonner de futurs électeurs imprégnés d’une notion extrémiste de l’État juif.

Telle est la véritable signification des sommes inédites allouées aux partis orthodoxes et surtout aux partis d’extrême droite Sionisme religieux et Force juive, ainsi qu’aux ministères qu’ils contrôlent. Il en résulte dans l’immédiat une perpétuation de l’occupation, son renforcement actuel et son extension future.

Des colons israéliens érigent une structure devant accueillir un nouveau séminaire juif, le 29 mai dans l’avant-poste de Homesh, en Cisjordanie occupée par Israël (Reuters)
Des colons israéliens érigent une structure devant accueillir un nouveau séminaire juif, le 29 mai dans l’avant-poste de Homesh, en Cisjordanie occupée par Israël (Reuters)

Cet aspect du budget est passé presque inaperçu. L’attention et la colère se sont focalisées sur les revendications farfelues des partis orthodoxes et sur le fait que Netanyahou a cédé à leurs exigences sans précédent. C’est ce même Netanyahou qui, en 2003 alors qu’il était ministre des Finances, s’opposait farouchement aux prestations sociales.

« Ceux qui n’en ont pas les moyens ne doivent pas avoir douze ou quatorze enfants », affirmait-il à l’époque. « La politique d’allocations gouvernementales est ce qui laisse les gens en dehors du marché du travail et dans un cycle perpétuel de pauvreté. »

Vingt ans plus tard, soucieux de préserver sa coalition et de rester au pouvoir à tout prix, il a changé d’avis. Les milliards transférés aujourd’hui vers les allocations familiales et le système éducatif ultra-orthodoxe, qui échappe totalement au contrôle de l’État et refuse par idéologie d’enseigner des matières fondamentales telles que les mathématiques ou l’anglais, formeront des générations inaptes à s’intégrer au marché du travail, mais certainement aptes à maintenir leurs bienfaiteurs au pouvoir.

Les autres segments de la société israélienne constatent depuis longtemps avec mécontentement que la communauté ultra-orthodoxe dépend des aides de l’État tout en ne payant pratiquement pas d’impôts et en refusant de servir dans l’armée. Ce nouveau versement colossal a transformé cette colère en ressentiment et en rage.

La vision du Kohelet Policy Forum

Yossi Dahan, responsable de la division Droits de l’homme au College of Law and Business, souligne qu’à bien des égards, ce budget vient concrétiser la vision du Kohelet Policy Forum, un think tank ultraconservateur principalement financé par deux milliardaires américains. Des milliardaires, devrait-on ajouter, qui soutiennent la réforme judiciaire israélienne et sont des mécènes du ministre des Finances Bezalel Smotrich.

« Les régimes démocratiques fondés sur la justice sociale accordent la priorité au financement de l’enseignement public. En Israël, le gouvernement entend financer intégralement et sans condition le système scolaire ultra-orthodoxe, qui affiche une longue tradition de discrimination à l’encontre des enfants d’origine séfarade », explique Yossi Dahan.

« Les écoles privées financées par des fonds publics se développeront sur les ruines de l’enseignement public. Elles privilégieront naturellement les élèves low-cost issus de familles aisées et n’ayant pas de besoins particuliers et coûteux. Telle est la vision de Kohelet. »

« Le nouveau budget est une combinaison de néolibéralisme et de versements affectés aux partis de la coalition »

- Arie Krampf, économiste politique

Le ressentiment croissant des Israéliens laïcs à l’égard des ultra-orthodoxes a détourné leur attention de questions qui ne sont certainement pas moins importantes.

Si les partis orthodoxes font reculer Israël sur le plan social et éducatif, l’extrême droite religieuse au sein de la coalition veut faire avancer Israël à sa manière.

Ils n’attendent pas la réforme judiciaire pour mettre en œuvre le changement profond qu’ils souhaitent : le budget est un outil suffisant pour modifier l’équilibre complexe de la définition d’Israël en tant qu’« État démocratique juif ».

Oubliez le mot « démocratique » et observez l’argent désormais alloué pour rendre Israël plus « juif ». La femme politique d’extrême droite Orit Strook (Sionisme religieux), ministre des Missions nationales et des Colonies, a reçu 280 millions de shekels (environ 70 millions d’euros) pour « renforcer l’identité juive ». Cette somme comprend 120 millions de shekels affectés à la culture juive et 80 millions de shekels dédiés à l’identité juive. 

Ne vous en faites pas si vous ne comprenez pas : personne ne comprend. Cet argent, soit dit en passant, vient s’ajouter aux quelque 200 millions de shekels (environ 50 millions d’euros) dont elle dispose déjà pour aider des familles de la droite religieuse à s’installer dans des villes mixtes où juifs et citoyens de la minorité palestinienne cohabitent en Israël.

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Il est plus que probable que ces changements au sein des communautés mixtes finissent par y rendre la vie encore moins facile, mais il s’agit d’un projet qui s’inscrit dans le cadre de la « mission nationale » du gouvernement israélien visant à judaïser autant de territoire que possible.

Les restrictions imposées aux Palestiniens constituent également un élément important de ce plan. Le ministère d’Orit Strook a obtenu 40 millions de shekels supplémentaires (environ 10 millions d’euros), soit le double de l’ancien budget, pour faire l’acquisition d’équipements spéciaux tels que des drones afin de surveiller les constructions palestiniennes dans la zone C, les 60 % de la Cisjordanie occupée qui sont entièrement contrôlés par Israël.

Comme si cela ne suffisait pas, Avi Moaz, le leader raciste et homophobe du parti Noam, a repris son rôle de vice-ministre au sein du cabinet du Premier ministre après l’avoir quitté il y a quelques semaines. Il s’est vu attribuer un budget de 285 millions de shekels (environ 72 millions d’euros) pour une mission que vous aurez devinée : sauvegarder l’identité juive.  

Préparer un afflux de colons

Alors que les négociations concernant le budget battaient leur plein ce mois-ci, Bezalel Smotrich a donné pour consigne aux autorités de développer les infrastructures en vue de l’arrivée de 500 000 colons juifs supplémentaires en Cisjordanie.

Si cette annonce a coïncidé avec les négociations du budget, cela n’a rien d’un hasard. Celles et ceux qui demandent où a disparu l’argent pour développer les zones périphériques et pauvres passent totalement à côté de l’essentiel : le projet national se concentre désormais sur les colonies juives illégales.

Cette évolution ne s’est pas faite du jour au lendemain, mais ce budget est encore plus que jamais tourné vers les colons.

Alors que le coût de la vie explose en Israël aujourd’hui, les colonies et les avant-postes (colonies illégales au regard du droit israélien) de Cisjordanie qui bénéficient d’un soutien sans pareil des fonds publics sont voués à attirer encore plus de colons désirant un meilleur niveau de vie.

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Le néolibéralisme israélien et les efforts visant à annexer la Cisjordanie ont fusionné en un seul et même projet.

Récemment encore, en plus du budget, le Parlement israélien a abordé un nouveau projet de loi intitulé « fonds de la taxe municipale ». Son concept est simple : le gouvernement prélève les revenus des collectivités locales les plus riches via des taxes municipales et les redistribue aux municipalités les plus pauvres.

On se croirait dans une aventure de Robin des Bois. Seulement, cela n’a rien à voir. Ce que cela implique vraiment, c’est un transfert de pouvoir des collectivités locales au gouvernement, lequel peut décider où va l’argent.

Ce projet de donner plus de pouvoir au gouvernement au détriment des institutions démocratiques touche au cœur de la réforme judiciaire. S’emparer des fonds municipaux est une tactique utilisée précédemment par Viktor Orbán en Hongrie.

Et qui seront les principaux bénéficiaires de cette initiative controversée ? Les colonies situées en Cisjordanie, bien évidemment. Compte tenu de leur statut juridique international – ou plutôt de leur illégalité au regard du droit international –, elles ne peuvent contribuer à ce fonds elles-mêmes, mais elles peuvent en bénéficier. Et c’est ce qu’elles feront, si ce projet de loi est adopté.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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