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Israël : l’agitation autour de la réforme judiciaire provoque un exode

Alors que leur pays est secoué par une profonde crise liée au projet de réforme judiciaire, nombreux sont les Israéliens à la recherche d’une issue de secours et d’un second passeport
Une affiche (disant en anglais « Ne revenez pas ») à l’aéroport international Ben-Gourion alors que les manifestants tentent d’empêcher le départ du Premier ministre Benyamin Netanyahou pour Berlin, le 15 mars (Reuters)
Par Lily Galili à TEL AVIV, Israël

Ces derniers temps, un nombre croissant d’Israéliens envisagent de déménager ou ont déjà activement engagé le processus. Pas pour un autre quartier, une autre ville ou une autre banlieue, ils quittent tout bonnement Israël.

De plus en plus d’Israéliens affluent dans les rues lors de grandes manifestations, portant des drapeaux israéliens et chantant l’hymne national – deux symboles associés depuis des décennies à la droite et aujourd’hui revendiqués par la gauche.

Ce sont probablement les mêmes qui font les deux : se battre pour une version d’Israël qu’ils redoutent de perdre mais qui en ont aussi assez de lutter et se préparent au pire.

Alors que le gouvernement de droite du Premier ministre Benyamin Netanyahou veut réformer en profondeur la justice pour changer fondamentalement la gouvernance d’Israël, le lien naturel et inconditionnel qu’ils avaient avec leur État est aujourd’hui ébranlé, peut-être pour de bon.  

Pour les Israéliens, l’interview radio de Giora Shalgi a été un événement marquant. L’octogénaire a été à la tête de Rafael Advanced Defense Systems (anciennement Rafael Armament Development Authority) pour l’armée israélienne entre 1998 et 2004.

Mais bien qu’il ait consacré sa vie à la machine militaire israélienne sous plusieurs gouvernements de types différents, trois mois après l’entrée en fonction de cette nouvelle administration, il a déclaré à la personne qui l’interviewait qu’il ne voulait plus particulièrement rester en Israël.

« Ce n’est pas moi qui laisse tomber ce pays, c’est mon pays qui m’a laissé tomber »

- Un universitaire israélien

« Au fil des ans, on m’a proposé des salaires lucratifs à l’étranger ; tout comme mes collègues. Je n’écoutais même pas », a-t-il raconté. Alors maintenant, a ajouté Shalgi, quand des gens comme lui commencent à avoir de telles pensées et à se demander « pourquoi suis-je ici ? », c’est que quelque chose ne tourne vraiment pas rond.

« J’ai 84 ans et donc cette question n’est pas pertinente pour moi, mais elle l’est pour mes petits-enfants. L’une de mes petites-filles a déjà décidé d’immigrer en Espagne ; l’autre envisage le Canada. Elles ne veulent pas élever leurs enfants ici. »

Cette interview a fait la une car Shalgi est l’un des icônes de l’engagement sioniste selon les normes israéliennes. 

Bien d’autres envisagent aujourd’hui de partir et ne font pas la une, ils le font tout simplement. Beaucoup d’autres se demandent encore s’ils vont partir ou pas. Certains en parlent ouvertement ; pour d’autres, c’est encore une décision individuelle qu’ils ne sont pas fiers d’annoncer en public.

Après tout, il y a dix ans à peine, quitter Israël était perçu comme un acte qui s’approchait de la trahison. En 1976, le Premier ministre de l’époque Yitzhak Rabin qualifiait les émigrés de « bande de mauviettes », une expression très insultante en hébreu. Le célèbre journaliste israélien AB Yehoshua affirmait qu’ils étaient infectés par un virus.

« Déménagement »

Au fil des ans, cette perspective a évolué, tout comme la terminologie. Un terme plus neutre est venu remplacer le terme négatif utilisé pour décrire celles et ceux qui quittent Israël : « déménagement ».

Les réformes et le discours enflammé du gouvernement actuel ainsi que les immenses manifestations qu’ils ont suscitées ont même légitimé l’envie de départ au sein de ce qui reste des tenants du « uniquement Israël ».

« Déménager », ou même le simple fait d’en parler, est devenu un acte de résistance au visage changeant d’Israël. Le nombre de personnes qui envisagent de « déménager » ou qui ont lancé le processus ne fait qu’augmenter.

Ce phénomène n’est pas totalement nouveau. Il a pris de l’ampleur après les grandes manifestations de 2011, lorsque des centaines de milliers d’Israéliens – ayant en majorité entre 20 et 40 ans – sont descendus dans les rues pour manifester contre le coût élevé de la vie dans un pays exigeant qui ne leur offrait pas grand-chose en retour selon eux.

À l’époque, on se concentrait uniquement sur l’économie. Personne n’osait faire référence au motif sous-jacent plus profond : la réévaluation de la signification du sionisme au XXIe siècle.

Pour toutes les personnes impliquées, c’était quelque chose d’explosif et ça l’est toujours.

Des Israéliens manifestent à Tel Aviv après le limogeage par Benyamin Netanyahou du ministre de la Défense qui avait critiqué ses réformes, le 19 mars (Reuters)
Des Israéliens manifestent à Tel Aviv après le limogeage par Benyamin Netanyahou du ministre de la Défense qui avait critiqué ses réformes, le 19 mars (Reuters)

Au cours des dix ans qui se sont écoulés entre ces manifestations et celles d’aujourd’hui, lesquelles sont sans précédent par leur ampleur et la colère qui les anime, le « déménagement » a des causes plus profondes et un motif différent : « la situation ».

Nombreuses sont les publications Facebook qui commencent par « En raison de la situation, ma femme et moi prévoyons de déménager » sur les groupes dédiés au fait de quitter Israël.

La nature de cette « situation » reste ouverte à interprétation. Un couple qui envisage de déménager en Irlande s’est inquiété de la posture des Irlandais souvent critique envers Israël. Un membre du groupe a répondu : « Si vous envisagez de déménager, vous partagerez probablement ce sentiment avec l’Irlande. » Voilà le discours.

Sur Facebook, on trouve 25 groupes à propos du « déménagement » en hébreu. Ils partagent des astuces pour déménager n’importe où, de l’Amérique à la Thaïlande, même si la majorité sont consacrés à l’Europe occidentale.

Dubaï est le petit dernier d’une liste croissante de pays alternatifs. Certaines célébrités et hommes d’affaires israéliens ont déjà fait de cette ville et de l’émirat leur nouveau foyer, bien que cela ait peu à voir avec le gouvernement ou avec les manifestations et plus avec le style de vie qu’offre Dubaï. Toutefois, les Israéliens ont tendance à suivre les communautés israéliennes existantes, et d’autres moins riches et célèbres voient désormais Dubaï comme une option.

Certains des groupes fournissent des informations, tandis que d’autres ont plus pour vocation de soutenir les nouveaux. Certains comptent plus de 20 000 membres. Et ces groupes ne cessent de grandir. L’administrateur de l’un des groupes très fréquentés a récemment publié : « Ces dernières semaines, nous avons connu une croissance rapide et de nombreuses questions se répètent. Je suggère qu’on passe à des discussions en direct. »

Certaines publications sont anonymes. La honte d’abandonner Israël est trop grande pour beaucoup, tandis que d’autres ne veulent simplement pas être repérés par leurs employeurs.

Des tentations

Le plus important des groupes s’appelle « les Israéliens au Portugal ». Il est populaire parce que les Israéliens – en particulier ceux d’ascendance séfarade ou avec des liens établis avec l’expulsion espagnole des juifs en 1492 – peuvent assez facilement obtenir un passeport portugais. Et c’est ce qu’ils ont fait en grand nombre.

Récemment, le Portugal a complexifié un peu les choses, mais c’est toujours faisable. Entre temps, une communauté israélienne florissante s’est établie dans le pays. Rien qu’en 2020, plus de 20 000 Israéliens ont obtenu la nationalité, juste derrière les Brésiliens, qui ne sont que 65 de plus à être devenus Portugais.

Le Portugal est toujours une destination recherchée, comme le sait parfaitement Chabad, un mouvement missionnaire juif orthodoxe. Son antenne portugaise a récemment contacté les Israéliens qui prévoyaient de déménager là-bas pour annoncer l’ouverture d’une nouvelle crèche.

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Les personnes qui envisagent désormais le Portugal se tournent vers les Israéliens déjà établis là-bas pour avoir leur aide et des conseils. Et pour rendre le tout plus tentant, des publicités destinées aux hébréophones pour des événements tels que les cérémonies de Pessah et les fêtes de l’indépendance israélienne sont publiées par différentes organisations. La langue utilisée ici est essentielle : ces publicités s’adressent aux Israéliens – et non à la communauté juive locale.  

En 2023, Chypre est également une destination privilégiée. Probablement en raison de la proximité étroite de l’île avec Israël, a seulement 45 min de vol, et l’existence d’une petite mais bien établie communauté israélienne pour rendre le déménagement moins effrayant. Les publications les plus récentes sur Facebook demandent des informations sur le système éducatif, les visas de travail, les prix de l’immobilier et même les services fournis aux femmes enceintes. La nature très pratique de ces questions atteste de l’intention véritable des personnes qui les publient.

Même des États-nations sont concernés. La semaine dernière, les autorités grecques ont approché les entreprises de la tech israélienne et les ont invitées à s’installer en Grèce, leur offrant des incitations alléchantes. La tech sera l’un des premiers secteurs à être affectés par les implications économiques de la réforme judiciaire. Déjà, beaucoup de ces sociétés ont commencé à transférer de l’argent à l’étranger ou ont redirigé leurs investissements hors d’Israël et on pourrait voir en fin de compte le transfert de sociétés entières et de leurs employés, sapant au passage un pilier clé de l’économie israélienne.

La tentation du départ est partout : des avocats font de la pub pour de l’aide à l’obtention de passeports allemands destinée aux descendants de juifs allemands et Israéliens originaires de Roumanie ou de Moldavie. D’autres louent les atouts d’un passeport autrichien, aujourd’hui supposé plus recherché et plus facile à obtenir.

Le passeport comme assurance

Dans la tranche d’âge 25-45 ans, beaucoup connaissent quelqu’un qui est déjà parti ou dont le départ est en cours. Un universitaire dans un domaine très recherché qui prévoit de partir s’est confié à Middle East Eye sous couvert d’anonymat car il n’a pas encore dévoilé ses projets à ses proches ou ses employeurs.

« Ce n’est pas moi qui laisse tomber ce pays, c’est mon pays qui m’a laissé tomber », se lamente-t-il. L’homme a 38 ans et est père de quatre enfants. Sa destination est le Canada, et il cherche des immigrés comme lui.

Les personnes qui partiront sont les libéraux, les personnes éduquées, principalement de la classe moyenne, ce qui signifie qu’une fuite de cerveaux est une menace imminente. Les juifs orthodoxes et les sionistes messianiques qui veulent s’installer dans la bande de Gaza ou dans les colonies de Cisjordanie resteront

« On m’avait proposé un emploi là-bas il y a quelques années et je l’avais refusé. J’avais l’impression d’une erreur. Aujourd’hui, je sens que c’est la chose à faire. Je ne quitte pas Israël – je quitte un pays différent », estime-t-il.

C’est le sentiment qui prévaut : l’État a violé le contrat social tacite ; ce contrat n’est plus contraignant.

Le nombre de départs n’est pas encore connu, mais la tendance à l’émigration est évidente. Plus d’un million d’Israéliens a déjà un second passeport, généralement américain ou d’un pays de l’Union européenne.

Une source à l’ambassade polonaise en Israël a déclaré à MEE que la demande de passeports polonais pour les enfants ou petits-enfants de juifs polonais avait récemment augmenté d’environ 20 %. Toutefois, l’objectif ultime n’est pas de vivre en Pologne, c’est un accès à l’Union européenne que fournit le passeport polonais.

Pour la plupart des gens, un second passeport est une sorte d’assurance pour les jours à venir. Quitter ou non le pays reste hypothétique et une affaire de « si » : si Israël devient une dictature, si la situation économique devient insupportable, s’il s’ensuit du chômage, s’ils perdent l’Israël pour lequel ils se sont battus et pour lequel ils étaient prêts à faire des sacrifices.

La semaine dernière, il y a eu une « journée de perturbations » massives à travers Israël. Pour la première fois, les manifestants ont affirmé « nous ne vivrons pas dans un pays avec différentes lois pour différents secteurs ». Ils voulaient dire des lois différentes pour les laïcs et les orthodoxes, pour les juifs et les Palestiniens, pour les hommes et les femmes, pour les personnes hétérosexuelles et la communauté LGBTQ+.

Si la réforme de la justice se concrétise, Israël deviendra un pays très différent à de nombreux égards. Les personnes qui partiront – ou qui peuvent se le permettre – sont les libéraux, les personnes éduquées, principalement de la classe moyenne, ce qui signifie qu’une fuite de cerveaux est une menace imminente.

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Les juifs orthodoxes et les sionistes messianiques qui veulent s’installer dans la bande de Gaza ou dans les colonies de Cisjordanie depuis longtemps abandonnées resteront forcément.

Demeure la question suivante : qu’arrivera-t-il maintenant que la réforme de la justice est suspendue jusqu’en mai ? Les prochaines semaines pourraient ne pas suffire pour guérir la blessure profonde qui s’est ouverte dans le pays. La rupture de confiance est trop profonde. Certains pourraient retarder leur projet de déménagement, mais quitter le pays restera une option pour les semaines à venir.

L’ancien contrat social entre l’État et ses citoyens s’est effondré et personne ne sait à ce stade comment en rédiger un nouveau. Ofir Sofer (Likoud), ministre de l’Immigration et de l’Intégration, est responsable des nouveaux arrivés et des personnes qui choisissent de « déménager ».

Il a refusé de répondre aux questions de MEE sur le sujet. Peut-être qu’il n’en a aucune.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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