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La vague de juifs désabusés qui quittent Israël est loin d’être un fait nouveau

La nouvelle vague de départs d’Israël après les récentes élections s’inscrit dans une longue tradition de départs de colons juifs désabusés
Un homme consulte un panneau d’information sur les vols dans le terminal des départs de l’aéroport international Ben Gourion de Lod, près de Tel-Aviv (Israël), le 10 mars 2020 (Reuters)
Un homme consulte un panneau d’information sur les vols dans le terminal des départs de l’aéroport international Ben Gourion de Lod, près de Tel-Aviv (Israël), le 10 mars 2020 (Reuters)

En décembre, le journal israélien Maariv a évoqué un nouveau mouvement dont l’objectif est de faciliter l’émigration des juifs israéliens vers les États-Unis à la suite des récentes élections israéliennes, qui, selon eux, altèrent le rapport de l’État sioniste à la religion. 

Le groupe, qui se nomme « Quitter le pays – ensemble », prévoit de déplacer 10 000 juifs israéliens dans la première phase de son plan. Parmi les dirigeants du groupe figurent le militant israélien anti-Netanyahou Yaniv Gorelik et l’homme d’affaires israélo-américain Mordechai Kahana. 

Alors qu’il s’employait activement par le passé à amener des colons juifs en Israël, Kahana a tweeté : « Après avoir passé des années à faire entrer en Israël des juifs depuis des zones de guerre du Yémen, d’Afghanistan, de Syrie et d’Ukraine, j’ai décidé d’aider les Israéliens à faire leur alya aux États-Unis. » Il a également déclaré à la presse qu’il était « temps d’offrir au mouvement sioniste une alternative au cas où les choses en Israël continueraient d’empirer. »

« Avec un tel gouvernement en Israël, le gouvernement américain devrait laisser immigrer tous les Israéliens qui possèdent une entreprise ou qui exercent une profession recherchée aux États-Unis, comme les médecins et les pilotes », a déclaré  l’homme d’affaires israélo-américain Mordechai Kahana (Wikipedia)
« Avec un tel gouvernement en Israël, le gouvernement américain devrait laisser immigrer tous les Israéliens qui possèdent une entreprise ou qui exercent une profession recherchée aux États-Unis, comme les médecins et les pilotes », a déclaré  l’homme d’affaires israélo-américain Mordechai Kahana (Wikipedia)

« J’ai vu des gens dans des groupes WhatsApp parler d’Israéliens qui émigraient en Roumanie ou en Grèce, mais je pense personnellement qu’il sera beaucoup plus facile pour eux d’émigrer aux États-Unis », a ajouté Kahana.

« J’ai une gigantesque ferme dans le New Jersey et j’ai proposé à des Israéliens de me rejoindre pour transformer ma ferme en kibboutz […] Avec un tel gouvernement en Israël, le gouvernement américain devrait laisser immigrer tous les Israéliens qui possèdent une entreprise ou qui exercent une profession recherchée aux États-Unis, comme les médecins et les pilotes. »

Kahana n’est pas le premier homme d’affaires juif à posséder une immense ferme dans le New Jersey et à vouloir la transformer en colonie juive. 

Une colonisation juive aux États-Unis

Au cœur du mouvement migratoire juif massif de 1882 à 1914, lors duquel environ deux millions d’immigrés juifs russes sont arrivés aux États-Unis pour échapper à la pauvreté croissante et à la montée de l’antisémitisme, le baron Maurice de Hirsch, financier et philanthrope juif franco-allemand, a été le précurseur de ces efforts. Il a fondé la Jewish Colonization Association (JCA), constituée en société à Londres en 1891. 

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Son objectif était de financer des colonies agricoles juives pour les juifs russes en Russie et dans le monde entier, mais surtout en Amérique. La première colonie agricole de la JCA aux États-Unis a été la colonie Woodbine, fondée en 1891 dans le sud du New Jersey. 

En 1900, le baron de Hirsch a fondé la Jewish Agricultural Society, qui aidait à déplacer les colons juifs de la côte est des États-Unis vers l’intérieur des terres.

Ses activités ont duré jusqu’en 1972. En 1892, il a fondé la Woodbine Agricultural School afin de former les colons juifs aux méthodes agricoles et de les financer. La colonie Woodbine a prospéré dans les années 1920 et 1930. Après 1948, elle a accueilli des centaines de survivants de l’Holocauste en tant que nouveaux colons. 

En plus de la colonie agricole de la JCA dans le New Jersey, l’Organisation territoriale juive, une émanation de l’Organisation sioniste, créée en 1901, a contribué à financer le « plan Galveston » de colonisation juive de l’ouest des États-Unis via Galveston (Texas) en 1907. 

En 1914, 10 000 migrants juifs avaient ainsi pu être envoyés dans le Southwest américain. Aujourd’hui, Kahana semble intéressé par des projets similaires.

Le départ de colons juifs de Palestine n’est guère un phénomène nouveau et est en réalité aussi ancien que la colonisation juive sioniste du pays, qui a débuté dans les années 1880

En Israël, pays imprégné de l’idéologie religieuse et coloniale sioniste, l’émigration des juifs vers la Palestine en tant que colons est historiquement appelée alya, un terme positif signifiant « ascension » (vers le paradis ?). En revanche, le fait que les colons juifs rejettent cet effort de colonisation en émigrant vers l’Europe ou ses colonies blanches (principalement les États-Unis, le Canada et l’Australie, mais aussi l’Amérique du Sud) est qualifié de yerida, un terme péjoratif signifiant « descente » (du paradis ?). 

Certains sionistes affirment que ces termes ont des origines bibliques, bien que la version sioniste n’ait pas grand-chose à voir avec leur signification originelle. 

Il est instructif à cet égard que Kahana, qui régule le mouvement sioniste, qualifie l’émigration des juifs israéliens vers les États-Unis d’alya. « J’ai fait mon alya aux États-Unis en 1991 », explique-t-il. « J’ai augmenté mon niveau de vie et j’ai élevé mon niveau d’éducation et celui de mes enfants. »  

Le départ de colons juifs de Palestine n’est guère un phénomène nouveau et est en réalité aussi ancien que la colonisation juive sioniste du pays, qui a débuté dans les années 1880. 

Dissuader les candidats à l’émigration

À l’époque, des colons juifs d’Ukraine, membres du Bilou, un mouvement établi à Kharkov et Odessa, ont quitté la Palestine après avoir été déçus par les résultats de leurs efforts coloniaux, pour rallier les États-Unis et la Russie. 

En effet, entre les années 1880 et la Première Guerre mondiale, la majorité des colons juifs qui étaient arrivés en Palestine dans cet intervalle ont quitté le pays. Pas moins de 10 %, soit environ 60 000 personnes, sont partis entre les années 1920 et 1948, en plus des 30 000 qui sont partis avant la conquête britannique. 

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Selon le chercheur israélien Meir Margalit, des milliers d’autres colons souhaitaient émigrer mais n’avaient pas les moyens de partir. Des milliers d’autres ont fait appel à l’ONU après la Seconde Guerre mondiale « pour être inscrits sur les listes de réfugiés autorisés à retourner dans leur patrie en Europe – à l’instar des personnes déplacées dispersées dans toute l’Europe ». 

L’Organisation du retour des immigrés allemands, basée en Palestine, a demandé à l’ONU de l’aider à organiser les retours en Autriche et en Tchécoslovaquie.

En 1947, les colons juifs ont soumis 485 demandes de passeport autrichien, tandis que le consul polonais à Tel-Aviv a signalé que 14 500 colons juifs polonais avaient demandé un visa pour retourner dans leur pays. Mais les dirigeants sionistes ont conspiré avec les Polonais pour créer des retards interminables dans le traitement des demandes afin de dissuader les candidats à l’émigration. 

Après la création d’Israël, l’émigration était toujours un élément de l’expérience des colons juifs dans le pays. Mais entre 1948 et le milieu des années 1950, 10 % des nouveaux colons ont également quitté le pays.  

Préoccupé par l’échec de son projet colonial visant à garder les colons juifs dans le pays, le gouvernement israélien a introduit de sévères restrictions à leur émigration de 1948 à 1961 en exigeant un visa de sortie, qui était souvent refusé.

Fin 2003, le gouvernement israélien estimait que plus de 750 000 Israéliens vivaient hors du pays de manière permanente, la majorité aux États-Unis et au Canada

Malgré ces restrictions, au dixième anniversaire de la fondation d’Israël en 1958, 100 000 colons étaient partis. En 1967, plus de 180 000 Israéliens, juifs pour la plupart, avaient émigré. Le gouvernement israélien a continué de leur mettre des bâtons dans les roues dans les années 1960 et au-delà. 

Pourtant, en 1980, pas moins d’un demi-million d’Israéliens avaient déjà émigré rien qu’aux États-Unis. Fin 2003, le gouvernement israélien estimait que plus de 750 000 Israéliens vivaient hors du pays de manière permanente, la majorité aux États-Unis et au Canada.

Plus récemment, on estime que sur les 600 000 à 750 000 Israéliens vivant aux États-Unis, 230 000 sont des juifs nés en Israël (c’est-à-dire des enfants de colons immigrés juifs). Entre 1948 et 2015, selon le gouvernement israélien, 720 000 Israéliens ont émigré et ne sont jamais revenus. 

La menace d’un État religieux et raciste

La population palestinienne est déjà majoritaire entre le fleuve et la mer depuis plusieurs années, dépassant le nombre de colons juifs vivant dans le pays. En parallèle, plus d’un million de juifs israéliens ont obtenu une double nationalité au cours des deux dernières décennies, cette seconde nationalité étant invariablement européenne ou américaine, afin de se préparer à quitter la colonie si elle venait un jour à disparaître. 

Il n’est guère anormal de voir ces colons juifs désabusés vouloir quitter leur colonie pour s’installer dans une autre, où le privilège blanc est également garanti.

Dans l’ensemble du monde colonisé, les colons blancs ont choisi de retourner dans leur mère patrie européenne, comme l’ont fait les colons français au Maghreb, les colons portugais en Angola et au Mozambique (bien qu’un bon nombre d’entre eux soient allés au Brésil) et les colons britanniques au Kenya.

D’autres se sont installés en Australie, au Canada et aux États-Unis (après 1980, les Rhodésiens blancs ont principalement rallié l’Afrique du Sud sous apartheid), comme l’avaient fait les Blancs d’Afrique du Sud. Déjà en 2016, on estimait que jusqu’à environ 30 % des juifs français qui avaient émigré en Israël avaient fini par rentrer en France, malgré les efforts intenses déployés par Israël et des groupes sionistes pour les attirer et les garder dans la colonie.

La signification de ce nouveau mouvement – « Quitter le pays – ensemble » – est qu’il est le résultat immédiat de la toute récente accession au pouvoir d’un nouveau gouvernement israélien. 

Le fait que tant de juifs israéliens et leurs partisans libéraux à l’étranger soient consternés par la nature du gouvernement Netanyahou qui s’annonce est principalement lié à une inquiétude quant au sort de la société coloniale juive prétendument « laïque et démocratique » qui se transforme en un État religieux et raciste, et pas nécessairement à son racisme anti-palestinien et à son engagement à approfondir la colonisation juive.

Ce dernier point reste toutefois préoccupant dans la mesure où il pourrait entraîner la disparition pure et simple de « l’État juif ». 

Pour les Palestiniens, Israël est depuis sa fondation un État religieux et raciste, et surtout un État colonial. 

Contrairement aux libéraux juifs israéliens et à leurs soutiens internationaux, pour les Palestiniens, le nouveau gouvernement israélien ne différera probablement de ses prédécesseurs que par sa rhétorique ouverte sur la suprématie juive et la colonisation juive, mais pas par ses politiques racistes et coloniales réelles contre le peuple palestinien.

Mais la plupart des Palestiniens espèrent certainement que le groupe « Quitter le pays – ensemble » laisse présager une décolonisation définitive de leur pays dans un avenir proche.

- Joseph Massad est professeur d’histoire politique et intellectuelle arabe moderne à l’université Columbia de New York. Il est l’auteur de nombreux livres et articles, tant universitaires que journalistiques. Il a notamment écrit Colonial Effects: The Making of National Identity in Jordan, Desiring Arabs et, publié en français, La Persistance de la question palestinienne (La Fabrique, 2009). Plus récemment, il a sorti Islam in Liberalism. Ses livres et articles ont été traduits dans une douzaine de langues.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Joseph Massad is professor of modern Arab politics and intellectual history at Columbia University, New York. He is the author of many books and academic and journalistic articles. His books include Colonial Effects: The Making of National Identity in Jordan; Desiring Arabs; The Persistence of the Palestinian Question: Essays on Zionism and the Palestinians, and most recently Islam in Liberalism. His books and articles have been translated into a dozen languages.
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