Réservé aux sionistes : l’erreur fondamentale du mouvement de protestation en Israël
Le centre-gauche israélien revient à la vie après des années d’indifférence en remplissant les rues des villes – notamment Tel Aviv – de foules de manifestants. Au cours des derniers week-ends, des citoyens sont descendus de plus en plus nombreux dans la rue : samedi 21 janvier, Tel Aviv comptait à elle seule plus de 100 000 manifestants.
Le nouveau gouvernement d’Israël, le plus à droite et le plus ultra-religieux de l’histoire du pays, a réussi en quelques jours à terrifier les partisans de l’opposition – et de nombreux Israéliens ont tenu à le prouver par leur présence.
Théoriquement, c’est une très bonne nouvelle. Parmi les pires maladies qui affectent la société israélienne ces dernières années figure l’indifférence du public à l’égard de tout ce qui n’est pas d’ordre strictement privé, ce à quoi s’ajoutent un déni, un refoulement et un aveuglement aux proportions massives.
L’hypocrisie et le deux poids, deux mesures de la gauche sioniste ont été une fois de plus révélés au grand jour, dans toute leur laideur. Les manifestations ont été réservées aux juifs, ignorant totalement l’occupation
Ainsi, la place principale de Tel Aviv est redevenue bondée. En 1982, ces mêmes rues avaient vu affluer environ 400 000 Israéliens venus protester contre le massacre de Palestiniens dans le quartier de Sabra et le camp de réfugiés de Chatilaau Liban – un massacre commis sous la supervision d’Israël. Le calme a régné dans ces rues dans les décennies qui ont suivi.
Après le mouvement de protestation de 1982, qui était à l’époque le plus important de toute l’histoire d’Israël, le pays a semblé entrer en hibernation. Il s’est réveillé en 2011 pendant quelques semaines, lorsque des protestations sociales contre le coût de la vie ont éclaté – mais cette éruption s’est rapidement calmée et n’a laissé presque aucune trace.
Au cours des années suivantes, les attaques répétées d’Israël contre Gaza, qui ont coûté la vie à des milliers d’habitants dont des centaines d’enfants, la poursuite de l’occupation et même la hausse vertigineuse du coût de la vie n’ont pas suscité de véritables protestations. Les Israéliens ont généralement semblé ignorer les grands tabous, au premier rang desquels celui de l’occupation, comme si les ignorer pouvait les faire disparaître.
Un point d’inflexion
Tout cela a changé au lendemain des dernières élections nationales, lorsqu’il est apparu clairement que Benyamin Netanyahouallait non seulement revenir au poste de Premier ministre, mais aussi prendre la tête d’un gouvernement radical dans lequel il représenterait l’aile gauche libérale.
Des figures du camp des colons d’extrême droite, encore marginales à la veille du scrutin, ont été nommées à des postes ministériels clés, tandis que certains grand noms du Likoud nommés ministres proviennent de l’aile droite radicale de leur parti. Cette nouvelle réalité terrifiante, accompagnée d’une campagne médiatique d’intimidation, a été un coup de tonnerre pour le camp de centre-gauche, jusque-là indifférent, qui s’est finalement réveillé pour passer à l’action civique.
Les récentes manifestations de masse constituent le premier chapitre du mouvement de protestation qui résulte de l’actualité : les organisateurs brandissent la menace d’une escalade vers une agitation civile à plus grande échelle, y compris via des grèves. Pourtant, ce n’est pas l’ampleur du mouvement de protestation, ni son caractère, qui doit préoccuper les amoureux de la démocratie en Israël et à l’étranger, mais plutôt sa teneur.
La vague actuelle de protestations a éclaté après que le nouveau ministre israélien de la Justice, Yariv Levin (Likoud), a annoncé un projet de refonte du système judiciaire. Le programme de Levin doit en effet susciter l’inquiétude : il transférerait la quasi-totalité des pouvoirs à l’exécutif et neutraliserait presque totalement l’autorité et l’indépendance du pouvoir judiciaire. Sous ce nouveau programme, Israël ne disposerait plus de trois autorités indépendantes et mutuellement équilibrées, comme cela devrait être le cas dans une démocratie.
À la place, il y aurait une autorité toute puissante, le pouvoir exécutif, qui contrôlerait le pouvoir législatif grâce à la majorité détenue par la coalition, mais aussi désormais le système judiciaire.
Israël, un pays sans Constitution et sans tradition démocratique, encourt le risque de devenir une autocratie. Le danger est clair et tangible. Protester contre cela est une nécessité. Les minorités, les faibles et les opprimés se retrouveraient sans aucune protection face à l’inconscience de la majorité.
Le système judiciaire serait repeint en couleurs politiques vives et ses juges seraient obligés de s’incliner devant les responsables politiques en charge de leur nomination. Il s’agit là d’une raison plus que valable pour protester avec véhémence.
Les Palestiniens ignorés
Cependant, les manifestations ont immédiatement pris le caractère typique des mouvements de protestation menés par la gauche sioniste en Israël depuis des générations. Si une poignée de drapeaux palestiniens ont été brandis lors de la première manifestation, les organisateurs se sont empressés de renier toute présence palestinienne en inondant les manifestations de milliers de drapeaux israéliens.
Une manifestation pour l’égalité s’est ainsi transformée en une manifestation exclusivement juive et sioniste prônant la suprématie juive en Israël. Une fois de plus, les manifestants ont demandé qu’on ne les embête pas avec l’occupation, sous prétexte qu’il est ici question du système judiciaire et qu’il ne faut pas entremêler les questions – comme si l’occupation n’occultait pas tout le reste et n’était pas la composante la plus caractéristique du régime israélien.
En réalité, cela fait longtemps qu’Israël est tyrannique. Si certains habitants vivent sous une dictature – et cela ne fait aucun doute –, alors il n’y a pas de démocratie, même si les autres habitants du pays jouissent de tous leurs droits
Le fondement moral de ces manifestations a ainsi été abandonné. Ni les Palestiniens, ni les Israéliens juifs opposés à l’occupation n’y étaient les bienvenus.
L’hypocrisie et le deux poids, deux mesures de la gauche sioniste ont été une fois de plus révélés au grand jour, dans toute leur laideur. Les manifestations ont été réservées aux juifs, ignorant totalement l’occupation. En d’autres termes, le danger qui menace la démocratie en Israël, du point de vue du centre-gauche, est uniquement représenté par le programme de réforme du nouveau ministre de la Justice, sans lequel Israël demeure selon eux une démocratie libérale.
Il s’agit là de la mère de tous les mensonges que les Israéliens se racontent à eux-mêmes et racontent au monde. C’est dans leur pays que vivent près de sept millions de juifs et sept millions de Palestiniens entre le Jourdain et la Méditerranée – et ce pays compte trois systèmes de justice distincts : la démocratie pour les juifs, un régime oppressif pour les citoyens palestiniens d’Israël et une tyrannie militaire pour les populations des territoires occupés.
Ce pays continue de se faire passer pour une démocratie libérale, que seules les réformes judiciaires annoncées par le nouveau ministre de la Justice transformeraient en dictature.
Rien de nouveau
En réalité, cela fait longtemps qu’Israël est tyrannique. Si certains habitants vivent sous une dictature – et cela ne fait aucun doute –, alors il n’y a pas de démocratie, même si les autres habitants du pays jouissent de tous leurs droits. Il n’y a pas de démocratie partielle ; il n’y a pas de démocratie quand il y a un apartheid.
Les manifestations actuelles visent donc à défendre uniquement les droits des citoyens juifs israéliens déjà privilégiés, tout en ignorant les droits des opprimés qui n’ont ni citoyenneté ni droits civiques. Les milliers de drapeaux israéliens brandis par les manifestants symbolisent ce qui ne va pas dans ces manifestations : elles ne s’adressent qu’aux juifs.
Aucun Palestinien qui se respecte, qu’il soit citoyen de l’État ou non, ne peut se joindre à une manifestation dont le drapeau est celui de l’occupation israélienne et qui interdit le drapeau du peuple palestinien. Une fois de plus, il apparaît clairement que lorsqu’il est question de la question fondamentale du caractère de l’État et de sa relation avec l’occupation, la différence entre la droite et la gauche israéliennes est beaucoup plus mince qu’il n’y paraît.
Des manifestations uninationales dans un État binational ne sont pas des manifestations démocratiques. Les mises en garde concernant les expressions d’opposition à l’occupation dans le cadre de ces manifestations visent à occulter la réalité et à la faire disparaître.
Bien avant le programme de « réforme » de Levin ou le sixième mandat de Premier ministre de Netanyahou, obtenu en dépit de l’affaire de corruption qui le vise toujours, Israël ne pouvait être considéré comme une nation de droit et de démocratie, précisément en raison de ce fait qu’il tente de fuir : Israël est une nation occupante. Et depuis le jour où il est apparu clairement que l’occupation israélienne n’était pas temporaire, il n’y a eu aucune intention évidente d’y mettre fin – et il n’en a apparemment jamais été question, puisqu’Israël serait alors clairement devenu un État d’apartheid.
Si l’occupation militaire n’est pas temporaire, alors ce n’est pas une occupation militaire. Elle fait partie de l’État, qui devient ainsi un État d’apartheid. Manifester sans tenir compte de cet aspect revient à manifester à bord du Titanic pour ne dénoncer que la qualité de la musique et des boissons, tout en ignorant la trajectoire calamiteuse empruntée par le paquebot.
- Gideon Levy est un chroniqueur et membre du comité de rédaction du journal Haaretz. Il a rejoint Haaretz en 1982 et a passé quatre ans comme vice-rédacteur en chef du journal. Il a obtenu le prix Euro-Med Journalist en 2008, le prix Leipzig Freedom en 2001, le prix Israeli Journalists’ Union en 1997 et le prix de l’Association of Human Rights in Israel en 1996. Son dernier livre, The Punishment of Gaza, a été publié par Verso en 2010.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].