Israël : pourquoi un État suprémaciste juif ne pourra jamais triompher
Il y a une scène clé dans The Holy Land and Us, le documentaire en deux parties de la BBC raconté en parallèle par un juif britannique et un Palestino-Britannique, chacun ayant ses propres liens avec les événements de 1948.
Cette scène ne contribue en rien à l’objectif du documentaire de placer les deux récits côte à côte, sur un pied d’égalité. Au contraire, elle illustre de manière frappante l’asymétrie du conflit israélo-palestinien.
Il s’agit du passage où Daniel, l’un des intervenants invités à témoigner dans le cadre de ce projet, se trouve sur le site d’une bataille qui s’est déroulée en 1948 et à laquelle son père a participé. Les troupes juives avaient alors repoussé les forces jordaniennes pour prendre le contrôle de villes proches de Tel Aviv.
Ému aux larmes, il comprend que son père, qui ne s’est jamais exprimé sur ces événements, a risqué sa vie pour contribuer à la création d’Israël.
Daniel ne pose pas de questions sur les 50 000 Palestiniens qui ont perdu leur foyer lorsque les forces juives ont pris Lod et Ramla, ni sur l’endroit où il se trouve. C’est là que se trouvait Jimzu, un village palestinien dont il n’existe plus aucune trace aujourd’hui. L’élément de l’histoire de Daniel lié à la Nakba n’est reconnu que par la voix off.
Cette scène est très révélatrice.
L’asymétrie de l’idée selon laquelle deux récits moraux s’affrontent dans ce conflit se retrouve à tous les niveaux.
Le déni [israélien de la Nakba] existe pour des raisons pratiques. En effet, reconnaître ne serait-ce qu’un seul élément de ce qui s’est passé et continue de se passer chaque jour, c’est jeter le doute non seulement sur le passé d’Israël, mais aussi sur son avenir
Alors que les Palestiniens ne comprennent que trop bien la nature de la conquête sioniste de 1948, de 1967 et d’aujourd’hui, le déni lié au projet d’établissement d’un État à majorité juive est profondément ancré dans l’esprit des sionistes, de quelque obédience qu’ils soient.
D’un point de vue pratique, les Palestiniens sous occupation parlent hébreu, car de nombreuses familles sont passées par le système carcéral, vivent à Jérusalem ou sont citoyens israéliens, mais aussi puisque tous passent chaque jour par un poste de contrôle israélien. Ils dévorent l’actualité israélienne et consomment chaque mot prononcé ou pensé par leurs occupants.
En revanche, de moins en moins de juifs israéliens parlent l’arabe parce qu’il n’est plus enseigné dans les écoles. Mais ce n’est rien comparé aux mythes sur lesquels repose le projet de création d’Israël. Ici, l’asymétrie est bien plus vive.
Les mythes fondateurs d’Israël
Dès le départ, le projet sioniste a nié l’existence d’une population autochtone jouissant de droits sur ses terres. Bezalel Smotrich, ministre israélien des Finances et homme politique d’extrême droite, n’est pas le premier à dire que « les Palestiniens n’existent pas ». Golda Meir l’avait déjà affirmé, en 1969.
Le projet sioniste a nié la Nakba et tous les coups bas employés – identification et assassinat de chefs de village, empoisonnement de puits – pour faire en sorte que 700 000 Palestiniens s’en aillent et restent loin de chez eux.
Il a fallu trois décennies de recherches pour démonter la propagande qui prétendait que les villageois avaient été sommés de fuir par l’armée jordanienne en marche. Et quatre autres décennies avant que les Nouveaux historiens ne révèlent l’ampleur des massacres. Aujourd’hui encore, tous n’ont pas été documentés.
Chaque génération de juifs israéliens s’est efforcée d’entretenir le mythe de la création d’un nouvel État dans un espace vide ou de reprendre la formule classique et fallacieuse décrivant la Palestine comme « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ».
Aujourd’hui encore, rares sont les juifs israéliens qui prononcent le mot « Palestinien ». Ils parlent plutôt des « Arabes », comme si les 7 millions de Palestiniens qui vivent parmi eux allaient finir un jour par se fondre dans l’arrière-pays arabe.
Il va sans dire que la réalité démographique fait également l’objet d’un débat animé.
Le déni à cette échelle n’est pas seulement une fonction psychologique. Bien que ce soit aussi le cas. La création d’Israël est considérée par ses bâtisseurs comme un miracle de l’histoire juive. Le déni existe pour des raisons pratiques. En effet, reconnaître ne serait-ce qu’un seul élément de ce qui s’est passé et continue de se passer chaque jour, c’est jeter le doute non seulement sur le passé d’Israël, mais aussi sur son avenir.
Sionisme « graduel » et sionisme « accéléré »
Le tableau n’est pas figé et certaines voix s’expriment.
Yossi Beilin, ancien ministre et négociateur des accords d’Oslo, a récemment déclaré que l’une des plus grandes erreurs commises par les négociateurs palestiniens était d’avoir cru les Israéliens au sujet du gel de la construction des colonies.
« Les Palestiniens ont exigé que nous gelions toutes les colonies. Rabin a répondu : “Nous avons la décision gouvernementale 360 de 1992.” Quiconque lit cet article constate qu’Israël a décidé unilatéralement de geler les colonies », a-t-il indiqué à Kan 11 News.
Le projet de l’occupant visant à diviser pour régner vacille
« Nous l’avons présenté aux Palestiniens et ils nous ont crus, ils ont donc accepté. Ce fut là leur plus grande erreur. Ils n’ont pas exigé de clause explicite [dans les accords d’Oslo] sur le gel des colonies parce qu’ils nous croyaient. »
En toute franchise, cet aveu arrive 30 ans trop tard. Mais à mesure que les jours passent et que les tambours de guerre se font de plus en plus bruyants, les liens deviennent plus clairs entre ceux qui s’identifient comme des libéraux et les suprémacistes qui ne se soucient pas du nom qu’on leur donne.
L’idée qui réduit le conflit autour de la tentative de réforme judiciaire du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou à une opposition entre démocrates et fascistes s’effrite lorsqu’il est question de l’occupation.
Daniel Levy, président de l’US Middle East Project (USMEP), décrit avec plus d’exactitude la différence entre les libéraux autoproclamés et les sionistes ouvertement suprémacistes en évoquant un sionisme « graduel » et un sionisme « accéléré ».
« Le gradualisme employé pour enraciner la dépossession et le contrôle des Palestiniens est une formule éprouvée par le passé qui est devenue la solution par défaut. Mais pour un camp de plus en plus fourni au sein de la droite sioniste, le gradualisme ressemble à une stratégie paresseuse, peu ambitieuse et même risquée. D’où la pression en faveur de l’accélérationnisme sioniste », souligne Daniel Levy.
Les moyens employés sont différents, mais l’objectif est le même.
Selon l’analyse de Daniel Levy, l’extrême droite était frustrée par l’incapacité d’Israël à traduire sa domination militaire et économique totale en quelque chose de semblable à une victoire démographique, d’où la prolifération de milices de colons, les attaques contre les Palestiniens et les appels en faveur d’une nouvelle Nakba.
« En pratique, le camp gradualiste a poursuivi l’apartheid mais s’est évertué à paraître “raisonnable” en brandissant la sécurité et l’absence d’un partenaire palestinien pour la paix. Le camp accélérationniste semble adopter ouvertement son essence suprémaciste et pro-apartheid », constate Daniel Levy.
En d’autres termes, Israël est un projet à vitesse variable, mais le projet reste pour l’essentiel le même.
Un nouveau modèle de soulèvement
Il n’en va pas de même pour la cause nationale palestinienne qui a connu un réajustement fondamental lorsque les citoyens palestiniens d’Israël, que les Israéliens qualifient d’« Arabes israéliens », sont descendus par milliers dans les rues de villes mixtes pour protester contre les assauts répétés à al-Aqsa en mai 2021.
Leur brève révolte a été attaquée par des milices de colons et écrasée par une vaste opération de police à la suite de laquelle de nombreux participants sont encore en prison.
Mais le modèle de ce soulèvement reste le même. Désormais, il n’y aura plus de spectateurs palestiniens lorsqu’une partie de l’entité palestinienne sera attaquée et stigmatisée mais qu’une autre sera épargnée.
Le projet de l’occupant visant à diviser pour régner vacille.
C’est ce qui ressort de manière évidente des réactions à la vidéo montrant des soldats israéliens en train de frapper de manière répétée et continue des fidèles non armés qui passaient la nuit dans la mosquée al-Aqsa pendant le dernier Ramadan, ou à la mort d’un médecin palestinien en formation abattu par des soldats israéliens alors qu’il tentait de défendre un autre fidèle aux portes d’al-Aqsa. Cet événement a provoqué une grève générale parmi la population palestinienne en Israël.
La prise d’assaut répétée d’al-Aqsa a engendré un barrage de roquettes en provenance du Liban, une attaque à l’arme à feu qui a tué trois membres d’une famille de juifs britanniques qui s’étaient installés en Israël il y a neuf ans et vivaient dans la colonie d’Efrat en Cisjordanie, ainsi que la mort d’un touriste italien à Tel Aviv sur lequel a foncé une voiture dont le conducteur issu de la minorité palestinienne a été abattu.
Au moins deux de ces attaques étaient des actes individuels et ont été décrites comme impossibles à éviter par les forces de sécurité israéliennes.
Les carottes tendues par le Shin Bet pour désamorcer les tensions populaires, telles que l’assouplissement des restrictions à l’entrée des travailleurs palestiniens, sont inévitablement moins puissantes que les bâtons que sont les barrages routiers qui font partie intégrante de la vie quotidienne de tout Palestinien vivant sous l’occupation.
Alors que la structure de commandement des forces israéliennes devient de plus en plus extrême – l’un des candidats pressentis à la tête de la nouvelle « garde nationale », Avinoam Emunah, est un ancien colonel connu pour avoir encouragé ses soldats à prendre plaisir à tuer des Palestiniens –, la structure de commandement de la résistance palestinienne devient de plus en plus diffuse, avec des groupes établis qui encouragent, mais n’ordonnent pas et encore moins ne dirigent des attaques individuelles contre des colons, des militaires et des citoyens.
Une guerre se profile
Alors qu’Israël jouit d’une suprématie militaire et sécuritaire écrasante, les Palestiniens font preuve d’une détermination et d’un engagement sans faille à rester et à se battre. Cela s’applique encore plus à cette génération qu’à celles qui l’ont précédée.
L’issue de ce conflit ne sera peut-être pas décidée par le camp qui tuera le plus efficacement et le plus rapidement. Cette course est perdue depuis longtemps. Il se peut que la décision revienne à celui qui aura la plus grande volonté, la plus grande endurance et la plus grande persévérance pour aller jusqu’au bout.
C’est là que le déni de l’histoire devient un énorme handicap. Et c’est là que le camp qui comprend son ennemi dispose d’un avantage incommensurable.
D’une manière ou d’une autre, une guerre se profile. Ben-Gvir veut une nouvelle Nakba. Netanyahou veut une nouvelle démonstration de force pour rétablir la dissuasion.
Il a rendu cela assez explicite en confirmant à son poste son ministre de la Défense, Yoav Galant, avec lequel il s’était heurté au sujet de la réforme judiciaire.
« Si le régime d’Assad continue d’autoriser des attaques de missiles et de drones depuis le territoire syrien en direction d’Israël, il en paiera le prix fort. Nous ne voulons pas d’une campagne à grande échelle et nous faisons tout ce que nous pouvons pour l’empêcher, mais si on nous demande d’agir ainsi, nos ennemis auront face à eux l’État d’Israël, l’armée israélienne et les forces de sécurité en nombre.
« Vous me connaissez déjà, je n’agis pas de manière irréfléchie, mais de manière ferme et responsable. Nous rétablirons la dissuasion et réparerons les dégâts, cela prendra du temps, mais cela se fera », a prévenu Netanyahou.
L’issue de ce conflit ne sera peut-être pas décidée par le camp qui tuera le plus efficacement et le plus rapidement. Il se peut que la décision revienne à celui qui aura la plus grande endurance
Le rétablissement de la dissuasion n’est pas seulement un code qui permet de bombarder le Hezbollah ou le Hamas dans le sud du Liban ou à Gaza. C’est un message adressé à tous les Palestiniens qui envisagent de se livrer à un acte de défi.
Ces menaces ne sont pas nouvelles. La tactique selon laquelle Israël doit « tondre la pelouse » à Gaza, dans le sud du Liban ou en Cisjordanie par intervalles de quelques années pour établir une période de calme est la formule qu’emploie tout général pour un conflit perpétuel.
Mais c’est mal interpréter la situation que de penser que cela fonctionnera aujourd’hui de la même manière que par le passé. Cette fois-ci, cette force ne sera peut-être pas un robinet que Netanyahou pourra ouvrir ou fermer à volonté. Une telle guerre ne se terminera peut-être pas en quelques jours. Elle sera plus profonde, plus longue et plus lourde de conséquences. Les Israéliens seront la cible de tirs venant de l’intérieur et de l’extérieur.
Les Palestiniens souffriront cruellement des attaques des colonnes de colons. Mais chaque aile de la prison collective palestinienne ne regardera pas docilement l’autre aile prendre feu. Il se peut que cette guerre ne soit pas confinée géographiquement.
Le calme qu’Israël a obtenu le long de sa frontière orientale avec la Jordanie pourrait voler en éclats. Les États du Golfe, si désireux d’investir en Israël en faisant fi des Palestiniens, pourraient s’évaporer face à la réaction de la rue arabe.
Ce conflit qui a commencé par une question territoriale pourrait facilement se muer en un conflit religieux. Tout Israélien qui pense à l’avenir de ses enfants devrait réfléchir longuement à ce à quoi ressemble une victoire militaire.
Ce ne sera plus le même endroit.
Un Israël suprémaciste avec des gens comme Ben-Gvir aux commandes peut s’efforcer d’imposer une souveraineté totale du fleuve à la mer, mais ne parviendra jamais à un contrôle total.
Sans cela, un État juif conçu de cette manière ne pourra jamais triompher.
- David Hearst est cofondateur et rédacteur en chef de Middle East Eye. Commentateur et conférencier sur des sujets liés à la région, il se concentre également sur l’Arabie saoudite en tant qu’analyste. Ancien éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, il en a été le correspondant en Russie, en Europe et à Belfast. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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