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La Tunisie s’enlise dans les intrigues et le vide constitutionnel

En refusant de promulguer les amendements controversés de la loi électorale, le président ouvre une crise constitutionnelle et politique. Les manœuvres à l’approche des élections forment la trame d’un feuilleton riche en rebondissements. Mais la démocratie tunisienne en sortira-t-elle indemne ?
Le 5 juillet, le chef de l’État signe le fameux décret, avec gros plan sur le texte et journal du jour sur le bureau, comme les preuves de vie durant les prises d’otage (AFP)
Par Thierry Brésillon à TUNIS, Tunisie

Si l’enjeu n’était pas la poursuite du processus démocratique en Tunisie, on pourrait s’amuser du talent du scénariste qui conçoit, chaque année, le feuilleton politique de l’été.

L’intrigue de la saison 2018 s’était nouée autour du conflit entre le chef de l’État, Béji Caïd Essebsi, et le Premier ministre, Youssef Chahed, échappé du contrôle de son créateur. Restera-t-il ? Partira-t-il ? Rached Ghannouchi (dirigeant du parti Ennahdha), l’allié du président, ouvrira-t-il la voie au jeune ambitieux ou bien se fiera-t-il au politicien rusé qui, dans son antre de Carthage, entretient le mystère sur ses intentions pour remplacer un Premier ministre devenu gênant pour les intérêts de la famille ? 

Le suspense s’était dénoué le 24 septembre avec l’annonce, par Béji Caïd Essebsi, de la rupture de l’alliance avec Ennahdha. Épilogue, en novembre : Youssef Chahed avait formé un nouveau gouvernement soutenu par une nouvelle alliance. La résolution du duel Essebsi vs. Chahed en 2018 appelait une suite.

Le président de la République n’a pas promulgué ces amendements dans les délais. Un détail de procédure dont les conséquences politiques et juridiques sont considérables

La saison 2019 plonge les Tunisiens dans un univers encore plus impitoyable : les prochaines élections, législatives du 6 octobre, présidentielle du 17 novembre.

Commencée avec fracas le 18 juin avec le vote d’amendements à la loi électorale, parachutés in extremis par le gouvernement dans le but d’empêcher de potentiels candidats dangereux pour Youssef Chahed et son parti de se présenter, elle vient de connaître un rebondissement tout aussi fracassant : dans un silence retentissant, le président de la République n’a pas promulgué ces amendements dans les délais constitutionnels. 

Un détail de procédure dont les conséquences politiques et juridiques sont considérables. Depuis un mois, le suspense n’a pas manqué dans ce feuilleton haletant.

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Le 18 juin, après une première tentative échouée, le Parlement adopte des amendements déposés par le gouvernement après les débats en commission, au moment du vote en plénière d’un projet de loi introduisant notamment un seuil minimal de 3 % des voix lors des législatives, dans le calcul du quotient électoral pour l’attribution des sièges à la proportionnelle.

L’intention de ces amendements, non discutés, est tellement claire qu’ils pourraient porter le nom de leur cible : l’amendement Karoui et Aich Tounsi, qui interdit les candidatures de ceux qui « ont commis ou tiré profit d’actes illicites pour les partis politiques ainsi que de la publicité politique au cours de l’année qui a précédé les élections législatives et présidentielle », l’amendement Abir Moussi pour ceux qui tiennent « un discours qui ne respecte pas le régime démocratique et les principes de la Constitution ».

Un gouffre qui s’ouvre devant le processus politique

Un nouveau suspense enchaîne : y aura-t-il un recours devant l’Instance provisoire de constitutionnalité ? Finalement, après une semaine, 51 députés déposent un recours. C’est alors que, coup de génie du scénariste, deux événements viennent, dans la matinée du 27 juin, dramatiser l’intrigue et pousser le suspense à l’extrême. 

Alors que les Tunisiens sont encore sous le choc d’un double attentat à Tunis contre deux véhicules de police, la présidence de la République révèle dans un communiqué que, victime d’un « grave malaise », Béji Caïd Essebsi a été hospitalisé. En l’absence totale d’information, la rumeur de sa mort se répand. Un scénario catastrophe qui bousculerait tous les calendriers et tous les calculs politiques.

Mais la rumeur démentie, un nouveau suspense s’installe : est-il en état de remplir ses fonctions ? Dans le cas contraire, selon l’article 83 de la Constitution, soit il délègue lui-même la présidence par intérim au chef du gouvernement, soit la Cour constitutionnelle constate la vacance du pouvoir.

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Or, c’est un gouffre qui s’ouvre soudain devant le processus politique : le Parlement n’a toujours réussi à élire les quatre membres de la Cour Constitutionnelle qu’elle doit désigner, alors qu’elle devrait être formée depuis décembre 2015. Personne ne peut légalement déclarer Béji Caïd Essebsi inapte à assurer ses fonctions. 

S’installe alors une ambiance de coup d’État médical, façon 7 novembre 1987, lorsque Ben Ali, alors Premier ministre, avait fait constater par des médecins l’incapacité de Habib Bourguiba et pris le pouvoir. Youssef Chahed a-t-il tenté de rééditer le scénario pour assurer l’intérim et prendre ainsi la main sur la préparation des élections ? 

Toujours est-il que le lendemain matin de l’hospitalisation de Béji Caïd Essebsi, la présidence fait savoir que le chef de l’État a appelé le ministre de la Défense, désigné implicitement comme le garant la bonne marche de l’État durant son hospitalisation, passant outre le chef du gouvernement. 

Le mystère sur son état de santé s’épaissit de jour en jour, aucune information sur la nature et la gravité du malaise ne filtre, ni même sur le degré de rémission. On évoque les suites d’une infection intestinale pour laquelle il aurait fallu faire venir un traitement des États-Unis. Pour contenir les rumeurs, les Tunisiens doivent se contenter d’assurances verbales de l’entourage présidentiel.

Béji Caïd Essebsi, 92 ans, est apparu sur une photo publiée lundi 1er juillet par la présidence, souriant, au milieu de son équipe médicale (Reuters)

Mais pour un bon suspense, il faut un compte à rebours : si le président de la République n’a pas signé le décret de convocation des électeurs avant le 6 juillet, les élections ne pourront pas se tenir dans les délais constitutionnels. Ce serait un double saut périlleux dans l’inconnu : vacance du pouvoir et chute du calendrier électoral. Le 1er juillet, la présidence publie deux images de Béji Caïd Essebsi pour illustrer sa sortie de l’hôpital. Soulagement, il est bien vivant et apparemment conscient. Mais va-t-il signer décret ?

Génie du scénario, le malaise présidentiel a fait passer momentanément le sort des amendements au second plan. Mais eux aussi font courir un compte à rebours dramatique : seront-ils validés, promulgués et publiés à temps pour être mentionnés dans la convocation des électeurs ?

Nouveau compte à rebours

Le 5 juillet, après une fausse annonce, sous l’œil d’une caméra, le chef de l’État signe le fameux décret, avec gros plan sur le texte et journal du jour sur le bureau, comme les preuves de vie durant les prises d’otage. Les élections auront donc bien lieu, et pour les amendements de la loi électorale, l’affaire semble entendue. 

Le décret mentionne la loi électorale du 26 mai 2014, amendée en 2017. Un juriste pointilleux (un pléonasme) dirait que la règle du jeu étant posée par un acte juridique, des amendements ultérieurs ne seraient pas opposables aux candidats pour les prochaines élections, formant une dualité juridique ambiguë.

Nabil Baffoun, président de l’Instance supérieure indépendante des élections (ISIE) tranche l’ambiguïté dans le sens de l’intention du législateur et du gouvernement : s’ils sont promulgués, l’ISIE s’adaptera et appliquera les amendements, même s’il ne cache pas son désaccord sur le timing (à la dernière minute) et les termes flous des interdictions sur la base desquels l’ISIE aura la tâche très politique d’apprécier la conformité des candidatures.

Il est possible que le chef de l’État ait perdu la main sur la décision politique et ait confié les commandes, plus ou moins consciemment, à son fils, Hafedh Caïd Essebsi (AFP)

Encore faut-il qu’ils soient déclarés constitutionnels. La réponse tombe le 9 juillet. Les motifs d’inconstitutionnalité avancés par les 51 députés n’ont pas convaincu les juges et le recours est rejeté. Les amendements sont donc réputés conformes à la Constitution. La balle arrive alors dans les pieds du président de la République. Dans quel camp va-t-il marquer, celui de Youssef Chahed ou celui de ses rivaux ? 

Il a deux possibilités : il peut, dans les cinq jours, demander une seconde délibération à l’assemblée qui devrait alors adopter à nouveau la loi avec une majorité des 3/5e (soit 131 voix, sachant qu’elle est passée avec 128 voix), puis il a quatre jours pour promulguer la loi et la faire publier au Journal officiel. 

Le suspense continue tandis qu’un nouveau compte à rebours s’est enclenché : les candidatures pour les législatives ont débuté le 22 juillet. En principe, il serait difficile de justifier un changement de règle du jeu après cette échéance. 

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Dans ce laps de temps, Nabil Karoui et Aich Tounsi ont lancé une pétition au président de la République pour soumettre la question à référendum. Une sollicitation à laquelle il n’a pas répondu.

Les jours passent, pas de seconde délibération, il ne reste que l’option de promulgation. Et c’est reparti pour un tour de rumeurs : il va signer, il a signé mais il a ajouté que la loi ne serait pas applicable pour les prochaines élections, il ne va pas signer…  

La situation est d’autant plus floue qu’on ne sait pas si le compte du délai inclut ou non les week-ends. Mais au-delà du vendredi 19 juillet à minuit, il n’y a plus d’incertitude : le délai est passé. Le vendredi passe et toujours pas de signature. Les amendements ne seront pas promulgués. Fin du suspense juridique. L’épisode qui commence est tout de passion et de polémiques : le président a-t-il le droit de ne pas promulguer une loi ?

Une violation constitutionnelle 

C’est son fils, Hafedh Caïd Essebsi, dans la soirée de vendredi, qui s’est chargé de donner, par anticipation, un sens au silence présidentiel : « Je crois que le président va prendre une décision importante puisqu’en l’absence de Cour constitutionnelle, il est devenu la plus haute autorité. Parmi ses prérogatives, il y a la protection de la Constitution et du processus électoral ».

Il ajoutera : « Le projet de loi électorale aurait un impact négatif sur le processus démocratique car c’est un projet d’exclusion et constitue en fait un retour en arrière. Connaissant l’homme et sa formation d’avocat, je pense qu’il agira selon ses principes et ses valeurs. Il tient avant tout à instaurer une démocratie. »

Le lendemain, samedi, le conseiller politique du président, Noureddine Ben Ticha, renchérit : « Le président est garant de la Constitution » et « n’a pas paraphé ladite loi parce qu’il refuse la logique de l’exclusion ». « Il s’adressera bientôt au peuple », assure-t-il.

La non-promulgation crée un précédent dangereux, une dissolution de l’autorité de la Constitution. C’est le principe même de l’État de droit qui est ainsi attaqué

Il ne se trouve guère de juriste pour confirmer une lecture de la Constitution qui donne au président le pouvoir de ne pas promulguer une loi. Certes, la Cour constitutionnelle n’existe pas, mais l’instance provisoire assure sa fonction et elle a été consultée. Aucune disposition transitoire de la Constitution ne confère au chef de l’État d’autorité supérieure en matière constitutionnelle, même en l’absence de la Cour. Ne pas promulguer, c’est, de la part du Président « un refus d’exercer ses fonctions et une violation de l’article 81 de la Constitution », tranche la constitutionnaliste Salsabil Klibi. 

En théorie, ce serait un motif de destitution assure même l’ancien juge Ahmed Souab. 

Il faudrait revenir à une conception monarchique de la promulgation, à une époque où la signature du chef de l’État avait une composante de contrôle de constitutionnalité, pour justifier une telle prérogative. Mais depuis, la doctrine constitutionnelle a limité le pouvoir d’appréciation du chef de l’exécutif. Dans le cadre d’un régime parlementaire il peut saisir la Cour constitutionnelle ou exercé un « droit de veto » en demandant à l’Assemblée une seconde délibération. Possibilités que Béji Caïd Essebsi n’a pas utilisées.

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Si la formule « Le président de la République promulgue les lois et ordonne leur publication au Journal officiel » lui laissait la possibilité de ne pas signer, ce serait lui accorder un droit de veto sans condition, ni recours, en violation du principe de séparation des pouvoirs. Ce serait instaurer de fait un régime autocratique en contradiction totale avec le caractère démocratique et parlementaire de la Constitution. 

Même si cette loi électorale de circonstance, d’une constitutionnalité douteuse et totalement contaminée par les intentions partisanes, entache la sincérité des élections, le remède est pire que le mal. La non-promulgation crée un précédent dangereux, une dissolution de l’autorité de la Constitution. C’est le principe même de l’État de droit qui est ainsi attaqué. 

Que cette liberté prise avec la Constitution vienne de la plus haute autorité de l’État, qui a fait serment d’en être le gardien, est encore plus dévastateur. Que ce dernier appartienne à une famille politique, les destouriens (dostour : Constitution en arabe) qui a fait de la Constitution le socle de la construction nationale, en dit long aussi sur la valeur qui lui est réellement accordée : une convention formelle, malléable selon les nécessités politiques.

Marchandages

Mais, le scénario réserve encore des surprises, d’autant que le mystère demeure sur le sort du personnage principal, Béji Caïd Essebsi. Invisible depuis le 5 juillet, il a été filmé le 22 juillet en compagnie du ministre de la Défense, Abdelkrim Zbidi, pour démentir les rumeurs. 

Mais les images de la rencontre sur fond musical, d’un Béji Caïd Essebsi inerte, remuant brièvement les lèvres, avant une allocation du ministre, évoquent plus les mises en scène d’un Bouteflika impotent qu’un président en pleine possession de ses moyens.

Pas de quoi dissiper les soupçons selon lesquels le chef de l’État, encore affaibli par la maladie, aurait perdu la main sur la décision politique et confié les commandes, plus ou moins consciemment, à son fils.

Les seuls à s’être exprimé ne représentent pas l’État, mais le clan de la famille Caïd Essebsi. Ce n’est même pas le spectacle d’une controverse juridique qui est offert au public, mais celui d’un « marchandage politico-familial », titre le quotidien Le Maghreb, entre les candidats potentiellement lésés par les amendements et Hafedh Caïd Essebsi.

Celui-ci a récupéré, sur décision du gouvernement, la « patente » Nidaa Tounes, disputée avec Sofiane Toubel depuis le Congrès constitutif du 6 mai dernier. Une décision annoncée au lendemain du vote des amendements, suggérant une contrepartie au soutien de ses députés. 

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Hafedh Caïd Essebsi est-il à présent, dans un retournement cynique, en train de conclure une entente avec Nabil Karoui pour récupérer son capital de popularité et reconstituer la force de frappe électorale, médiatique et financière de Nidaa Tounes, totalement disloquée par la longue crise du parti ? Après tout, ce dernier, avec sa chaîne Nessma TV, n’a-t-il pas été le plus fidèle soutien de la campagne de Béji Caïd Essebsi entre 2012 et 2014 ? 

Pour l’instant, la saison 2019 attend sa conclusion : quelle combinaison politique sortira de toutes les manœuvres électorales ? Il est même possible, dans un nouveau rebondissement, qu’en définitive, le président promulgue les amendements. Dans ce cas Nabil Baffoun assure que l’ISIE appliquera les amendements s’ils sont promulgués avant la clôture des candidatures, le 29 juillet.

Mais ce serait assurément le début d’une nouvelle polémique enflammée.

Même s’ils tissent une intrigue captivante, pas sûr que ces rebondissements et ces trahisons dignes d’un feuilleton télé réconcilient les électeurs tunisiens avec leur classe politique. 

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