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Les Yeux de Mansour : considérations mélancoliques sur l’arabité

Les Yeux de Mansour est le troisième roman de l’écrivain franco-algérien Ryad Girod. Il s’agit à la fois d’une histoire bouleversante et d’une plongée dans l’histoire tourmentée du monde arabe contemporain
Ryad Girod, auteur, a enseigné en Algérie et en Arabie saoudite (édition Barzakh)

J’ai aperçu Ryad Girod pour la première fois il y a une quinzaine d’années, au lycée français d’Alger. Cela me donne un vague point commun avec ses protagonistes.

Je me souviens bien de la première impression qu’il a faite à l’adolescent que j’étais : je l’ai trouvé rêveur, presque lunaire. Je dois concéder que j’ai été légèrement surpris en apprenant qu’il était professeur de mathématiques.

Évidemment, seul un adolescent hâtif oppose les mathématiques à la littérature. Comme il l’explique lui-même dans son roman, dans l’un des nombreux passages qu’il consacre à l’émir Abdelkader, le recours aux maths permet à la pensée d’avancer « sur ses deux jambes », la raison et l’intuition.

Mansour, un idiot arabe

Le roman de Ryad Girod, Les Yeux de Mansour (Barzakh, P.O.L en France), finaliste du prix des Cinq continents de la francophonie 2019, avance justement sur deux jambes : une histoire tragique qui se déroule à Riyad et qui met en scène deux amis inséparables et quelques rencontres loufoques ; l’histoire – tout aussi tragique – du monde arabe contemporain et de la civilisation islamique.

Comme le narrateur, Mansour est un cadre syrien qui gagne confortablement sa vie en Arabie saoudite. Jusque-là, rien de singulier.

Mansour al-Jazaïri a deux particularités : il est le descendant de l’émir algérien Abdelkader (mort à Damas en 1883) et il est victime d’une maladie rare qui le condamne à l’idiotie.

Couverture de l'édition algérienne du roman de Ryad Girod (éditions Barzakh)

La comparaison avec le prince Mychkine (L’Idiot de Dostoïevski) est tentante. La simplicité et l’innocence de ce dernier en fait une sorte d’incarnation littéraire du fol-en-Christ.

La maladie de Mansour en fait un être quasi divin, condamné à mort par une société bigote, incapable de reconnaître à la fois sa bêtise et sa sagesse.

Tout en racontant cette histoire bouleversante, souvent drôle, faite d’amitié, d’amour, de jalousie, de mesquinerie et de repentance, l’auteur multiplie les digressions historiques sur l’islam médiéval (d’Avicenne à Ibn Khaldoun), sur le XIXe siècle (notamment la figure tant admirée de l’émir Abdelkader, chef religieux et militaire algérien qui mène une lutte contre l'invasion française  au milieu du XIXsiècle) et sur le XXe siècle (par exemple, le roi Fayçal d’Arabie saoudite).

La maladie de Mansour en fait un être quasi divin, condamné à mort par une société bigote

Le jugement du narrateur – dont la consommation abondante de haschich n’a pas entamé un sens aigu de l’observation – est souvent sévère et inquiet quant à l’évolution du monde arabe.

Au-delà de la décadence et de la bigoterie déplorées, on perçoit une espèce d’inquiétude sur une identité arabe menacée de disparition.

Regard mélancolique 

On peut toutefois regretter l’indulgence dont bénéficie François Hollande, d’abord moqué, finalement presque loué – en dépit d’un discours ahurissant sur le couple franco-saoudien érigé en sauveur du peuple syrien. Attribuer cet égarement au haschich du narrateur est tentant.

Le regard mélancolique porté sur le monde arabe n’empêche pas une certaine justesse. Peut-être, au contraire, la permet-il. Comme le disait si bien Gérard de Nerval, « la mélancolie est une maladie qui consiste à voir les choses comme elles sont ».

Le passage le plus pénible d’une chronique littéraire, bien qu’il ne soit pas obligatoire, est souvent celui où l’on est tenté de comparer l’écrivain à d’autres écrivains, de l’inscrire dans une littérature donnée. Et Dieu sait que les lecteurs ne sont pas toujours d’accord.

Une contribution à la littérature universelle et algérienne

Comme sources d’inspiration envisageables, il est possible d’ajouter à Dostoïevski un auteur comme William Faulkner, avec qui Girod partage deux points communs : une prose parfois tortueuse et une interrogation sur le déclin (du sud des États-Unis pour Faulkner, du monde arabe ici).

Les Yeux de Mansour est aussi une critique judicieuse d’un islam wahhabite qui a fait beaucoup de tort à la religion, à l’esprit, à la pensée

Mais sans vouloir le « réduire » ou l’assigner à résidence identitaire, Ryad Girod s’inscrit dans une certaine littérature arabe contemporaine d’expression française. Sur le thème (interrogations d’ordre civilisationnel) comme sur le procédé (voyages dans le temps), il est difficile de ne pas penser à Amin Maalouf.

C’est toutefois dans la littérature algérienne contemporaine que j’ai trouvé les rapprochements les plus évidents. Je pense à deux auteurs en particulier : Rachid Boudjedra et Anouar Benmalek.

La raison malmenée 

Il partage avec Boudjedra certaines formes : un certain goût pour la digression et une volonté affichée de cultiver le lecteur.

Certains lecteurs – ceux qui considèrent que l’art et la culture sont deux concepts distincts – peuvent trouver une telle tendance légèrement agaçante.

Quant à la comparaison avec Benmalek, mathématicien comme lui et sans doute l’un des écrivains les plus curieux de sa génération, elle s’explique par une fascination commune pour l’héritage de l’émir Abdelkader et par un intérêt commun pour les contradictions et la complexité du Moyen-Orient.

Les Yeux de Mansour est aussi une critique judicieuse d’un islam wahhabite qui a fait beaucoup de tort à la religion, à l’esprit, à la pensée.

Entouré d’une meute assoiffée de sang, Mansour – qui n’a plus toute sa tête, sans mauvais jeu de mots – apparaît ironiquement comme le symbole d’une raison malmenée.

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