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Boualem Sansal, l’écrivain que l’Algérie aime détester

Coqueluche des prix littéraires français qui l’ont tous sélectionné pour son dernier roman, 2084, l’écrivain algérien Boualem Sansal est, dans son pays, beaucoup plus controversé
Boualem Sansal (Gallimard/C. Hélie)

ALGER - « Je suis conscient que le jour de ma mort, je serai récupéré et encensé par le pouvoir algérien. Notre gouvernement est très bizarre. Schizophrénique. Regardez ce qu’il retient de l’émir Abdelkader : le combattant qui se révolte contre la colonisation, sur son cheval, avec son sabre, mais rien de sa vie à partir de sa reddition aux Français ! »

Avant que l’Algérie officielle ne dresse une statue à l’image de Boualem Sansal, il faudra, c’est certain, attendre quelques années. L’écrivain algérien, en lice pour la plupart des prix littéraires français – le Goncourt, le Renaudot, le Flore, le Medicis, l’Interallié, le Femina et le Grand prix de l’Académie française – pour son roman 2084, fait partie des auteurs les plus controversés de son pays, à la fois par les autorités et par l’opinion publique.

L’auteur, contacté par Middle East Eye, dit en être le premier désolé. « Je trouve cela très gênant car ce que je dis, de nombreux Algériens le pensent. Certains font même beaucoup plus brutalement que moi la critique du système ou de l’islamisme. Les Algériens aiment bien que l’on critique le système, mais pas que ce soit eux qui le fassent. »

À ce système algérien, depuis Le Serment des Barbares, son premier roman, un portrait amer et désenchanté de son pays, Sansal ne fait en effet aucun cadeau, ni dans ses écrits, ni dans ses discours. Ce qui lui vaudra, en 2003, d’être limogé de son poste de directeur général au ministère de l’Industrie.

Cinq ans plus tard, il publie un autre livre très clivant, Le Village de l’Allemand ou le journal des frères Schiller, un roman basé sur une histoire authentique où il fait un lien entre la Shoah, vue à travers le regard d'un jeune Arabe qui découvre avec horreur la réalité de l'extermination de masse, la guerre civile des années 90 en Algérie et la situation des banlieues françaises. Il rapporte qu’il fit ensuite « l’objet de menaces ». « Les gens ne m’ont pas compris, ils m’ont fait dire que les nazis avaient libéré l’Algérie ! », se souvient-il.

En parlant des militaires, des islamistes et du président algérien Abdelaziz Bouteflika comme des « Borgia », il écrit dans une tribune pour le quotidien Le Monde en mai 2013 : « Nocifs, ils le sont pareillement, mais leur rapprochement est atomique, c’est la réaction en chaîne, l’apothéose du "Mal", et une radioactivité installée pour des siècles. »

Un cadre des médias publics sollicité par Middle East Eye reconnaît, un peu gêné, qu’il est devenu persona non grata. « Oui, c’est vrai, Sansal est interdit de télé et de radio publiques. Là-haut, ‘’ils’’ ne veulent pas en entendre parler. Mais au moins, c’est clair. Certains intellectuels un peu critiques viennent à l’antenne en acceptant de ne pas aborder les sujets qui fâchent. Le pouvoir dit ensuite : ‘’Vous voyez qu’on est en démocratie puisqu’ils parlent sur des chaînes publiques ! ‘’ En y réfléchissant bien, ce n’est pas mieux… »

Coupé du peuple algérien

Sansal ne fait pas non plus l’unanimité chez les Algériens, en particulier depuis qu’il a accepté de se rendre en Israël en 2014 à l’invitation du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), un lobby pro-israélien. Azzedine Guerfi, patron de Chihab, une des plus grandes maisons d’éditions algériennes, se souvient très bien de la polémique qui s’est ensuivie.

« Le problème n’est pas qu’il se soit rendu en Israël », explique-t-il à MEE. « Il est libre de faire ce qu’il veut. Mais quand, dans son discours, il adresse ‘’son respect et son admiration au CRIF et à son combat’’, autrement dit au projet sioniste, on a le droit de ne pas être d’accord avec lui. »

Pour Mohamed Sari, qui traduit les livres de Boualem Sansal en arabe, ce voyage en Israël et à Jérusalem a marqué une véritable rupture avec le public. « Qu’il critique le pouvoir et l’islam, ce n’est pas grave, tout le monde le fait. Mais qu’il parte en Israël sans exprimer son soutien au peuple palestinien, sans parler de droit à l’auto-détermination, ça, les Algériens ne le lui pardonneront jamais », assure-t-il à MEE.

Ceux qui ont l’habitude de l’inviter pour des événements littéraires en Algérie sans jamais obtenir de réponse notent au passage que « son refus de tout débat avec le public » dans son pays rend la réconciliation difficile. Depuis Le Serment des barbares, de mémoire d’éditeur, Sansal n’a participé à aucun débat public ni à aucune séance de dédicaces en librairie.

« C’est aussi le seul à ne pas être publié par une maison d’édition algérienne », relève Sofiane Hadjadj, directeur de Barzakh, première maison d’éditions à avoir publié Meursault contre-enquête, le roman qui a valu tant de récompenses à Kamel Daoud. « On peut comprendre que ce soit un choix de carrière mais ça ne lui coûterait pas beaucoup plus d’être édité chez lui », explique-t-il à MEE.

« Je l’ai invité au moins deux fois, notamment pour participer à une exposition photo pour le Festival international de la littérature et du livre jeunesse [FELIV] », rappelle Azzedine Guerfi, commissaire du festival. « Mais il n’a jamais répondu. Pourtant, les éditeurs algériens ne lui ont jamais fermé les portes. Je crois qu’il fait des amalgames entre les éditeurs et le pouvoir, comme il en fait avec la réalité et ses romans. Après l’attentat contre Charlie Hebdo, il a raconté dans le magazine français L’Express que les Algériens avaient applaudi les frères Kouachi et Coulibaly ! J’habite à Bab el Oued, un quartier populaire de la capitale, je me rends régulièrement à l’intérieur du pays et je peux vous assurer que non, les Algériens ne se sont pas réjouis de ce drame et, à l’image du reste du monde, ils ont été choqués. »

« Des thèmes qui plaisent aux Français »

Pour Mohamed Sari, cela s’explique peut-être par le fait que « les œuvres de Sansal se trouvent à mi-chemin entre le romanesque et l’essai ». Son dernier roman, 2084, en est un parfait exemple. Dans la filiation du 1984 de Georges Orwell, l’écrivain nous entraîne dans un monde futuriste gouverné par un islam intégriste, dans un système totalitaire où les pensées sont surveillées et les gens maintenus dans l’ignorance. « Un monde dans lequel nous sommes déjà si on regarde ce qui se passe en Libye ou en Syrie », a précisé l’auteur sur une chaîne française.

La France, encore et toujours la France. Une autre corde sensible sur laquelle aiment appuyer les détracteurs de Boualem Sansal, même ceux qui le rangent parmi les romanciers les plus talentueux de ces dix dernières années. « Ce qu’il écrit est destiné à un autre public que le public algérien, il choisit des thèmes qui plaisent aux Français », entend-on régulièrement à Alger.

« À partir du moment où un écrivain algérien choisit de parler de terrorisme, de corruption ou d’islamisme, donnant de l’Algérie l’image d’un pays qui aurait mal utilisé son indépendance, il faut bien le reconnaître, la France lui donne facilement la parole », analyse Mohamed Sari. « Et de notre côté, qu’un écrivain soit reconnu par la France, l’ancien colon, pose problème. Pour la petite histoire, quand [l’historienne et femme de lettres] Assia Djebar [à laquelle l’Algérie a rendu un hommage officiel après son décès en 2015] a été élue à l’Académie française, on lui a reproché d’avoir vendu son âme au diable ! »

« Un emmerdeur »

Pour défendre l’auteur de Poste restante : Alger : lettre de colère et d'espoir à mes compatriotes, Mohamed Sari raconte : « Un jour, j’ai assisté à une rencontre à Marseille où Sansal a parlé de l’arabisation comme d’un crime contre l’humanité. Toute la salle s’est soulevée. Sansal est comme ça, c’est un emmerdeur mais il est très gentil ».

Sofiane Hadjadj confie avoir lui aussi de l’attachement pour le personnage, « un franc-tireur, une sorte de cow-boy solitaire ».

L’écrivain le reconnaît avec sincérité : « Je suis conscient que mon image est très ternie, et que j’aggrave ma situation avec mes déclarations et mon voyage en Israël. Mais je me sens aussi légitime que ceux qui me critiquent. Je suis né ici, j’y travaille, je n’ai rien volé. Ceux qui jugent que Sansal n’est pas Algérien, ceux qui ont pris le pouvoir n’ont rien fait pour leur pays. Ce sont de simples bandits, des parvenus. »

Boualem Sansal, qui va bientôt fêter ses 66 ans, s’est peut-être fait à cette idée d’appartenir à la grande famille des plumes francophones reconnues à l’étranger mais pas dans leur propre pays. « Quand Mouloud Mammeri a sorti son premier roman, La Colline oubliée, il avait été encensé en France bien plus que je ne l’ai été pour Le Village allemand ou 2084. En Algérie, les critiques avaient été très virulentes, on lui reprochait de trop parler de la Kabylie », raconte le romancier.

Mais comme le nuance Sofiane Hadjadj des éditions Barzakh, les auteurs black-listés par l’Algérie officielle ne sont pas uniquement francophones. « Ahlam Mosteghanemi, qui s’est opposée au quatrième mandat de Bouteflika, n’a plus le droit à la parole dans son pays, elle non plus. On ne comprend pas en Algérie que l’écrivain n’est pas un porte-parole de son gouvernement. Or oui, c’est comme ça dans le monde entier, un auteur est souvent très critique à l’égard de son propre pays. »

Boualem Sansal (Gallimard/C. Hélie)

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