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Le captagon, cette amphétamine qui a nourri la colère de l’Arabie saoudite contre le Liban

Si le trafic de drogue a contribué à la crise diplomatique entre le Liban et les pays du Golfe, les experts estiment que le gel des relations dépasse ce cadre
Destinée à lutter contre le trafic de captagon en provenance du Liban, l’interdiction des importations prononcée par l’Arabie saoudite est considérée comme une mesure à caractère politique et inefficace (MEE)

Cachées dans des grenades originaires de Syrie, plus de cinq millions de pilules de couleur blanchâtre ont été découvertes et saisies par la douane dans le port saoudien de Djeddah en avril dernier. 

Exportées du Liban, les pilules de captagon sont une amphétamine extrêmement populaire en Arabie saoudite, le plus grand marché de consommation de la région. 

« En réalité, le Golfe fait comprendre aux Libanais qu’il détient les clés de leur redressement »

– Nizar Ghanem, directeur de recherche du think tank Triangle

Il ne s’agissait pas d’un incident isolé, puisque le nombre de saisies similaires a explosé au cours de l’année écoulée ; cependant, cet événement a été un point de basculement pour l’Arabie saoudite, qui a ensuite imposé une interdiction totale des importations de fruits et légumes en provenance du Liban afin d’endiguer le trafic de captagon

Si cette saisie n’illustre qu’une petite partie du tableau bien plus complexe de l’écosystème régional du trafic de stupéfiants et des efforts déployés par les États du Golfe pour le combattre, elle constitue également une raison essentielle de la poursuite de l’érosion des relations entre le Liban et l’Arabie saoudite. 

Si l’on ajoute à cela les récentes tensions diplomatiques qui se sont soldées par l’expulsion de diplomates libanais d’Arabie saoudite et la poursuite de la détérioration des relations avec des pays du Golfe comme le Koweït et Bahreïn, le trafic d’amphétamines porte un coup à la position diplomatique du Liban. Mais la querelle ne s’arrête pas là.

Une interdiction à caractère « politique »

Les mesures punitives de l’Arabie saoudite ciblent uniquement le Liban, deuxième producteur de captagon après la Syrie. 

Caroline Rose, chercheuse au Newlines Institute, y voit un signe que l’interdiction des importations prononcée par l’Arabie saoudite est une mesure à caractère « politique » qui n’aura que peu d’impact sur l’arrêt de l’entrée des stupéfiants dans le royaume. 

Alors même que les grenades et le captagon étaient d’origine syrienne, Caroline Rose estime que dans un contexte de réchauffement des relations entre la Syrie et les pays du Golfe, le Liban fait office de bouc émissaire en matière de trafic de drogue alors que le gouvernement syrien en est le principal producteur.

Le Liban agit en tant que facilitateur et acteur dans un marché plus large, dans lequel des pays comme la Jordanie, l’Irak et certains pays de la région méditerranéenne sont également impliqués, en plus de la Syrie, explique-t-elle. 

Rien qu’en novembre, l’Arabie saoudite a saisi 2,3 millions de pilules de captagon au poste frontalier d’al-Haditha, à sa frontière avec la Jordanie, ce qui montre que malgré l’interdiction des importations depuis le Liban, des routes alternatives émergeront toujours. 

Liban arabie saoudite drogue

La politique saoudienne n’a pas tenu compte de la faculté d’adaptation du trafic de captagon, probablement en raison d’un parti pris politique contre le Liban, explique Ian Larson, analyste au Center for Operational Analysis and Research (COAR).

« Une interdiction des importations est une mesure aussi aveugle qu’un tir de fusil de chasse », développe-t-il. « Les dernières mesures en date comportent une dimension politique claire qui est antérieure à la question des stupéfiants. » 

Nizar Ghanem, directeur de recherche du think tank libanais Triangle, abonde dans le même sens. Interrogé par Middle East Eye, il estime que « la question des stupéfiants est certes un problème, mais pas le plus important ».

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« L’intention des Saoudiens n’est pas seulement de mettre fin au trafic de drogue dans le Golfe : leur véritable intention est d’ordre diplomatique, à savoir faire pression sur le Liban pour qu’il revienne dans le giron arabe et quitte la sphère d’influence iranienne. »

Le ministre saoudien des Affaires étrangères, le prince Fayçal ben Farhane, a lui-même adopté cette ligne à plusieurs reprises, en laissant notamment entendre que l’interdiction des importations et l’expulsion de diplomates étaient liées à « l’emprise ininterrompue du Hezbollah sur le système politique » au Liban.

« Je pense que les Saoudiens en ont tout simplement assez », poursuit Nizar Ghanem. « Ils ont investi des milliards de dollars au Liban et n’ont pas eu de retour sur investissement. »

Le rôle du Hezbollah

La Bulgarie a longtemps été un producteur majeur de captagon, mais la répression lancée contre les laboratoires a provoqué un transfert de la production vers la Syrie à la fin des années 1990 et au début des années 2000. 

« Lorsque la production a été déplacée vers la Syrie, le Liban a toujours été impliqué à un certain niveau », indique Caroline Rose à MEE

Au début des années 2000, une grande partie de la production était assurée par des groupes non étatiques, qui avaient besoin de laboratoires mobiles pouvant être déplacés pour échapper à la main de fer de l’État syrien. 

« Il y avait de nombreuses preuves que les laboratoires de Captagon étaient envoyés au Liban pendant un certain temps, vers la plaine de la Bekaa, avant de revenir en Syrie », détaille Caroline Rose. 

Liban Arabie saoudite crise drogue

La plaine de la Bekaa, une région du Liban contrôlée par le Hezbollah, productrice de longue date de haschisch et de marijuana, était l’endroit idéal pour produire du Captagon à l’abri des forces gouvernementales.  

De même, les contrebandiers de la plaine de la Bekaa connaissent très bien les routes terrestres et maritimes nécessaires à la prospérité du commerce du Captagon.

Les connaissances existantes au sujet des schémas de trafic et des infrastructures de contrebande présentes au Liban ont sans doute servi de base aux producteurs de Captagon pour développer leur trafic dans toute la région.

« De nombreux réseaux opèrent dans des régions de chaque pays qui ne sont pas entièrement contrôlées par les autorités nationales », indique à MEE Aurora Butean, de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC). 

Les schémas de production ont cependant évolué, en particulier en Syrie, où les petits groupes agissant dans l’ombre ont fini par être cautionnés et aidés par le gouvernement syrien. 

« C’est là que l’on observe le rôle différent que le Liban a commencé à jouer », explique Caroline Rose, qui effectue des recherches sur ce trafic depuis 2018.

Le Hezbollah dispose selon elle de connaissances techniques et d’une expertise étendues qui se sont avérées utiles pour le gouvernement syrien lorsqu’il a recherché des moyens de faire perdurer le trafic de captagon pour s’assurer une source de revenus alternative et amortir les effets des sanctions internationales

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« La production au Liban n’est en rien comparable au niveau et à l’échelle de la production en Syrie, puisque l’État participe à la production et la soutient », précise Caroline Rose.

« Au Liban, le Hezbollah peut opérer avec un certain degré de liberté, d’espace et d’indépendance pour faciliter ce trafic. » 

Selon Nizar Ghanem, du think tank Triangle, c’est en réalité le Hezbollah qui est à l’origine de la position problématique rencontrée actuellement par le Liban dans la région.

« Ils sont responsables de cette crise et de la production de drogue, mais c’est la question des stupéfiants qui est spécifiquement utilisée par les Saoudiens pour punir le Hezbollah », affirme-t-il. 

Un effet contre-productif 

L’interdiction des importations prononcée par l’Arabie saoudite a rayé de la carte le deuxième plus grand marché d’exportation pour les fruits et légumes libanais, appauvrissant encore davantage des agriculteurs déjà plongés dans la pauvreté par une crise économique dévastatrice. Cette situation pourrait entraîner davantage de personnes dans le trafic de captagon.  

« Hier, c’était dans des grenades, demain, ce sera dans des sèche-linge ou des fours à pizza »

– Caroline Rose, chercheuse au Newlines Institute

« Il y a aujourd’hui une concurrence autour de l’utilisation du captagon comme source de revenus alternative, surtout face aux sanctions », poursuit Caroline Rose. « De ce fait, plus l’économie se dégrade, plus les acteurs voudront se tourner vers la production et la contrebande de captagon en tant que source de revenus. »

Ainsi, l’interdiction pourrait avoir un effet contre-productif et intensifier en réalité la production et le trafic, car elle ne s’attaque pas à ses causes réelles. 

Le trafic de Captagon s’est largement développé au cours des dix-huit derniers mois, notamment en Arabie saoudite.  

Entre 2015 et 2019, 44 % des saisies de Captagon ont été effectuées dans des pays du Moyen-Orient, dont 26 % en Arabie saoudite, selon les données de l’ONUDC. 

L’avalanche de saisies signalées place l’Arabie saoudite dans une position délicate sur le plan international, selon Caroline Rose. 

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« Les saisies effectuées par les autorités saoudiennes que l’on voit ne sont que la partie émergée de l’iceberg », souligne-t-elle. « Compte tenu du tabou lié à la consommation de drogue et du fait que le royaume soit le pays enregistrant la plus forte demande ainsi que le plus grand marché de destination dans la région, ils ne divulguent pas nécessairement de nombreuses saisies de moins grande ampleur constatées quotidiennement. » 

C’est la raison pour laquelle les saisies ne sont pas un indicateur fiable des tendances du trafic de captagon. Interrogée par MEE, Aurora Butean de l’ONUDC concède que les pays ne communiquent pas l’ampleur réelle des saisies effectuées au cours des dernières années. 

« Certaines années, des pays ont “oublié” d’informer l’ONUDC des saisies effectuées sur leur territoire, ce qui explique les fortes fluctuations annuelles des saisies déclarées au Moyen-Orient », affirme-t-elle.

Selon Aurora Butean, rien n’indique que « ces fluctuations aussi importantes d’une année sur l’autre reflètent des évolutions des activités de trafic ».

Néanmoins, selon les données à plus long terme recueillies par l’agence de l’ONU chargée de la lutte contre les stupéfiants, la tendance sous-jacente des saisies de Captagon est à la hausse, ce qui est probablement le reflet d’une augmentation globale du trafic.

« Il se pourrait également que le nombre de saisies médiatisées ne soit pas important », nuance Caroline Rose. « Ils voudront que l’idée de cette interdiction d’importation soit perçue comme une mesure efficace. »

Une politique inefficace

L’approche saoudienne visant à endiguer le trafic de Captagon ne comporte pas de dimension de santé publique ; par ailleurs, peu d’efforts sont déployés pour déterminer pourquoi le public consomme cette drogue en premier lieu et pourquoi l’Arabie saoudite et les autres pays du Golfe constituent un marché aussi important. 

« Plus que tout, une approche prosociale doit être employée pour lutter contre la toxicomanie », soutient Ian Larson, du COAR. 

Les États du Golfe font preuve de lenteur pour lutter contre ce trafic avec des mesures efficaces. Les interdictions globales des importations n’ont que peu d’importance si des approches holistiques axées sur la santé publique et la compréhension des itinéraires de trafic ne sont pas appliquées. 

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« Les itinéraires de trafic sont adaptables et fluides, mais jusqu’à présent, ils n’ont pas vraiment eu besoin de l’être », poursuit Ian Larson. « Les gouvernements sont remarquablement lents à concevoir une approche globale. »

Si l’interdiction des importations de fruits et légumes depuis un pays peut endiguer le trafic de Captagon par le biais de l’industrie agricole, les trafiquants les plus avisés ne mettent pas tous leurs œufs dans le même panier.  

« Hier, c’était dans des grenades, demain, ce sera dans des sèche-linge ou des fours à pizza », ajoute Caroline Rose. 

Ceci explique pourquoi le Captagon ne semble pas du tout être l’objet des politiques saoudiennes visant à endiguer son trafic.

Dans le même temps, le Liban subit les conséquences économiques et politiques d’un écosystème complexe de contrebande et de production de Captagon. La sympathie que les pays du Golfe continuent de développer envers le gouvernement syrien – malgré son implication dans la production de stupéfiants – montre que les problèmes concernent l’alignement politique du Liban, d’après Nizar Ghanem.

« En réalité, le Golfe fait comprendre aux Libanais qu’il détient les clés de leur redressement », explique-t-il. « Nous avons besoin d’une diplomatie active à même de repositionner le Liban d’une manière acceptable pour la région si nous voulons retrouver la prospérité économique. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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