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L’avènement des madkhalistes, au cœur de la lutte pour la suprématie religieuse en Libye

Une fracture entre le grand mufti de Libye et les salafistes dans l’ouest du pays risquerait de fragmenter encore davantage le pays 
Le cheikh Sadiq al-Ghariani (au centre), grand mufti de Libye, s’exprime lors d’un rassemblement sur la place des Martyrs, dans le centre de Tripoli, en 2014 (AFP)
Le cheikh Sadiq al-Ghariani (au centre), grand mufti de Libye, s’exprime lors d’un rassemblement sur la place des Martyrs, dans le centre de Tripoli, en 2014 (AFP)

Alors que le conflit entre l’Armée nationale libyenne (ANL) autoproclamée et le Gouvernement d’union nationale (GNA) fait rage, une autre lutte potentiellement mortelle couve dans l’ouest de la Libye.

Le 30 avril, dans la ville de Zaouïa (nord-ouest), des combattants révolutionnaires ont forcé la fermeture du bureau local de l’Autorité générale des biens religieux et des affaires islamiques (Awqaf) du GNA.

Trois jours plus tard, un groupe les a imités à Khoms tandis que le lendemain, les mêmes faits se sont produits non loin de là, à Zliten, ainsi que dans plusieurs autres villes de l’ouest du pays. 

Ces fermetures ont fait suite à une apparition à la télévision du grand mufti de Libye, le cheikh Sadiq al-Ghariani, qui s’est exprimé le 29 avril pour condamner l’Awqaf avec virulence, l’accusant d’être loyal envers « l’ennemi » et de suivre « la voie d’Al-Madkhali ».

Les commerces restent fermés à Tripoli, la capitale libyenne, en raison de la pandémie de coronavirus (AFP)

Sadiq al-Ghariani faisait référence au courant naissant des salafistes qui adhèrent aux enseignements du cheikh Rabi al-Madkhali, un intellectuel salafiste saoudien octogénaire.

Le mouvement madkhaliste s’est développé en Égypte, en Arabie saoudite et dans d’autres pays du Golfe dans les années 1990 en réponse à l’activité politique des Frères musulmans. Il est guidé par un axe central qui veut que tout individu ou groupe au pouvoir doit être obéi.

Le mufti a également accusé ce courant d’être une branche des services de renseignements saoudiens.

Ce n’est pas la première fois que Sadiq al-Ghariani s’en prend à cette communauté. Depuis la révolution de 2011, il s’est engagé avec ses partisans dans une bataille idéologique contre les salafistes pour le contrôle de l’espace religieux libyen.

Mais les divisions entre ces camps sont de plus en plus marquées et de plus en plus liées au conflit plus large qui se joue entre le GNA et l’ANL. Comme le montrent les récents incidents, cette bataille pourrait devenir mortelle.  

Des racines révolutionnaires

Depuis la révolution de 2011, le courant salafiste s’est étendu à travers la Libye en s’emparant de mosquées, en ouvrant des écoles et en créant des médias.

Un habitant de Zaouïa estime que les salafistes contrôlent désormais au moins 80 % des mosquées de la ville.

Selon un responsable d’un des établissements religieux de la capitale, qui a souhaité garder l’anonymat pour des raisons de sécurité, à l’instar de tous les Libyens interrogés, « les salafistes contrôlent totalement certains secteurs de Tripoli et leurs cheikhs ont la mainmise totale sur les mosquées ».

Bien que les salafistes soient apolitiques par nature, de nombreux jeunes adhérents du mouvement conservateur ont rejoint l’éventail de groupes armés et d’organismes de sécurité qui composent les forces du GNA.

« Ils ont pris Misrata, ils ont pris Tripoli, Sabratha, Zaouïa, Zliten, Khoms. Ils se sont répandus dans les services de sécurité. Par conséquent, on en trouve dans les organismes chargés des enquêtes criminelles, dans les Forces [spéciales] de dissuasion et ailleurs », a indiqué le responsable à Middle East Eye.

Ils sont présents à la fois dans le domaine religieux et dans celui de la sécurité.

« Les salafistes contrôlent totalement certains secteurs de Tripoli et leurs cheikhs ont la mainmise totale sur les mosquées »

- Un responsable religieux

La croissance de ce courant idéologique, dans ses différents aspects et ses diverses manifestations, a bousculé d’autres islamistes, notamment ceux associés à des groupes relevant de l’islamisme politique, des Frères musulmans à des tendances plus extrêmes.

Bien que, comme le courant salafiste, ce camp islamiste politique ne soit en aucun cas unifié, ce dernier a cherché à travers la révolution à renverser l’ordre ancien et à orienter la transition selon sa propre vision et ses propres principes.

Il a cependant vu son espace se rétrécir au cours des dernières années. Vaincu et chassé de Benghazi, de Derna et d’autres villes de l’est du pays, il est désormais confronté à une concurrence sérieuse dans l’ouest.

La volonté du GNA d’ouvrir l’espace à des forces d’orientation salafiste telles que la Force spéciale de dissuasion – qui compte de nombreux éléments salafistes dans ses rangs – dans la capitale a été particulièrement alarmante pour les adeptes du grand mufti.

Cette force a arrêté de nombreux éléments islamistes associés à Sadiq al-Ghariani et est également impliquée dans l’enlèvement et le meurtre en 2016 du cheikh Nader al-Omrani, membre éminent de Dar al-Ifta, l’autorité religieuse dirigée par le grand mufti.

La lutte pour l’Awqaf

La décision du GNA de nommer le célèbre cheikh salafiste Mohamed Ahmeida al-Abbani à la tête de l’Awqaf en novembre 2018 n’a fait qu’aggraver ces inquiétudes.

Al Abbani a remplacé Abbas Ghadi, un allié de Ghariani qui a été contraint de quitter son poste suite à des plaintes concernant sa gestion du pèlerinage du hadj.

Sa nomination a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase pour de nombreux islamistes politiques et a mis en évidence la montée en puissance du camp salafiste dans le milieu tripolitain.

Selon un partisan de Ghariani dans la capitale proche de Dar al-Ifta, interrogé par MEE, la nomination d’Al-Abbani a démontré la force des salafistes sur le plan religieux et sécuritaire.

Après sa nomination, Al Abbani s’est employé à changer la couleur de l’establishment religieux officiel dans l’ouest de la Libye en remplaçant les imams, les prédicateurs et les chefs des bureaux de l’Awqaf par des éléments davantage tournés vers le courant salafiste.

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À Misrata, où le courant salafiste est relativement faible, Al Abbani a retiré le cheikh soufi Ahmed al-Kout de l’Awqaf et nommé Mohamed Sassi Sharkasi, qui s’est emparé du poste par la force face à la résistance rencontrée par sa nomination.

À Zaouïa, où le courant salafiste est particulièrement puissant, une bataille faisait déjà rage pour le contrôle de l’Awqaf, ce qui a entraîné la présence de deux bureaux de l’autorité dans la ville.

En mai 2019, Al Abbani a reconnu officiellement celui du salafiste Ahmed Shedi au lieu de l’autre bureau qui était dirigé par Abdelrazzak al-Bishti, un éminent partisan de la ligne dure, qui s’est emporté en accusant les « madkhalistes » d’avoir kidnappé l’Awqaf.

Si une partie de cette lutte est idéologique, elle a aussi d’autres dimensions plus matérielles étant donné les avantages et les débouchés financiers associés à ces postes.

« L’Awqaf a beaucoup de terres, de bâtiments et d’argent », a expliqué un haut fonctionnaire de Tripoli. « Contrôler l’Awqaf, c’est contrôler d’énormes ressources financières. En outre, il existe de nombreux postes lucratifs au sein des conseils d’administration des banques et des institutions financières [comme les commissions de conformité à la charia] au sein desquels l’Awqaf est habilitée à désigner des candidats. »

Il n’est donc pas surprenant que le courant islamiste politique ait eu du mal à encaisser la nomination d’Al Abbani et fasse désormais pression pour obtenir son éviction. Par exemple, le Rassemblement national des oulémas et cheikhs de Libye, une organisation proche du mufti, ne cesse d’exiger du GNA qu’il remplace Al Abbani.

Dans le même temps, Sadiq al-Ghariani s’est efforcé de souligner son adhésion à l’école de jurisprudence malikite traditionnellement suivie en Afrique du Nord, se présentant ainsi comme le défenseur des intérêts libyens contre les « idéologies importées » suivies par l’Awqaf officiel.

Un responsable proche de Dar al-Ifta a une opinion similaire : « Les gens à Zaouïa, Khoms, Zliten et ailleurs ont été ravis de voir que l’école malikite a pris le contrôle de l’Awqaf et que les madkhalistes ont été chassés. »

C’est toutefois la série de victoires connues en avril 2020 par le GNA dans un certain nombre de villes de l’ouest du pays contrôlées par l’ANL qui a incité les éléments révolutionnaires à prendre la déclaration de Ghariani comme un prétexte pour faire fermer par la force les bureaux de l’Awqaf dans leurs villes.

Le triomphe du GNA à Sabratha et à Sorman, qui étaient contrôlées par des forces salafistes alliées à l’ANL qui ont fui lors de l’attaque des forces du GNA, a renforcé la motivation de ces éléments. Encouragés par les victoires, ils ont décidé de reprendre le contrôle de leurs bureaux locaux de l’Awqaf en signe de rejet des « courants étrangers ». 

Le facteur Haftar

Pourtant, malgré la référence idéologique, cette prise de contrôle de l’Awqaf relevait tout autant de questions politiques que d’autres considérations.

Les salafistes représentent une perspective inquiétante pour le camp islamiste politique. Avec les tribus de l’est du pays, les brigades salafistes constituent un élément essentiel des forces de l’ANL et leur soutien a été crucial pour le commandant de l’ANL, Khalifa Haftar, qui a ainsi pu éliminer ses opposants islamistes dans l’est.

Grâce à cette relation, les salafistes ont pu dominer l’espace religieux dans l’est du pays, où ils contrôlent les institutions et établissements religieux et sont en mesure d’imposer leur interprétation de l’islam.

Les salafistes ont également grandement aidé Haftar à s’emparer de villes contrôlées par ses adversaires. C’est la brigade d’infanterie 604, sous domination salafiste, qui a ouvert la voie à la prise par l’ANL de la ville stratégique de Syrte, dans le centre de la Libye, en janvier 2020.

« Haftar gagne du terrain dans notre région de deux manières : avec l’argent saoudien et les madkhalistes »

– Un responsable proche de Ghariani

Constituée principalement d’éléments salafistes locaux de Syrte, cette brigade s’était battue auparavant aux côtés des forces de Misrata alignées avec le GNA contre le groupe État islamique (EI) dans la ville. Une fois l’EI vaincu, elle a travaillé avec d’autres forces alliées au GNA pour sécuriser Syrte.

Lors de l’avancée des forces de Haftar, elle a changé de camp, ce qui a permis à l’ANL d’entrer dans la ville quasiment sans difficulté.

Ainsi, de nombreux islamistes politiques de l’ouest du pays craignent que les salafistes ne constituent une cinquième colonne qui livrera la région à Haftar lorsque le moment se présentera.

« Haftar gagne du terrain dans notre région de deux manières : avec l’argent saoudien et les madkhalistes », a affirmé un responsable proche de Ghariani.

« Les forces de Haftar se composent de tribus, de criminels et de madkhalistes. Ces derniers sont les plus dangereux en raison de la force de leur idéologie. »

En mai, Bishti a accusé les salafistes de Zaouïa d’avoir semé la discorde en se rangeant « du côté du criminel Haftar ». Dans le même temps, les éléments qui ont fait fermer le bureau de l’Awqaf à Khoms ont accusé l’homme nommé par le GNA de soutenir l’ennemi et fait valoir leur rejet des « courants étrangers » conspirant contre le pays.

Malgré ces accusations, peu de groupes salafistes de l’ouest du pays ont montré jusqu’à présent une réelle volonté de se rallier à l’ANL.

Des membres de l’Armée nationale libyenne (ANL) de Khalifa Haftar quittent Benghazi pour renforcer les troupes qui avancent vers Tripoli (Reuters)

Bien que certains individus tels que le cheikh Tariq Darman, un éminent salafiste de Zintan, aient ouvertement exprimé leur soutien à Haftar, la plupart sont restés du côté du GNA ou neutres.  

Abbani affiche clairement son soutien en faveur du GNA et a récemment déclaré dans un communiqué que l’Awqaf avait émis plusieurs directives présentant le GNA comme l’autorité légitime actuelle dans le pays.

Il a également accusé Ghariani d’avoir faussement « comparé les salafistes qui sont fidèles à Haftar et qui se battent avec lui et la jeunesse de Tripoli aux employés de l’Awqaf et de ses bureaux ».

Dans le même temps, ceux qui ont été expulsés du bureau de l’Awqaf de Zliten se sont dits « neutres et […] à l’écart de toutes orientation religieuse. »

Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de groupes salafistes dans l’ouest de la Libye qui préféreraient voir Haftar aux commandes.

« Certains salafistes de Zaouïa affirment en privé qu’ils préféreraient Haftar aux milices qui dirigent leurs villes et utilisent les mosquées comme des tribunes pour appeler au djihad contre l’ANL », a déclaré à MEE un commentateur libyen de Zaouïa proche des salafistes.

« Certains salafistes de Zaouïa affirment en privé qu’ils préféreraient Haftar aux milices qui dirigent leurs villes »

– Une source à Zaouïa

Cela ne signifie pas que ces groupes sont prêts à lier leur destin à celui de Haftar, mais si les forces de l’ANL venaient à prendre le pouvoir, ils ne s’y opposeraient peut-être pas.

Cependant, l’habitude prise par le camp islamiste politique, qui regroupe ses adversaires religieux sous l’étiquette de madkhalistes et les accuse de servir de cheval de Troie pour l’ANL, est un jeu dangereux. En effet, ce conflit qui s’intensifie est annonciateur de graves problèmes pour la Libye et risque d’enflammer encore davantage les tensions.

Alors que de nombreuses villes de l’ouest de la Libye sont divisées entre ces deux courants idéologiques, cette guerre des mots et cette lutte pour le contrôle de l’espace religieux risquent de se transformer en quelque chose de plus violent.

L’agitation monte déjà à Misrata, où le 17 mai, un groupe se faisant appeler « Les cheikhs et les notables de Misrata » a accusé Al Abbani de marginaliser Ahl al-Sunna (le peuple de la Sunna) et exigé qu’il fasse l’objet d’une enquête pour avoir semé la haine.

Ce genre d’agitation pourrait également s’étendre à la capitale, où les deux camps disposent de groupes armés. Bien qu’elle reste mineure par rapport à la bataille principale qui se joue entre Haftar et le GNA, cette lutte pour la suprématie religieuse pourrait bien s’intensifier et créer de nouvelles failles dans un paysage libyen déjà fragmenté.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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