Les sociétés militaires privées, le mercenariat 2.0
De ces nébuleuses que sont les sociétés militaires privées, on ne sait pas grand-chose. Nationalités ? L’Américaine Blackwater, la Russe Wagner, la Britannique Aegis Defence Services ou encore la Française Amarante International.
Fonctions ? Prestations de services militaires et de sécurité (terrestres, aériens, maritimes) pour des États, des entreprises privées ou encore des ONG.
Modèle économique ? Plusieurs centaines de milliards de dollars générées en participant à divers conflits armés.
Et enfin, domaines d’activités ? Opérations spéciales et sécurité des personnes et des biens ; expertise et conseil militaire ; collecte de renseignements et formation du personnel de sécurité ; soutien technique, technologique et logistique dans les zones de conflits.
Une croissance de 80 000 % en cinq ans
Ces dernières décennies, les zones de conflits dans les quatre coins du monde sont devenues le théâtre d’opération pour des Sociétés militaires privées (SMP) en plein essor. Rien qu’en Afghanistan, le nombre de militaires privés américains a augmenté de plus de 65 % depuis l’arrivée au pouvoir du président Donald Trump, selon un examen du Pentagone datant du début de l’année 2019.
Le recours à l’externalisation des activités de l’armée à des SMP donne en effet plusieurs avantages : une réduction considérable des coûts de la guerre, des interventions rapides. Mais surtout, elles minimisent la responsabilité des gouvernements dans les conflits.
« De plus en plus, on assiste au phénomène de la contractualisation des armées et des métiers de la défense, des domaines normalement régaliens et réservés à l’État », explique à Middle East Eye Emmanuel Dupuy, président de l’Institut prospective et sécurité en Europe.
En parallèle, l’invisibilité de cette armée fantôme donne aux chefs d’État la possibilité de peser sur un conflit sans que les médias ou le grand public ne le remarquent.
Mais parfois, il arrive que les gouvernements évoquent publiquement ces combattants privés pour des objectifs précis, à l’image de l’administration Trump qui, début janvier, a déclaré que l’assassinat du général iranien Qasem Soleimani était une réponse à l’attaque à la roquette iranienne qui avait tué un militaire privé peu de temps auparavant.
L’invisibilité de cette armée fantôme donne aux chefs d’État la possibilité de peser sur un conflit sans que les médias ou le grand public ne le remarquent
Les entreprises militaires et de sécurité privées connaissent une popularité croissante auprès d’acteurs publics et privés dans les années 2000, mais c’est surtout durant les guerres en Afghanistan et en Irak que leur marché va exploser.
En réaction aux attentats du 11 septembre 2001, le gouvernement américain est devenu en un rien de temps le principal contractant de la plus puissante société militaire privée au monde : Blackwater (rebaptisée aujourd’hui Academi).
Si en 2001, l’entreprise avait perçu 735 000 dollars du budget américain, en 2005, ce montant est passé à 350 millions, et un an plus tard, il a doublé pour atteindre les 600 millions, soit au total, une croissance de 80 000 % en cinq ans.
Ces sociétés militaires privées – où les salariés peuvent percevoir parfois jusqu’à 1 000 dollars par jour – jouissent globalement d’un boum économique depuis les années 2000 et ne sont pas prêtes à déposer le bilan, bien au contraire.
Selon le centre d’analyse britannique Vision Gain, le marché des SMP devrait doubler au cours des dix prochaines années : sa valeur totale passera de 223,8 milliards de dollars en 2020 à 457,3 milliards de dollars en 2030.
De la sûreté des puits de forage à la sécurité des monarchies du Golfe
Cette dynamique ahurissante contribue à ce que le journaliste du New Yorker Dexter Filkins a appelé « la guerre pour toujours », ce qui signifie que les militaires privés américains pourraient maintenir une influence politique et sécuritaire dans des pays comme l’Afghanistan par exemple, même après le retrait des troupes par Washington.
« Il est certain que les Américains ne partiront pas d’un conflit sans laisser sur place des sociétés militaires privées pour établir une stabilité régionale. Ils ont intérêt à ce que le conflit ne reprenne pas. C’est quasiment une certitude, Washington a besoin des SMP », précise à MEE Walter Bruyere-Ostells, spécialiste en histoire militaire et enseignant à Sciences Po Aix.
Une chose est certaine : les pays du Moyen-Orient ne peuvent pas se passer des prestations des SMP. Les pays arabes comptent aujourd’hui parmi leurs clients les plus friands.
« La multiplication des crises dans la région entraîne la substitution des acteurs publics au profit d’acteurs privés, surtout dans des conflits de haute et de longue intensités. Particulièrement quand les opérations extérieures représentent des dépenses importantes mais aussi un coût humain », analyse Emmanuel Dupuy.
De l’autre côté de l’Atlantique, c’est l’Américaine MPRI (Military Professional Resources Incorporated) qui dispose d’un des potentiels militaires les plus importants au Moyen-Orient.
Elle a formé l’armée irakienne et koweitienne entre autres, et, déjà en 2005, MPRI – surnommée le « Shadow Pentagone » en raison de sa proximité avec le département de la Défense – employait 340 généraux et 10 000 sous-officiers et officiers américains.
Ces sociétés militaires supervisent la sûreté des puits de forage et des raffineries de pétrole et assurent la sécurité des monarchies du Golfe, des représentations diplomatiques, des associations humanitaires et même celle des Nations unies.
Ces « contractors » sont parfois plus nombreux que les militaires et les forces de sécurité du pays officiellement déployés. En Afghanistan par exemple, Washington comptait fin 2017 plus de 10 000 militaires sur le terrain.
Parallèlement, 23 000 combattants privés menaient des opérations sur le territoire, soit plus du double. Des effectifs plus importants encore pendant la guerre d’Irak, durant laquelle le Pentagone a déployé près de 160 000 soldats de l’armée américaine régulière – selon les chiffres du département de la Défense des États-Unis – contre 180 000 contractants issus des SMP.
Des statistiques considérables dans une période où l’Irak abritait près de 200 sociétés militaires privées distinctes.
Ces « contractors » sont parfois plus nombreux que les militaires et les forces de sécurité du pays officiellement déployés. En Afghanistan par exemple, Washington comptait fin 2017 plus de 10 000 militaires sur le terrain
Si, enfin, les sociétés militaires russes sont encore plus discrètes – étant interdites et passibles de condamnations en Russie, où elles n’ont aucune existence légale –, leur présence est fortement remarquée en Syrie et en Libye.
En 2013, les médias occidentaux révèlent l’existence de Slavonic Corps, un bataillon de 267 mercenaires russes qui devait renforcer les forces de l’armée syrienne mais qui a été contraint de retourner en Russie après un échec (ses hommes seront arrêtés par le FSB, les services de renseignement russes).
Cette société militaire privée laisse place en 2015 au Groupe Wagner – soupçonné d’être directement lié au gouvernement russe cette-fois ci – qui combat le groupe État islamique et a pour but de défendre les intérêts extérieurs de la Russie. Ils seraient entre 2 000 et 4 000 combattants sur le sol syrien.
Parallèlement en Libye, des centaines d’hommes du Groupe Wagner prennent part aux combats aux côtés des forces de l’autoproclamée Armée nationale libyenne du maréchal Haftar.
Dans le camp opposé, aux côtés du chef du Gouvernement d’union nationale (GNA) de Fayez al-Sarraj, aujourd’hui démissionnaire, c’est la société militaire turque Sadat qui fournit des services tels que la formation militaire et intérieure, le conseil en défense et l’approvisionnement en munitions.
Vers des sociétés militaires privées arabes ?
C’est en Arabie saoudite que l’un des premiers contrats avec une SMP a vu le jour, en 1975, conclu entre le groupe américain Vinnell et Riyad pour un montant de près de 77 millions de dollars par an.
Les quelque 1 000 vétérans de la société militaire avaient pour objectif de former et de superviser la Garde nationale du royaume. Toujours sous contrat aujourd’hui, Vinnell – devenu Vinnell Arabia – aurait encaissé 819 millions de dollars de rémunération rien qu’entre 1996 et 2000.
L’Arabie saoudite compte en parallèle sur plusieurs autres sociétés militaires privées pour former et conseiller son corps marin et encadrer l’État-major des forces armées saoudiennes.
Elles paraissent indispensables pour le bras armé du royaume, à tel point que le prince héritier Mohamed ben Salmane (MBS) aurait créé sa propre société militaire privée, al-Saif al-Ajrab.
MBS a engagé une armée privée de 5 000 hommes avec le soutien de la société américaine Academi et mènerait la coalition au Yémen avec d’autres SMP.
De leur côté, les Émirats arabes unis, l’autre acteur majeur dans cette coalition, ont secrètement envoyé 450 contractors latino-américains – moyennant des centaines de millions de dollars – pour combattre au Yémen, révèle le New York Times en 2015.
Selon d’anciens employés du projet et plusieurs responsables américains, l’ex-patron de Blackwater, Erik Prince, qui vit actuellement aux Émirats arabes unis, a par ailleurs été engagé par le prince héritier d’Abou Dabi pour former un bataillon de 800 soldats étrangers afin de mener des opérations spéciales à l’intérieur comme à l’extérieur du pays.
Pour autant « les sociétés militaires arabes ressemblent davantage au mercenariat classique car elles servent exclusivement leur propre pays et les intérêts de leur État », développe Walter Bruyere-Ostells.
Des scandales liés à un vide juridique
L’impunité alarmante des sociétés militaires privées attire de plus en plus l’attention de la communauté internationale (meurtres de civils en Irak en 2007, exécution d’un interprète afghan en 2005, actes de torture en Irak entre 2003 et 2004, affaire d’esclavage sexuel sur mineurs en Bosnie en 1999, trafic d’armes, etc.).
Les SMP agissent dans des zones affaiblies par les conflits armés et les combats qui, de fait, fragilisent les institutions régaliennes des États.
Pour corriger le tir, le Document de Montreux de 2008 – fruit d’une initiative diplomatique conjointe de la Suisse et du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), un acteur phare dans le paysage des conflits armés – déclare que les SMP doivent être pleinement soumises au respect du droit de la guerre, au droit humanitaire et aux droits de l’homme.
Toutefois, ce document n’a été signé que par 54 États et relève du droit non contraignant, non obligatoire, pour des sociétés militaires privées qui agissent finalement comme des électrons libres.
« L’ONU travaille là-dessus mais rencontre des complications. Le document n’est pas signé par les pays qui utilisent les SMP dans des buts politiques, comme la Russie, l’Arabie saoudite et la Turquie », constate Walter Bruyere-Ostells, spécialiste de l’histoire militaire.
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