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Pourquoi l’Égypte et la Turquie mettent fin à une décennie de divergence

Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi a accueilli ce mercredi au Caire son homologue turc Recep Tayyip Erdoğan pour une visite inédite, qui marque un tournant dans les relations entre l’Égypte et la Turquie après une décennie de brouille
Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi (à gauche) accueille le président turc Recep Tayyip Erdoğan à l’aéroport du Caire, le 14 février 2024 (bureau de presse de la présidence turque/HO via Reuters)

Après une décennie de relations tendues avec l’Égypte, le président turc Recep Tayyip Erdoğan est arrivé au Caire ce mercredi sur invitation du président Abdel Fattah al-Sissi.

Les deux dirigeants se considéraient mutuellement comme persona non grata depuis près de dix ans, principalement en raison du coup d’État perpétré en 2013 par Sissi contre son prédécesseur Mohamed Morsi, un allié d’Erdoğan.

Mais les relations ont commencé à s’améliorer en 2021 après une période d’efforts diplomatiques en coulisses. Les premiers signes de détente ont été visibles lors de la Coupe du monde de football à Doha en 2022, lorsque les deux hommes se sont brièvement rencontrés pour la première fois.

Dernier signe en date d’une amélioration importante des relations, le ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan, a déclaré la semaine dernière que la Turquie pourrait vendre des drones à l’Égypte. « Nous avons conclu un accord pour livrer [à l’Égypte] des véhicules aériens sans pilote et d’autres technologies », a annoncé Hakan Fidan lors d’une interview télévisée, sans donner plus de détails.

Hakan Fidan, qui joue les intermédiaires dans la région depuis l’assaut israélien sur Gaza, s’est rendu au Caire en octobre et a rencontré plusieurs hauts responsables égyptiens, y compris Sissi.

Mehmet Özkan, professeur à l’Université de la Défense nationale en Turquie, perçoit cette détente comme « un passage de l’entêtement stratégique à des relations stratégiques ».

« Au lendemain du Printemps arabe, la Turquie et l’Égypte se sont obstinées à défendre certaines questions. »

« Toutefois, l’évolution des circonstances fait que cet entêtement est aujourd’hui relativement rompu », explique-t-il.

« Certes, il reste à voir quelle sera la vitalité des relations entre les deux pays. »

L’effort de normalisation avec les puissances régionales fait partie des objectifs de politique étrangère du gouvernement turc actuel, élu en mai, ajoute-t-il.

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Hakan Fidan, le nouveau ministre des Affaires étrangères, s’efforce d’améliorer les relations avec d’autres pays depuis sa nomination, poursuit Mehmet Özkan.

Ainsi, dans le cadre de sa politique étrangère post-électorale, la Turquie a finalement ratifié la demande d’adhésion de la Suède à l’OTAN, a conclu un accord avec les États-Unis sur la vente d’avions de guerre F-16, a tenu des pourparlers bilatéraux avec la Grèce et a consolidé ses relations avec les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite.

« Les récents pourparlers avec la Grèce et l’Irak en sont un signe. Le processus engagé avec l’Égypte s’inscrit également dans cette optique », précise Mehmet Özkan.

Mevlüt Çavuşoğlu, alors ministre turc des Affaires étrangères, s’est rendu au Caire en visite officielle en mars 2023, la première visite officielle d’un haut diplomate turc depuis l’accession de Sissi à la présidence égyptienne. Cette visite a été suivie d’une visite réciproque du ministre égyptien des Affaires étrangères, Sameh Shoukry, à Ankara le mois suivant. Les ambassadeurs ont ensuite été mutuellement redéployés.

Parallèlement, Ankara a pris un certain nombre de mesures pour réduire la présence des dirigeants des Frères musulmans en Turquie, l’une des principales préoccupations de l’Égypte. La chaîne satellitaire Mekameleen TV, un média opposé à Sissi, a cessé d’émettre depuis la Turquie en 2021, et certains exilés influents en Turquie ont été appelés à réduire leurs critiques à l’égard du régime de Sissi.

Une décennie de rupture

La Turquie et l’Égypte, qui ont entretenu des relations plutôt cahoteuses au cours du siècle dernier, se sont rapprochées de manière significative avec la signature d’un accord de libre-échange en 2005.

Quelques années plus tard, pendant et immédiatement après la destitution de l’ancien président égyptien Hosni Moubarak en 2011, Ankara a apporté son soutien total aux efforts de démocratisation du pays. Erdoğan s’est rendu au Caire pendant la période de transition gouvernementale et a été accueilli avec beaucoup d’enthousiasme.

À la suite des élections de 2012, Mohamed Morsi, alors figure de proue des Frères musulmans, est devenu le premier président égyptien démocratiquement élu. La victoire de Morsi a donné un élan aux relations bilatérales, notamment grâce aux affinités entre son parti et l’AKP, le parti d’Erdoğan, tous deux ancrés dans l’idéologie de l’islam politique.

La présidence de Morsi n’a toutefois duré qu’un an.

Des partisans d’Erdoğan font le signe des quatre doigts de Rabia à côté d’un portrait du président lors d’un meeting de campagne à Istanbul, le 12 mai 2023 (AFP)
Des partisans d’Erdoğan font le signe des quatre doigts de Rabia à côté d’un portrait du président lors d’un meeting de campagne à Istanbul, le 12 mai 2023 (AFP)

Les relations entre les deux pays ont atteint un point de rupture en 2013 lorsque Sissi, alors ministre de la Défense, soutenu par les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, a renversé le gouvernement de Morsi, tué plus d’un millier de manifestants et emprisonné des dizaines de milliers de dissidents.

Pour Erdoğan, le coup d’État en Égypte a déclenché un mouvement politique national, dont le symbole est le signe de la main à quatre doigts de Rabia, utilisé par le mouvement pro-démocratique à la suite du massacre de centaines de personnes sur la place Rabia al-Adawiya en août 2013.

Le gouvernement de Sissi, quant à lui, a mobilisé les médias et les personnalités publiques contre Erdoğan et son soutien présumé aux Frères musulmans, que Le Caire a déclarés hors-la-loi à la suite du coup d’État. Les désaccords sur un certain nombre de questions régionales, notamment la Libye et le plateau continental en Méditerranée orientale, sont restés des freins au rétablissement des relations.

Facteur régional

Les relations entre la Turquie et l’Égypte sont d’une importance capitale non seulement pour les deux pays, mais aussi pour la région, affirment les analystes.

Du Golfe à la Libye, du Soudan à Israël et à la Palestine, les pays de la région sont directement concernés par le rapprochement des relations entre l’Égypte et la Turquie, estime Giuseppe Dentice, responsable du bureau Moyen-Orient et Afrique du Nord au Centre italien d’études internationales (CeSI).

Dans le processus initié par le Printemps arabe, les pays du Golfe, à l’exception du Qatar, ont adopté une attitude très protectionniste et ont dressé des obstacles face aux mouvements de démocratisation dans le monde arabe.

En Tunisie, Ennahdha, l’un des mouvements les plus établis dans le pays, a été écarté de la scène politique après l’arrivée au pouvoir de Kais Saied, tandis que des personnalités telles que le général Hemetti au Soudan et Khalifa Haftar en Libye, qui ont recouru au pouvoir de leurs armées non officielles plutôt qu’à l’action politique, ont bénéficié d’un certain soutien.

De la même manière, Sissi est arrivé au pouvoir avec le soutien financier du Golfe, et en s’appuyant sur la force brute de l’armée.

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Contrairement aux pays du Golfe, la Turquie a soutenu les nouveaux acteurs démocratiquement élus dans ces pays. Elle a même soutenu militairement le gouvernement internationalement reconnu contre Khalifa Haftar en Libye.

La situation a toutefois changé au cours de la dernière décennie.

La Turquie, les pays du Golfe et l’Égypte ont commencé à trouver des compromis sur les questions épineuses à l’origine des tensions, notamment en raison des difficultés économiques auxquelles l’Égypte et la Turquie sont confrontées.

De son côté, la Turquie a rétabli ses relations avec les Émirats arabes unis dans le but d’attirer les investissements en provenance de ce pays du Golfe riche en pétrole, après des années de relations tendues en raison du soutien apporté par la Turquie au Printemps arabe.

« Nous pourrions assister à une nouvelle ère [de relations] fructueuses entre les deux pays, notamment en raison de leurs problèmes socio-économiques internes communs », affirme Giuseppe Dentice.

D’après Mehmet Özkan, le processus de normalisation entre la Turquie et l’Égypte doit être analysé dans le cadre de l’évolution des circonstances dans la région.

De même, Giuseppe Dentice soutient que la visite d’Erdoğan constitue « une opportunité pour le discours actuel de désescalade dans la région ».

Le conflit israélo-palestinien

Le conflit israélo-palestinien, surtout depuis le 7 octobre, est l’une des questions les plus importantes pesant sur les relations entre la Turquie et l’Égypte.

À ce jour, les opérations militaires israéliennes menées à Gaza à la suite de l’attaque du Hamas le 7 octobre ont tué plus de 28 500 Palestiniens et progressent vers Rafah, à la frontière nord-est de l’Égypte.

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Plus de 1,4 million de Palestiniens sont réfugiés à Rafah, la ville la plus méridionale de Gaza, après que la plupart d’entre eux ont été déplacés du nord et du centre de l’enclave au cours des hostilités. Le gouvernement israélien menace à présent d’envahir la ville, ce que l’Égypte considère comme une escalade majeure.

Depuis le premier jour des attaques, les responsables israéliens évoquent la possibilité d’évacuer Gaza et de déplacer les Palestiniens vers le Sinaï, de l’autre côté de la frontière à Rafah. L’Égypte a fermement rejeté cette proposition et se trouve totalement impuissante face à la crise humanitaire qui sévit à sa porte. La semaine dernière, Israël a également commencé à prendre pour cible les Palestiniens à Rafah, à quelques mètres de l’Égypte.

D’après Mehmet Özkan, depuis le 7 octobre, les acteurs régionaux ont compris qu’il y avait un « besoin de communication ».

« Inévitablement, un espace de communication s’est ouvert. Par conséquent, le processus de normalisation des relations entre la Turquie et l’Égypte s’est accéléré », explique-t-il.

Giuseppe Dentice pense également qu’en plus d’autres facteurs, la situation à Gaza a ouvert la voie à la reprise des pourparlers entre les deux pays.

Une détente prudente

Le Caire et Ankara restent toutefois méfiants l’un envers l’autre, estime Mehmet Özkan.

« Il existe une grave crise de confiance qui s’est développée au cours des dix dernières années. Les deux pays s’efforcent de surmonter cette crise », affirme-t-il.

« L’accord conclu par la Turquie pour fournir à l’Égypte des équipements de l’industrie de la défense, voire même des technologies, s’inscrit dans le cadre d’un effort visant à briser cette méfiance. »

La volonté politique est un élément clé du rapprochement, selon Giuseppe Dentice.

« Une grande partie de cette nouvelle potentielle relance [des relations] dépendra de la volonté des dirigeants de résoudre les questions sensibles : le dossier libyen, l’énergie et l’exploration en Méditerranée orientale, la question des Frères musulmans », précise-t-il.

Traduit de l’anglais (original) par Imène Guiza.

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