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Crise sécuritaire et politique au Sahel : vers un nouvel équilibre géopolitique de la puissance en Afrique ?

Tandis que les coups d’État se multiplient au Sahel, la question d’un nouveau rapport de force géopolitique se pose. La France se retrouve plus isolée que jamais, tandis que de nouveaux acteurs extérieurs, telle la Russie, semblent profiter de cette aubaine
Des manifestants se rassemblent pour montrer leur soutien à l’armée en brandissant un drapeau russe et une banderole anti-France à Ouagadougou, capitale du Burkina Faso, le 19 février 2022 (AFP/Olympie de Maismont)

Le 23 août dernier, le chef de la milice russe Wagner, Evgueni Prigojine, disparaissait dans le crash de son appareil en Russie. La mort de l’oligarque russe a immédiatement soulevé un certain nombre de questions sur l’avenir du groupe Wagner, notamment sur ses activités en Afrique.

Cet événement intervient dans un contexte particulièrement mouvementé sur le continent africain, notamment avec le récent coup d’État au Niger, qui vient s’ajouter aux autres pays sahéliens touchés par des renversements politiques ces dernières années, notamment le Mali et le Burkina Faso.

La question de l’influence russe en Afrique sahélienne et centrale est de plus en plus avancée comme un état de fait, où Wagner constituerait le bras armé solide du Kremlin pour mener une stratégie indirecte sur le continent visant à augmenter la présence et la puissance de la Russie.

En parallèle, les acteurs extérieurs traditionnels dans la région, en particulier la France, semblent subir un cuisant revers, perdant progressivement leur assise au sein de ces pays clés pour la sécurité régionale.

Qu’en est-il réellement ? Assiste-t-on à une transformation géopolitique durable et irréversible de l’équilibre de cette puissance en Afrique ? Est-ce la fin d’une certaine politique africaine de la France ou seulement l’état de transition vers un ordre plus multipolaire ? Est-ce l’opportunité pour les pays et les institutions africaines de prendre l’ascendant dans la gestion des questions sécuritaires, notamment en Afrique de l’Ouest et sahélienne ?

La France au cœur de la tempête politique sahélienne

Par-delà la disparition du chef de la milice Wagner, qui ne signifie d’ailleurs aucunement la fin de la société militaire privée qui est aujourd’hui une entreprise éprouvée et une institution utile au Kremlin, la question du nouvel équilibre des acteurs extérieurs de la puissance en Afrique constitue un premier niveau d’interrogation important.

Depuis au moins 2013 et l’intervention française au Mali, la France persistait dans un rôle de puissance de sécurité en Afrique. L’opération « Serval » avait globalement été acceptée et reconnue légitime, aussi bien par la communauté internationale que par les acteurs africains eux-mêmes, à commencer par l’État malien.

La permanence de cette présence, au sein de l’opération « Barkhane », a en revanche mis à l’épreuve la solidité et la cohérence de la politique française. Après presque dix années d’exercice, cette opération n’a pas abouti aux résultats escomptés (renforcer la sécurité du Sahel et de ses États clés par la lutte militaire contre les groupes armés) et, au contraire, a conduit au retrait militaire français dans plusieurs pays importants de son espace historique d’influence : Mali, Burkina Faso et peut-être à présent Niger.

L’arrivée de nouveaux acteurs politiques et économiques comme la Chine, l’Inde, la Turquie ou encore la Russie a permis le développement d’un véritable état de concurrence à la présence française, qui n’avait clairement plus les moyens de ses ambitions sur le continent

Les raisons de ce retrait sont multiples et ne doivent, en aucun cas, être attribuées au seul activisme du groupe Wagner dans la région. S’il demeure très compliqué d’identifier l’intégralité des causes à l’origine de ce retrait, il est possible toutefois de mettre en avant certaines tendances qui se sont développées au cours de la dernière décennie.

Un premier facteur touche à l’orientation de la politique africaine de la France depuis les vingt dernières années. L’ouverture de l’Afrique à la mondialisation a entraîné un nouveau rapport de force pour de nombreux pays du continent, et en particulier pour les pays d’Afrique francophone.

L’arrivée de nouveaux acteurs politiques et économiques comme la Chine, l’Inde, la Turquie ou encore la Russie a permis le développement d’un véritable état de concurrence à la présence française, qui n’avait clairement plus les moyens de ses ambitions sur le continent. Si les différents leviers d’investissements français en Afrique, qu’ils soient d’origine publique ou privée, ont persisté, ils ne constituaient définitivement plus l’unique solution de partenariat extérieur pour de nombreux pays africains.

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Le deuxième facteur, conséquence directe du premier évoqué, touche à la redéfinition de la politique africaine de la France elle-même. Peut-être un peu trop mécaniquement, cette politique a eu tendance, sous l’influence de cette concurrence étrangère à la puissance en Afrique francophone, à se rabattre sur le dernier levier qui semblait encore l’objet d’un quasi-monopole dans ces pays : le levier militaire.

Un tel engagement impliquait des succès tangibles et observables au fil du temps là où la présence des soldats français était engagée. Or force est de constater que ces résultats n’ont pas été à la hauteur des moyens engagés par Paris. Les groupes armés sahéliens ont été un temps ralenti dans leur progression, notamment en 2013, pour finalement se réimplanter là où la présence militaire était moins importante.

Plus grave encore, le Mali, le Burkina Faso et désormais le Niger ont remis en cause la présence de la France, notamment en demandant le départ des soldats implantés dans les différentes bases qu’ils hébergeaient. Une situation inédite pour Paris, habitué, depuis les décolonisations, à nouer des accords de défense et de coopération rarement dénoncés.

Des soldats français préparent leurs véhicules blindés dans le cadre d’opérations spéciales dirigées par la France pour la nouvelle Task Force Takuba, une mission militaire multinationale dans la région troublée du Sahel, dans la base militaire de Menaka au Mali, le 7 décembre 2021 (AFP/Thomas Coex)
Des soldats français préparent leurs véhicules blindés dans le cadre d’opérations spéciales dirigées par la France pour la nouvelle Task Force Takuba, une mission militaire multinationale dans la région troublée du Sahel, dans la base militaire de Menaka au Mali, le 7 décembre 2021 (AFP/Thomas Coex)

Le troisième facteur à l’origine de cette crise géopolitique se situe à l’échelle de l’évolution interne de plusieurs pays sahéliens. Le Mali, le Burkina Faso et le Niger connaissent aujourd’hui des crises politiques majeures, avec des caractéristiques certes distinctes mais aussi proches : rejet des anciennes élites dirigeantes considérées comme trop « pro-françaises », problèmes sociaux-économiques persistants malgré les programmes d’aide au développement (la seule Union européenne a engagé plus de 4 milliards d’euros d’aide pour les pays du G5 entre 2014 et 2020), accroissement de l’insécurité régionale (notamment dans la région des trois frontières entre le Mali, le Burkina Faso et le Niger), remise en cause, plus fondamentalement, de la légitimité des États et de leur incapacité à remplir leurs fonctions régaliennes fondamentales.

Cette situation n’est pas inédite en soi, elle persiste malheureusement depuis bien des années au sein de la région. En revanche, la succession rapide des coups d’État parmi au moins trois de ces pays (sans parler également du Tchad) interroge sur la grande fragilité des appareils politiques des États concernés ainsi que sur la capacité pour une partie des élites militaires de ces pays à prendre le pouvoir tout en s’appuyant, au niveau communicationnel et médiatique, sur le rejet de la présence française et des décideurs traditionnels.

À ce titre, les services de la société Wagner (notamment en matière de propagande et d’infoguerre) ont pu être utiles dans certains cas, même s’il faut cependant rester prudent sur l’étendue de cette participation à la déstabilisation politique des États sahéliens.

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Ces différents éléments permettent donc de comprendre en partie l’échec actuel de la politique africaine de la France. Echec qui n’est pas imputable à un gouvernement en particulier, mais plutôt à une dynamique de fond qui affecte son orientation depuis le début du XXIe siècle.

Cette situation effective de retrait forcé (bien qu’il ne soit pas non plus pertinent de croire en son caractère définitif) laisse par conséquent de la place à d’autres acteurs désireux d’occuper l’espace vide.

Les points forts de [l’activisme russe] reposent sur sa capacité à exploiter des moyens d’influence et de combat indirects que les Occidentaux, et en particulier la France, avaient progressivement délaissés car jugés trop sulfureux 

Si les États-Unis d’Amérique sont associés au camp occidental et français, ils pourraient bénéficier de cette nouvelle situation pour revoir l’état de leur présence et de leur coopération au Sahel puisqu’ils ne sont pas en soi, contrairement à Paris, directement visés par des critiques associées à leur présence, laquelle reste plus discrète (mais essentielle, notamment en matière de moyens logistiques et de renseignement sur le plan militaire).

La Russie, quant à elle, s’est clairement engouffrée dans les failles laissées par le dispositif militaire français ainsi que le G5 Sahel afin de bénéficier d’une plus grande influence, surtout sur le plan politique et militaire.

Les points forts de cet activisme reposent sur sa capacité à exploiter des moyens d’influence et de combat indirects que les Occidentaux, et en particulier la France (du fait de son « expertise » en la matière), avaient progressivement délaissés car jugés trop sulfureux : emploi de mercenaires (comme à l’apogée de la Françafrique), contrôle de l’information parmi les pays d’Afrique francophone et utilisation de la propagande afin de légitimer ou de délégitimer des acteurs politiques.

L’« infoguerre », en particulier, a été une arme particulièrement bien manipulée par la société Wagner afin de faire naître, même si cela reste à nuancer, une forme d’opinion médiatique anti-occidentale et anti-française au sein de plusieurs pays du Sahel, d’Afrique de l’Ouest et même d’Afrique centrale.

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Il n’en demeure pas moins que cette présence russe, par l’entremise du groupe Wagner mais aussi d’autres sociétés militaires contrôlées par Moscou (Sewa Security Services, RBS Group, Moran Security Group, etc.), reste pour l’instant précaire et n’est pas comparable à plus d’un demi-siècle de politique de la France en Afrique.

La Russie n’a, jusqu’à présent, déployé aucune opération militaire d’envergure sur le continent, elle ne dispose pas d’une infrastructure et d’une implantation comparable à celle de la France. Sa politique de coopération et de développement sur le continent reste indéfinie sur le long terme, tandis que sa pénétration des élites politiques africaines n’est pas encore structurelle.

Cette présence permet plutôt de conduire une guerre indirecte contre les intérêts occidentaux sur le continent en fragilisant les ressorts de la puissance des acteurs extérieurs traditionnels. À ce titre, la France est particulièrement touchée par cette stratégie et il lui faudra de nombreuses années pour retrouver, si elle le désire, un nouveau souffle sur le continent, à l’échelle politique, militaire, culturelle et économique.

L’urgence d’une implication africaine 

Mais au-delà des enjeux géopolitiques associés aux puissances extra-continentales, c’est bien les acteurs africains eux-mêmes qui se retrouvent au sein d’une situation inédite pour l’avenir de leur sécurité.

Le besoin d’une réponse africaine aux enjeux de sécurité sur le continent est des plus urgents. Ce besoin a historiquement été empêché par l’orientation initiale de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), créée en 1963. L’OUA ne disposait en effet d’aucun outil juridique permettant d’intervenir politiquement ou militairement dans les affaires des États fraîchement décolonisés.

Cette dimension a par la suite été amendée au début des années 2000 avec la réforme de l’organisation. À partir de 2002, l’acte constitutif de l’Union africaine intègre la reconnaissance d’un « droit d’intervention » dans les affaires des États membres en cas de circonstances graves (crimes de guerre, génocide, etc.). Elle se dote par ailleurs d’une architecture africaine de paix et de sécurité (APSA) intégrant, entre autres, un conseil de sécurité ainsi qu’une Force africaine en attente (FAA). Cette dernière n’a jamais été opérationnelle et n’a pu, par conséquent, relever les différents défis sécuritaires survenus au cours des dernières décennies.

Les États africains [...] doivent comprendre l’urgence absolue de prendre en main collectivement leurs questions de sécurité au risque sinon de sous-traiter de nouveau leurs problèmes auprès d’acteurs [...] qui obéissent à des intérêts et objectifs différents

Cette situation a par conséquent favorisé le prolongement d’une coopération renforcée en la matière avec des acteurs extérieurs, telle la France ou même l’ONU, lorsqu’il s’agissait de disposer d’une force d’intervention rapidement déployable.

Au Sahel, cet état de dépendance vis-à-vis d’acteurs extérieurs est particulièrement présent. En 2013, la France intervient au Mali sur demande de l’État malien, incapable de repousser par lui-même la progression des forces coalisées du Mouvement de libération de l’Azawad et des différents groupes armés.

La création du G5 Sahel en 2014, bien qu’illustrant en apparence une prise en charge par les États sahéliens de leur sécurité régionale, n’a pas constitué un démenti à cette situation puisque l’organisation dépendait pleinement du dispositif militaire français associé à l’opération « Barkhane », sans laquelle les différentes missions conduites n’auraient pu être que faiblement garanties.

Plus largement, la question du financement des institutions et structures de sécurité collective en Afrique demeure problématique. À titre d’exemple, le budget du G5 Sahel dépend largement de l’aide extérieure et notamment de l’Union européenne.

Le récent coup d’État au Niger a semblé offrir une nouvelle réaction de la part des pays de la région, notamment dans le cadre de la CEDEAO. L’organisation régionale a ainsi fait savoir, en août dernier, qu’elle comptait mobiliser une force d’intervention pour rétablir dans ses fonctions le président Bazoum, conformément à l’ordre constitutionnel. Pour autant, cette intervention se fait toujours attendre et impliquera, dans tous les cas, une contribution humaine, logistique et financière importante des États de la CEDEAO, ce qui, à l’heure actuelle, ne semble pas garanti.

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Si la situation actuelle au Sahel semble donc particulièrement inquiétante, notamment du fait de la multiplication des renversements des différents régimes politiques en place, elle offre néanmoins paradoxalement l’opportunité d’un nouveau positionnement des institutions africaines de la sécurité, aussi bien à l’échelle régionale que continentale.

Un vide géopolitique est en train de se creuser. Il impliquera une capacité de réponse rapide afin de permettre aux États du continent de remplir leurs fonctions régaliennes dans la défense et la protection de leurs intérêts.

Dans l’intervalle, ce vide affecte également la distribution de la puissance auprès des acteurs extérieurs. La France doit recomposer clairement sa politique africaine en prenant acte de la nécessité à la fois d’une plus grande diversité de ses moyens (et non pas simplement un repli résilient sur le seul outil militaire) et d’une relation plus égalitaire et symétrique avec ses partenaires sur le continent. Sans cela, il ne fera nul doute que d’autres acteurs, telle la Russie mais pas seulement, profiteront de cet état de crise pour gagner en influence et en puissance sur le continent.

Les États africains, quant à eux, et en particulier ceux du Sahel, doivent comprendre l’urgence absolue de prendre en main collectivement leurs questions de sécurité au risque sinon de sous-traiter de nouveau leurs problèmes auprès d’acteurs, qu’ils soient publics ou privés, qui obéissent à des intérêts et objectifs différents.

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