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« Stratégie de la corde raide et escalade » : Téhéran et Washington sur une trajectoire de collision

Si les nations européennes ne parviennent pas à dissuader l’Iran de dépasser les limites imposées à son programme d’enrichissement nucléaire, la politique américaine de « pression maximale » risque de conduire à une guerre, préviennent des analystes
Le président iranien Hassan Rohani a déclaré que le retrait de certains engagements pris dans le cadre de l’accord sur le nucléaire était une mesure « minimale » susceptible d’être adoptée par Téhéran (AFP)

Après avoir annoncé qu’il cesserait de se conformer à l’accord de 2015 si les puissances mondiales n’agissaient pas pour le protéger des sanctions économiques dévastatrices du gouvernement Trump, l’Iran semble sur le point de dépasser les limites imposées à son programme d’enrichissement nucléaire.

L’agence de presse Reuters a rapporté jeudi que des diplomates avaient déclaré que de nouvelles données des inspecteurs nucléaires de l’ONU montraient que l’Iran était encore légèrement en-deçà de la quantité maximale d’uranium enrichi autorisée dans le cadre de l’accord sur le nucléaire, mais qu’il était sur le point d’atteindre cette limite ce week-end.

Le 17 juin, Téhéran avait annoncé qu’il dépasserait le seuil de 300 kg fixé par l’accord sur le nucléaire, également connu sous le nom de plan d’action conjoint (JCPOA), concernant son stock d’uranium faiblement enrichi dix jours plus tard, c’est-à-dire ce jeudi. 

Deux des diplomates, qui se sont confié à Reuters sous couvert d’anonymat, ont indiqué que l’Iran produisait environ 1 kg par jour, ce qui signifie qu’il pourrait outrepasser la limite peu après la réunion de hauts responsables iraniens, français, allemands, britanniques, russes et chinois pour discuter de l’accord sur le nucléaire à Vienne ce vendredi.

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Téhéran avait initialement annoncé en mai son intention de cesser de se conformer à certains points de l’accord sur le nucléaire, à moins que les puissances mondiales n’interviennent dans un délai de 60 jours pour protéger ses intérêts contre la campagne de « pression maximale » menée par l’administration Trump. Ce délai de 60 jours expire le 8 juillet.

Cet avertissement avait été lancé à l’occasion du premier anniversaire du retrait des États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien.

L’annonce a été accueillie par des sanctions américaines contre l’industrie métallurgique iranienne (notamment le fer, l’acier, le cuivre et l’aluminium) qui représente « 10 % de son économie d’exportation », selon le président américain Donald Trump.

« Il est encore temps pour les Européens », a déclaré Behrouz Kamalvandi, porte-parole de l’Organisation de l’énergie atomique d’Iran (OEAI), le 17 juin lors d’une conférence de presse télévisée, au cours de laquelle l’Iran a annoncé un compte à rebours de dix jours. 

« Cependant, les Européens ont exprimé implicitement leur incapacité à agir. Ils ne devraient pas penser qu’après les 60 jours, ils bénéficieront d’un autre délai de 60 jours. »  

La Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne ont officiellement averti l’Iran que le non-respect de l’accord sur le nucléaire, notamment l’enrichissement d’uranium à un niveau supérieur à la limite de 3,67 % fixée par le JCPOA, aurait de graves conséquences 

La carotte et le bâton

Alors que le retour des sanctions européennes contre l’Iran pourrait être une solution envisageable en dernier recours, l’UE tentera probablement de persuader Téhéran de se conformer à l’accord en maniant la carotte et le bâton. 

La décision récente du Groupe d’action financière internationale (GAFI) basée à Paris de prolonger le délai imparti à l’Iran pour mettre en œuvre les réglementations internationales contre le financement du terrorisme et le blanchiment de capitaux témoigne de cette prudence.

« [...] il est probable que les radicaux de l’administration [Trump] réfléchissent à d’autres moyens de résoudre le problème : notamment en provoquant l’effondrement du régime par des sanctions ou par le recours à la force militaire si l’Iran se soustrait aux restrictions du JCPOA »

- Nicholas L. Miller, professeur au Dartmouth College

« Ils s’appuieront sur l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) pour déterminer si l’Iran a de facto violé l’accord sur le nucléaire ou non », a déclaré à Middle East Eye Aniseh Bassiri, experte en relations irano-européennes au Royal United Services Institute (RUSI), basé à Londres. 

« Cela pourrait signifier qu’ils pourraient attendre la publication du prochain rapport en août, tout en poursuivant la “diplomatie de la navette” avec Téhéran afin de le convaincre de revenir sur sa décision. »

Les différences croissantes entre l’Europe et l’Iran faciliteront toutefois la tâche des États-Unis et de leurs alliés régionaux, faisant avancer le programme de « pression maximale » du président américain et se rapprochant de la mobilisation d’une coalition mondiale de pays prêts à faire changer Téhéran de cap, même si la Russie et la Chine ont exprimé leur opposition aux sanctions américaines contre l’Iran.

« Je pense que les États européens devront réagir », a déclaré à MEE Patricia Lewis, directrice de la recherche sur la sécurité internationale à Chatham House.

« Ils ont respecté le JCPOA, mais si l’Iran s’en écarte et commence à augmenter ses stocks [d’uranium] enrichi, il sera difficile pour les Parlements européens de résister aux appels à se joindre aux sanctions américaines. »

Khamenei sanctionné

Dans le cadre d’une initiative sans précédent revêtant une importance plus politique qu’économique, le gouvernement Trump a sanctionné lundi le chef de l’État iranien, le guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, et le réseau financier sous son contrôle, à la suite de la destruction d’un drone de reconnaissance américain par les Gardiens de la révolution près du détroit d’Ormuz.   

« La réponse probable de l’administration Trump est des sanctions supplémentaires ainsi qu’une menace de force militaire », a déclaré à MEE Nicholas L. Miller, professeur au Dartmouth College spécialisé dans la prolifération nucléaire et la sécurité internationale.   
 
« L’objectif déclaré de l’administration est d’accroître la pression jusqu’à ce que l’Iran accepte un nouvel accord sur le nucléaire prévoyant des restrictions plus sévères et plus durables ainsi que des changements dans le comportement de l’Iran dans de nombreux autres domaines. » « Mais compte tenu de la résistance de Téhéran face à ces demandes, il est probable que les radicaux de l’administration, tels que [le conseiller à la sécurité nationale John] Bolton et le secrétaire d’État Mike Pompeo, réfléchissent à d’autres moyens de résoudre le problème : notamment en provoquant l’effondrement du régime par des sanctions ou par le recours à la force militaire si l’Iran se soustrait aux restrictions du JCPOA », a expliqué Miller.

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Un scénario tout aussi alarmant pour l’Iran est la réouverture de son dossier nucléaire au Conseil de sécurité de l’ONU, où les membres permanents pourraient parvenir à un consensus, en l’absence d’un veto de la Russie ou de la Chine, pour qualifier la non-conformité nucléaire de l’Iran de « menace pour » ou de « violation de » la paix, et donc de le sanctionner en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations unies. 

Le risque d’aborder cette affaire en vertu du Chapitre VII, qui énonce les conditions de l’usage de la force, réside dans le fait que les faucons de l’administration Trump et du Congrès américain peuvent l’utiliser comme une couverture légale pour légitimer une action militaire contre l’Iran.

« Tout d’abord, ce que Téhéran a l’intention de faire n’est pas une “violation” de l’accord sur le nucléaire, mais en réalité l’invocation des articles 26 et 36 du JCPOA, qui lui permettent de prendre les mesures appropriées en réaction au manquement d’autres signataires », a expliqué à MEE Diako Hosseini, directeur du programme d’études mondiales du Centre présidentiel iranien pour les études stratégiques.
 
« Quoi qu’il en soit, si l’affaire est renvoyée devant le Conseil de sécurité des Nations unies, Téhéran se retirera immédiatement de l’accord nucléaire. C’est la décision de l’État aux plus hauts niveaux politiques », a-t-il ajouté.
 
Dans sa déclaration du 8 mai sur le relâchement de ses engagements nucléaires en rétorsion, le Conseil suprême iranien de la sécurité nationale (CSSN) a souligné que la réouverture du dossier au Conseil de sécurité des Nations unies susciterait une « réaction ferme et rapide ». 

Quelques jours plus tard, le porte-parole de l’Organisation de l’énergie atomique d’Iran, Behrouz Kamalvandi, a averti qu’en cas de renvoi au Conseil de sécurité de l’ONU, Téhéran ne ferait pas que mettre fin à l’accord sur le nucléaire, mais pourrait également prendre « d’autres mesures » – qui ont été largement interprétées comme un possible retrait du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP).

Frappes « chirurgicales » ou « tactiques » américaines

Compte tenu de l’escalade des tensions entre l’Iran et les États-Unis, la réaction de Washington à ce stade, si elle venait à être adoptée, serait probablement une frappe « chirurgicale » ou « tactique » contre des installations nucléaires critiques en Iran. 

« En d’autres termes, les États-Unis devraient se préparer à une guerre de la Méditerranée au golfe Persique et de l’Afrique du Nord à l’Asie du Sud avant d’attaquer l’Iran »

- Diako Hosseini, Centre présidentiel iranien pour les études stratégiques

« Téhéran ne lancera pas de guerre contre une quelconque nation, mais n’admettra pas non plus les attaques limitées des États-Unis ou de tout autre agresseur », a déclaré Diako Hosseini.

L’intensité meurtrière et la portée géographique des représailles de l’Iran contre toute offensive militaire seront illimitées, selon lui.

« En d’autres termes, les États-Unis devraient se préparer à une guerre de la Méditerranée au golfe Persique et de l’Afrique du Nord à l’Asie du Sud avant d’attaquer l’Iran ». 
 
Cette spirale incessante d’escalade est susceptible de mettre Téhéran et Washington sur une trajectoire de collision, alors que l’intensification de la pression américaine sur l’Iran rend de plus en plus difficile l’ouverture d’une porte de sortie pour éviter une confrontation majeure à l’avenir, à moins que la diplomatie ne se voie accorder une chance significative.
 
« Dans un monde idéal, les États-Unis cesseraient d’imposer des sanctions supplémentaires et envisageraient d’en lever ou d’en suspendre d’autres afin de convaincre l’Iran de rester dans les limites du JCPOA et de mettre fin aux provocations militaires », a déclaré Miller. 
 
« Cela pourrait alors servir de tremplin à un dialogue plus large. Cependant, cela semble assez improbable, car il faudrait que l’administration Trump abandonne ses revendications maximalistes concernant l’Iran, lesquelles constituent un élément central de sa politique étrangère. 

« Malheureusement, le chemin sur lequel nous nous trouvons actuellement semble aller vers plus de stratégie de la corde raide et d’escalade ». 

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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