Dix ans après la chute de Ben Ali, la justice transitionnelle déchaîne toujours les passions
Rarement une déclaration politique n’a été aussi lourde de conséquences. Le 1er juillet, la Ligue nationale des victimes de la dictature a organisé un sit-in à la Kasbah, devant le siège du gouvernement à Tunis.
L’association, proche du parti islamo-conservateur et première force politique de la Tunisie Ennahdha, a reçu un renfort de taille en la personne d’Abdelkarim Harouni, le président du Conseil de la choura d’Ennahdha.
Ce dernier a déclaré au gouvernement qu’il soutenait un ultimatum pour que ce dernier mette en œuvre le « fonds de la dignité », chargé d’indemniser les victimes reconnues par la justice transitionnelle (processus chargé de faire la lumière sur les crimes contre les droits humains commis pendant les « années de braise » entre 1955 et 2013) avant le 25 juillet, jour de la fête de la République.
Le ton employé par cet ancien ministre des Transports a provoqué un tollé sur les réseaux sociaux parmi les Tunisiens qui ont jugé sa menace indécente dans le contexte de crises que traverse le pays, mais aussi au sein d’une large partie de la classe politique.
Alors que la Tunisie est débordée par la pandémie et s’en remet à l’aide internationale, les propos d’Abdelkarim Harouni ont de fait choqué au sein même de son propre mouvement.
Ennahdha est accusé de vouloir indemniser ses militants sur les deniers publics et des sommes astronomiques, rarement documentées, circulent sur Facebook.
En réaction à l’ultimatum, plusieurs initiatives ont appelé les Tunisiens à manifester le 25 juillet pour mettre fin au régime politique instauré par la Constitution de 2014.
Le jour J, des manifestations ont eu lieu aux quatre coins du pays. Des locaux d’Ennahdha ont été incendiés ou vandalisés. Le soir, le président Kais Saied a décidé de s’octroyer l’essentiel des pouvoirs exécutif et législatif et de geler les travaux du Parlement pour 30 jours.
Un débat qui n’avait jamais été clos
Avant de provoquer ce tsunami, les propos de Harouni ont relancé un débat qui n’a jamais été clos : celui de la justice transitionnelle et de la réhabilitation des victimes de la dictature.
Ce dossier, un temps géré par le parti islamiste, a toujours déchaîné les passions et n’a jamais eu droit à un traitement apaisé.
Tout commence quelques jours après la chute de Ben Ali. Le gouvernement de Mohamed Ghannouchi, accédant à une vieille revendication de l’opposition, fait voter une amnistie générale pour tous les prisonniers politiques.
Le décret est mis en œuvre par Béji Caïd Essebsi. Le texte précise que les bénéficiaires « auront droit à la réintégration de leur emploi et à la demande de réparation ». Le nombre de personnes concernées varie selon les estimations entre 8 000 et 12 000.
La loi n° 2012-4 du 22 juin 2012 ouvre aux bénéficiaires de l’amnistie générale la possibilité d’intégrer – ou réintégrer – la fonction publique et les structures étatiques.
En parallèle, la question des indemnisations commence à se poser et provoque le départ du ministre des Finances du gouvernement de la troïka, Houssine Dimassi jugeant qu’Ennahdha a favorisé les anciens prisonniers politiques (majoritairement islamistes) au détriment des équilibres budgétaires, de la qualité des fonctionnaires et de la masse salariale de la fonction publique.
Après diverses tergiversations et une crise politique, l’Assemblée nationale constituante (ANC) vote, le 24 décembre 2013, la loi instaurant la justice transitionnelle. Une commission, appelée Instance vérité et dignité (IVD), aura à recueillir la parole des victimes de la dictature et à fixer le dédommagement qui leur est dû. Le texte pose le principe d’une réparation morale et financière mais n’en précise pas les modalités.
Une semaine plus tard, lors de la discussion sur la loi de finances de l’année 2014, les députés d’Ennahdha présentent un amendement pour la création d’un fonds de dédommagement appelé « fonds de la dignité et de la réhabilitation des victimes de la tyrannie ».
Les conditions de l’introduction de cet amendement, présenté tard dans la nuit dans un hémicycle vide, suscitent la colère de l’opposition et provoquent une campagne médiatique hostile aux anciens prisonniers politiques, accusés de vouloir tirer un profit financier de leurs années de militantisme.
La désignation de Sihem Bensedrine à la tête de l’IVD crée une polarisation de l’opinion publique au sujet de la justice transitionnelle. Sa personnalité clivante lui vaut l’inimitié du camp du nouveau président de la République Béji Caïd Essebsi, qui tentera durant tout son quinquennat de vider l’instance de ses prérogatives.
Selon ses détracteurs, la gestion autoritaire de la présidente provoquera le départ de plusieurs membres de l’IVD et rendra difficile tout débat de fond sur les victimes de la dictature.
Les auditions publiques de certains plaignants, retransmises en direct à la télévision nationale, donnent aux Tunisiens une idée de l’ampleur des dégâts causés par la dictature, mais cette prise de conscience reste brouillée par les polémiques autour de l’instance et de sa présidente.
Des polémiques qui lèsent les victimes
La loi de 2013 prévoit que l’IVD exerce un mandat de quatre ans et bénéficie d’une année supplémentaire pour terminer ses travaux.
En 2018, Sihem Bensedrine annonce vouloir disposer d’un prolongement de six mois et estime que l’aval du Parlement (qui lui est majoritairement hostile) n’est pas nécessaire.
La majorité parlementaire ne l’entend pas de cette oreille et s’y oppose. La présidente de l’instance trouve un compromis avec le gouvernement Chahed et termine ses travaux dans le délai qu’elle s’était fixé.
Profitant du vote du Parlement, la présidente du Parti destourien libre (PDL), Abir Moussi – revendiquant sa filiation avec le RCD dissous de Ben Ali –, saisit le tribunal administratif pour qu’il rende caduques toutes les décisions prises par l’IVD après les quatre premières années de son mandat. En attendant que la juridiction statue, plusieurs dédommagements prononcés par l’instance se trouvent menacés.
Les pourfendeurs du processus de justice transitionnelle mettent l’accent sur l’hostilité d’une partie importante de l’opinion publique à Ennahdha pour détourner le regard de la légitimité du principe de réparation
En mars 2018, le chef du gouvernement Youssef Chahed se brouille avec Béji Caïd Essebsi, qui l’a nommé mais qui cherche à le démettre. Pour pouvoir se maintenir à son poste, le locataire de la Kasbah se rapproche d’Ennahdha, qui dispose du premier groupe parlementaire à l’Assemblée.
C’est alors qu’il publie un décret précisant les modalités de fonctionnement et de financement du fonds de la dignité qui sera abondé, en partie, par des fonds étrangers. On sait quels pays ?
Depuis lors, toute évocation du sujet de l’indemnisation donne lieu à des polémiques politiciennes ayant pour conséquence de léser les victimes de la dictature.
Les pourfendeurs du processus de justice transitionnelle mettent l’accent sur l’hostilité d’une partie importante de l’opinion publique à Ennahdha pour détourner le regard de la légitimité du principe de réparation.
De leur côté, les dirigeants d’Ennahdha, qui ont perdu les deux tiers de leur base électorale entre 2011 et 2019 (en 2011, le parti a recueilli plus d’1,5 million de voix contre à peine plus de 560 000 en 2019 selon les chiffres officiels), utilisent la question de l’indemnisation comme un moyen de maintenir dans leur giron des militants susceptibles d’être déçus par la pratique du pouvoir par le parti islamiste.
C’est dans ce contexte que s’explique la sortie d’Abdelkrim Harouni, qui a peut-être précipité le coup de force du 25 juillet.
Il est trop tôt pour dire comment Kais Saied va gérer l’épineuse question de l’indemnisation des victimes de la dictature.
Le désormais tout puissant président est à la fois un soutien du processus de justice transitionnelle et un farouche opposant au mouvement Ennahdha. La nouvelle donne en Tunisie va immanquablement affecter ce dossier, pourtant primordial pour réussir à tourner définitivement la page des années de braise et apaiser la société.
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