Tunisie : le recadrage de Hichem Mechichi, un message de Kais Saied aux partis
C’est sans nul doute l’événement politique de la semaine dernière. Le mercredi 23 septembre, la présidence de la République publie, sur son compte Facebook, une vidéo rendant compte d’une rencontre entre Kais Saied et Hichem Mechichi.
Dans ce film de moins de sept minutes, on voit le locataire de Carthage admonester le chef du gouvernement. En cause : la nomination de deux hauts fonctionnaires issus de l’ancien régime aux postes de conseillers de Hichem Mechichi.
Très vite, la vidéo devient virale. Sa version originale (en dehors des reprises par les comptes de plusieurs médias nationaux) a été vue plus de 500 000 fois. À titre de comparaison, l’allocution du chef de l’État devant le Conseil de sécurité des Nations unies n’a intéressé que 85 000 personnes.
Plus qu’un simple règlement de comptes rendu public, l’épisode concentre les principaux aspects de l’actuelle crise politique.
Les nominations qui ont provoqué l’ire du chef de l’État concernent Taoufik Baccar et Mongi Safra. Le premier a été deux fois ministre sous Ben Ali avant d’être nommé à la tête de la Banque centrale (BCT) de 2004 à la révolution. Quant au second, il a été conseiller du président déchu avant d’être nommé secrétaire d’État au commerce.
Ce n’est pas la première fois que des caciques de l’ancien régime accèdent aux responsabilités après la révolution, mais si ce choix a été très commenté, c’est que les personnes choisies ont eu des démêlés avec la justice dans des affaires de corruption. Les deux hommes ont été soupçonnés d’avoir facilité la mise sous coupe réglée de l’économie tunisienne par la belle-famille de l’ancien président, notamment les clans Trabelsi et Materi (famille du gendre de Zine el-Abidine Ben Ali).
Dans son sermon, Kais Saied rappelle à Hichem Mechichi qu’il ne pouvait pas ignorer ces accusations car il a fait partie de la commission d’investigation sur la corruption et la malversation, dite « commission Abdelfattah Amor ».
Cette structure, créée par Ben Ali la veille de sa fuite pour l’Arabie saoudite, mise en œuvre dès les premiers jours de la révolution, a rendu en novembre 2011 un épais rapport détaillant le système de prédation économique mis en place sous l’ancien régime, avant d’être transformée en Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC).
Le texte de plus de 300 pages pointe la responsabilité des deux hommes (dont seules les initiales sont mentionnées mais qui sont reconnaissables grâce aux fonctions qu’ils occupaient au moment des faits) dans plusieurs affaires, dont la prise par l’ex-gendre de Ben Ali, Sakher El Materi, de 25 % du capital de l’opérateur de téléphonie Tunisiana.
Des poursuites judiciaires ont été intentées à l’encontre de Taoufik Baccar et Mongi Safra : ce dernier a été placé en détention entre 2011 et 2013.
Le président de la République déplore que, dix ans après la chute de Ben Ali, la justice ne se soit toujours pas définitivement prononcée dans des affaires impliquant les deux hommes. Une affirmation que conteste l’entourage des principaux intéressés.
Intervenant sur les ondes de Mosaïque FM, l’avocat de Taoufik Baccar, Hassan Ghodhbani, a soutenu que ce dernier avait été blanchi dans l’affaire Tunisiana qui est, selon lui, le plus grand dossier impliquant l’ancien gouverneur de la BCT. L’avocat affirme « à 99 % » que son client n’est visé par aucune autre procédure.
Taoufik Baccar et Mongi Safra ont par ailleurs bénéficié d’une amnistie grâce à la loi dite « de réconciliation ». Ce texte controversé, porté par l’ancien président Béji Caïd Essebsi, a permis de blanchir quelque 200 personnes pour des « faits commis, contrevenant aux règlements ou causant un préjudice à l’administration et qui ont procuré à un tiers un avantage injustifié, sans qu’ils en soient eux-mêmes bénéficiaires ».
Théâtralisation et humiliation
Les critiques suscitées par la vidéo portent aussi bien sur la forme que sur le fond.
La théâtralisation de cette séquence et l’humiliation du chef du gouvernement – dont les prérogatives sont plus larges que celles du président de la République – ont fait dire à certains que cela participait à l’affaiblissement des institutions républicaines, surtout qu’aucun texte ne permet au locataire de Carthage de s’ingérer dans le choix de celui de la Kasbah.
La deuxième République ne crée aucun lien de subordination entre les deux têtes de l’exécutif. Le chef du gouvernement est responsable devant l’Assemblée des représentants du peuple
La deuxième République ne crée aucun lien de subordination entre les deux têtes de l’exécutif et le chef du gouvernement n’est plus un Premier ministre comme sous la Constitution de 1959 : il est responsable devant l’Assemblée des représentants du peuple (ARP).
Si le président veut le destituer, il a la possibilité de demander au Parlement de lui renouveler ou non sa confiance. Une procédure risquée, car si elle est rejetée deux fois par les députés, elle implique une démission immédiate du chef de l’État.
Kais Saied a également bafoué la séparation des pouvoirs en prononçant la culpabilité de deux personnes qui, selon ses dires, sont toujours l’objet de poursuites judiciaires, portant, par là-même, atteinte au principe constitutionnel de la présomption d’innocence.
Évidemment, le constitutionnaliste qu’il est ne peut ignorer ces manquements à l’esprit et aux textes de loi. Comment expliquer alors cette sortie ?
L’explication se trouve sans doute dans la distinction que l’homme opère souvent entre légalité et légitimité. Le constitutionnaliste a été, depuis la révolution, très impliqué dans le dossier de la justice transitionnelle. Un dossier qui a été mis à mal par son prédécesseur Béji Caïd Essebsi, dont le principal projet législatif, la loi de réconciliation, a fortement mis à mal cette étape essentielle pour solder le passé et atteindre une véritable concorde nationale.
Entre 2014 et 2019, la guerre larvée entre l’exécutif et l’Instance Vérité et Dignité (IVD) a laissé un goût d’inachevé aux partisans d’une réelle justice transitionnelle.
Le retour des représentants de l’ancien régime, présentés en « compétences nationales », consolide le sentiment d’injustice devant cette impunité dont bénéficient ceux dont la gestion a provoqué la révolution.
Le président sait aussi qu’il jouit d’une popularité inégalée depuis la chute de Ben Ali. Cette sympathie n’est pas tant liée à une adhésion à son projet politique – au demeurant flou – qu’à la décrédibilisation de la quasi-totalité de la classe politique (un récent sondage donne respectivement 3 et 7 % d’opinions très favorables aux partis politiques et au Parlement).
Ce rejet peut amener à une dérive autoritaire d’un président qui aura une opinion publique acquise à sa cause et prête à lui pardonner toute transgression qui aurait pour effet de « punir » des partis qu’elle estime responsable de la détérioration de la situation. Et l’absence de Cour constitutionnelle donne, de facto, au président le soin d’interpréter à sa guise la loi fondamentale.
Une bataille dans la guerre contre les partis
Enfin, le recadrage de Hichem Mechichi est la dernière bataille de la guerre que livre Kais Saied à la majorité parlementaire composée d’Ennahdha, de Qalb Tounes et d’al-Karama.
Après la démission d’Elyes Fakhfakh, le président a choisi le ministre de l’Intérieur contre l’avis de partis. Son idée était de placer un fidèle à la Kasbah et d’en faire une sorte de Premier ministre.
Mais les couacs autour de la nomination du ministre de la Culture ont opéré un renversement d’alliances et ont rapproché Hichem Mechichi d’Ennahdha et de ses alliés.
Le chef du gouvernement sait qu’il ne doit son maintien qu’au bon vouloir de cette nouvelle troïka et pourra être tenté de faire comme l’un de ses prédécesseurs, Youssef Chahed, qui a réussi à mettre le Parlement de son côté et à isoler son mentor, le président Béji Caïd Essebsi.
Alors que le pays observe une deuxième vague de l’épidémie de COVID-19 et qu’une crise socio-économique se fait de plus en plus menaçante, l’union nationale, pourtant indispensable pour faire face aux périls qui guettent le pays, est plus que jamais un vœu pieux.
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