Turquie : la réforme alévie d’Erdoğan suscite des réactions mitigées
La semaine dernière, le président turc Recep Tayyip Erdoğan a annoncé une initiative visant à donner plus de moyens aux alévis du pays. Mais au sein de la communauté, les réactions sont mitigées.
Si on en croit les déclarations du gouvernement, ce projet cherche à résoudre certains problèmes persistants des alévis en créant un nouvel institut étatique pour financer et doter en personnel leurs lieux de culte, les cemevis.
« En vertu de ce programme, l’alévisme sera considéré comme une croyance culturelle plutôt que religieuse avec des adeptes », indique à Middle East Eye Ayfer Karakaya-Stump, historienne à l’Université William and Mary (Williamsburg, États-Unis), qui étudie l’histoire de la communauté religieuse.
« Les alévis ne désirent pas être dirigés par l’État. Ils veulent qu’on leur accorde l’égalité des droits », explique-t-elle.
Néanmoins, le gouvernement turc promeut fièrement cette initiative, avant les élections programmées en juin prochain.
« Je pense que c’est l’une des tentatives de réforme les plus importantes de notre histoire », a affirmé Erdoğan, précisant qu’un groupe de spécialistes avait visité 1 585 cemevis et « noté les problèmes et difficultés auxquels sont confrontés les alévis ».
Qui sont les alévis ?
L’alévisme est une croyance religieuse qui sacralise le beau-fils du prophète Mohammed, Ali, et ses descendants. Comme les musulmans chiites, les alévis croient que les douze imams sont les uniques représentants légitimes de l’islam, rejetant la légitimité des califats omeyyade, abbasside et même ottoman successifs.
Ayfer Karakaya-Stump, également membre de cette communauté, définit l’alévisme comme une croyance religieuse ésotérique ayant de grandes affinités avec le soufisme, ce qui marque sa différence par rapport au chiisme.
« Les alévis ne désirent pas être dirigés par l’État. Ils veulent qu’on leur accorde l’égalité des droits »
- Ayfer Karakaya-Stump, historienne alévie
La population alévie en Turquie est estimée entre 10 et 20 millions de personnes. Elle constitue le second groupe religieux derrière la majorité musulmane sunnite.
En vertu du système « ocak » (lignée sainte) dans lequel les « dedes » (aînés en turc) alévis dirigent la communauté, les alévis pensent que les dirigeants légitimes doivent descendre exclusivement du prophète Mohammed.
Ayfer Karakaya-Stump explique que la plupart des alévis n’accomplissent pas les principaux rituels obligatoires de l’islam, notamment les cinq prières ou le jeûne du Ramadan. Les alévis effectuent quant à eux le « cem », au cours duquel hommes et femmes chantent des chants religieux folkloriques. L’endroit où a lieu le cem s’appelle cemevi.
Elle précise que la grande majorité des alévis aujourd’hui vivent des vies laïques et considèrent principalement l’alévisme comme une affiliation culturelle plutôt que religieuse.
La dernière série de réformes promet qu’une nouvelle institution au sein du ministère de la Culture, la Présidence de la culture alévie bektachie et des cemevis, sera responsable de la construction des cemevis, du règlement de leurs factures, du maintien des activités éducatives et religieuses, de l’organisation de conférences, de débats et de séminaires liés aux études sur l’alévisme, sans compter la promotion des études sur l’alévisme dans les universités et les autres institutions de recherche.
Cette toute nouvelle entité aura un président et dix membres qui pourraient être des alévis ou des personnes connaissant bien l’alévisme. Elle paiera également les salaires des dedes, s’ils le désirent.
Au mois d’août, Erdoğan, pour la première fois en vingt ans, s’est rendu dans un cemevi d’Ankara, dînant avec les aînés à l’occasion d’un office religieux. Plus tard le même mois, là encore pour la première fois, il a participé à une cérémonie de commémoration en hommage à un soufi alévi, Hacı Bektaş Veli, réitérant son soutien à la communauté.
Saluant le gouvernement comme un promoteur de la liberté religieuse, l’ex-ministre Lütfi Elvan avançait l’année dernière que 80 % à 90 % de l’ensemble des cemevis dans le pays avaient été construits lors des gouvernements successifs de l’AKP (Parti de la justice et du développement d’Erdoğan) depuis 2002.
« Manque d’unité »
Les déclarations d’Erdoğan ont suscité diverses réactions parmi les alévis, qui n’ont pas de leadership unifié car des centaines de dedes dirigent leurs propres communautés.
Cuma Erce, dirigeant de l’association culturelle alévie Pir Sultan Abdal, a déclaré : « Cette série [de réformes] est une autre phase de la répression des alévis par la main de l’État. Notre problème n’a rien à voir avec le paiement des factures ou avec l’obtention d’une aide prélevée dans le budget de l’État. Le président réduit l’alévisme à une couleur culturelle dans la société et à une composante mineure du sunnisme. »
Mehmet Ali Ayyildiz, qui soutient publiquement les initiatives d’Erdoğan tournées vers la communauté alévie, fait remarquer que ses membres souhaitent toujours bénéficier d’une citoyenneté à part égale, une reconnaissance officielle des cemevis comme lieux de culte, la fin de la discrimination à l’égard des alévis dans les emplois de fonctionnaires et l’abolissement des cours d’éducation religieuse obligatoires dans les écoles.
En août, le ministre turc de l’Intérieur Süleyman Soylu confiait à la presse locale que son ministère avait commencé à promouvoir les citoyens de confession alévie à des postes hauts placés tels que gouverneur de district, membre du bureau du gouverneur ou chef de la police.
« Nous, alévis, demandons la reconnaissance en tant que citoyens à part égale qui ont leur propre compréhension de l’islam. Nous ne voulons pas être financés par l’État. […] Nous voulons simplement ne pas être dénigrés, assassinés ou considérés comme inférieurs aux autres ou comme des infidèles »
- Mehmet Sarıgöl, alévi de la ville de Malatya
Universitaire réputé pour ses travaux sur l’alévisme à l’époque moderne, Necdet Subaşı indique à MEE que la récente série de réformes pourrait se révéler mutuellement bénéfique.
« Les alévis ont des demandes légitimes. Il est bon que l’État leur prête l’oreille. Il doit y avoir plus de dialogue », estime-t-il. Necdet Subaşı a conseillé le gouvernement sur les questions alévies.
Cela dit, « il est difficile de faire de rapides progrès en raison du manque d’unité. L’État aspire à une représentation et à un discours plus substantiels de la part des alévis », observe-t-il.
Ce n’est toutefois pas l’avis d’Ayfer Karakaya-Stump. Selon elle, « les demandes des alévis sont claires, indépendamment de leurs relations avec le gouvernement ou entre membres de la communauté. Les principales demandes sont la reconnaissance des cemevis comme lieux de culte et l’abolition des cours de religion obligatoires à l’école ».
Ayfer Karakaya-Stump estime que la question alévie doit être abordée sous l’angle des droits de l’homme et des libertés plutôt que comme un problème religieux. Elle trouve également étrange qu’« un État laïc construise des cemevis. Pourquoi ? Ou encore, pourquoi est-ce que l’État crée un conseil d’administration pour diriger les cemevis ? »
Mehmet Sarıgöl, alévi de la ville de Malatya, déclare à MEE que les alévis vivant en Europe, mais aussi les dirigeants alévis – indépendamment de leur tendance politique – travaillent dans leurs propres intérêts.
« Nous, alévis, demandons la reconnaissance en tant que citoyens à part égale qui ont leur propre compréhension de l’islam. Nous ne voulons pas être financés par l’État. Nous ne voulons pas non plus de liens étroits avec un quelconque parti politique. Nous voulons simplement ne pas être dénigrés, assassinés ou considérés comme inférieurs aux autres ou comme des infidèles », souligne-t-il.
Une histoire de persécution
Necdet Subaşı fait valoir qu’en plus des raisons historiques, la modernisation de la Turquie a elle aussi été un déclencheur du problème alévi car des millions d’alévis ont migré dans des villes où ils étaient totalement absents depuis leurs villages ne comptant quasiment pas de sunnites à compter des années 1960. Selon lui, la question alévie se résoudra progressivement.
Ayfer Karakaya-Stump est d’accord avec lui sur le fait que les cemevis se trouvaient dans des villes en raison de l’urbanisation. « Mais, nuance-t-elle, savez-vous pourquoi les alévis ont dû les construire ? Parce que les imams sunnites refusaient d’organiser les funérailles des alévis dans leurs mosquées », soulignant les tensions sociales entre les deux communautés dans le pays.
À travers l’histoire moderne de la Turquie depuis la fondation de la République en 1923, les alévis ont été attaqués à la fois par des foules et l’armée turque, attaques qui ont engendré la mort de milliers de personnes.
En 1937, l’armée turque a lancé une opération meurtrière dans la ville orientale de Tunceli (alors Dersim) à la suite de la rébellion d’un dirigeant alévi, Seyyit Rıza. Selon les archives d’État, 13 806 personnes ont perdu la vie. Erdoğan s’est excusé au nom de l’État en 2013.
En 1978 à Kahramanmaraş et Malatya, au moins 128 alévis ont été tués par des ultra-nationalistes, tandis que la ville de Çorum a vu la mort de 58 alévis en 1980 après une rixe entre groupes de gauche et conservateurs.
Un autre massacre a eu lieu à Sivas, dans le centre de la Turquie, en 1993 : 33 alévis, pour la plupart des écrivains, romanciers ou musiciens, ont péri dans l’incendie volontaire de l’hôtel Madımak, dans lequel ils séjournaient, pendant un hommage à Pir Sultan Abdal, un poète légendaire alévi exécuté en 1590 par un pacha ottoman.
Les alévis réclament depuis longtemps au gouvernement de transformer l’hôtel en musée. Cependant, le gouvernement en a fait un centre culturel et scientifique en 2011, imprimant les noms des victimes à l’entrée. La communauté alévie insiste tout de même pour que le lieu devienne un musée.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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