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Coronavirus : les Africains accusent les Européens de « coroniser » le continent

De nombreux cas apparus en Afrique ont été transmis par des Européens
Un agent sanitaire kenyan se prépare à effectuer une opération de désinfection (Reuters)
Par Amandla Thomas-Johnson à DAKAR, Sénégal

Le grand nombre d’Européens diagnostiqués positifs au coronavirus en Afrique suscite débats et moqueries, un journal sénégalais se demandant même si la France n’est pas en train de « coroniser » son ancienne colonie alors que deux ressortissants français ont été testés positifs.

Avec environ 273 cas recensés dimanche matin, l’Afrique a été relativement épargnée par le virus. Cependant, les gouvernements du continent font l’objet d’intenses pressions pour mettre en place des interdictions de voyager afin d’empêcher les Européens de l’introduire.

La situation a incité certains à spéculer sur cette sorte de retournement de situation entre les deux continents. Selon un analyste interrogé par Middle East Eye, il est « paradoxal » de voir des Européens tenter de rejoindre l’Afrique alors que les réfugiés et les migrants africains sont pratiquement interdits d’entrée en Europe. 

Certains soulignent également que de nombreux pays européens ont imposé des interdictions pendant l’épidémie d’Ebola, y compris à des pays africains où aucun cas n’avait été recensé. 

« Nos gouvernements pourraient avoir le sentiment de devoir faire des concessions à beaucoup de gouvernements de pays lourdement touchés par le coronavirus juste pour gérer la situation économique »

- Rufaro Samanga, commentatrice et étudiante en épidémiologie

Lorsque les médias ont rapporté début mars au Sénégal que deux ressortissants français avaient été testés positifs, les journaux sénégalais y ont vu une occasion de lier le virus à des revendications concernant l’influence politique et économique que la France continue d’exercer dans son ancienne colonie.

« La France “coronise” le Sénégal ? », s’est demandé le quotidien L’Évidence, sous-titrant : « Traite négrière, colonisation économique, colonisation épidémiologique… ? » Ces lignes étaient illustrées par une photo du président sénégalais Macky Sall et du président français Emmanuel Macron côte à côte.

« Encore un Français contaminé », s’est également exclamé Rewmi, un autre quotidien sénégalais. 

Le Pays, un quotidien du Burkina Faso, une autre ancienne colonie française, qui a annoncé deux tests positifs chez des Burkinabés revenus d’Italie cette semaine, a écrit :

« Si une dizaine de pays du continent noir ont confirmé par-ci par-là des cas, il reste que les cas révélés sont, pour la plupart, ceux de voyageurs européens en migration sur le continent africain. »

La dépendance économique augmente les risques

Selon Rufaro Samanga, commentatrice sud-africaine pour la plateforme d’information africaine OkayAfrica, si les pays africains peuvent continuer de faire face au virus « tant [qu’ils gardent] le reste du monde à l’écart », la dépendance économique vis-à-vis de l’Occident pousse les gouvernements africains à se montrer réticents à mettre en place des interdictions de voyager.

« Les pays africains vont avoir moins de liberté que les pays occidentaux pour mettre en place des interdictions de voyager parce que nous dépendons très fortement de choses telles que les affaires, les investissements et surtout le tourisme », explique Samanga, qui est également boursière Mandela Rhodes dans le cadre d’études en épidémiologie.

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« Nos gouvernements pourraient avoir le sentiment de devoir faire des concessions à beaucoup de gouvernements de pays lourdement touchés par le coronavirus juste pour gérer la situation économique. » 

Elle prend comme exemple la décision prise par l’Afrique du Sud de garder ses frontières ouvertes malgré les dizaines de cas connus dans le pays, alors que la semaine dernière, il a été annoncé que l’économie avait basculé dans la récession.

« Je pense vraiment que la composante de la santé publique deviendra parfois secondaire, en particulier pour les pays africains », affirme-t-elle.

« Si nous ne tuons pas l’épidémie dans l’œuf, nous commencerons à constater une augmentation constante des cas. »

Selon Samanga, il est « paradoxal » qu’alors que les Africains ne peuvent trouver refuge aux États-Unis ou en Europe, les Occidentaux tentent désormais de rallier divers pays africains.

Processus inique d’octroi des visas

Alors que les ressortissants européens peuvent entrer dans des pays comme le Sénégal et l’Afrique du Sud sans visa en ne présentant que furtivement leur passeport au bureau de l’immigration, la plupart des ressortissants africains doivent passer par une procédure de demande de visa coûteuse et opaque qui n’offre que peu de garanties de succès.

L’an dernier, un rapport parlementaire britannique a indiqué que les Africains avaient deux fois plus de chances de se voir refuser un visa britannique que les demandeurs originaires d’autres continents, comme ceux issus du Moyen-Orient. Le rapport a signalé un « manque d’équité procédurale » dans le processus de demande.

Néanmoins, certains ressortissants, comme ceux du Sénégal ou d’Afrique du Sud, deux plaques tournantes diplomatiques régionales, rencontrent moins de difficultés que d’autres. Pour demander un visa britannique, les Mauritaniens doivent faire un aller-retour de 4 000 km au Maroc et pour entrer au Maroc, ils ont également besoin d’un visa.

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En tout état de cause, l’option du visa n’est ouverte qu’à ceux qui en ont les moyens et qui estiment avoir des chances raisonnables de succès. À la place, de nombreux jeunes Africains risquent leur vie en parcourant le « back way » – les routes périlleuses passant par l’Atlantique ou le désert du Sahara – dans l’espoir d’atteindre les côtes européennes.

Selon les estimations, 20 000 migrants et réfugiés ont perdu la vie en tentant de traverser la Méditerranée depuis 2014, tandis que l’ONU rapporte que la traversée de l’Afrique par voie terrestre jusqu’aux côtes méditerranéennes est deux fois plus meurtrière.

Le 3 mars, le Sénégal a signalé son troisième cas de coronavirus, en l’occurrence une Britannique de 33 ans travaillant pour le bureau régional de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale. 

Le bureau, qui supervise un programme de rapatriement reposant supposément sur la base du volontariat pour les migrants africains qui atteignent l’Europe ou qui sont détenus en Libye, a pris des mesures de précaution depuis lors.

Le programme régional de retour volontaire assisté de l’OIM a été vivement critiqué par des groupes de défense des droits de l’homme au motif qu’il ne repose pas vraiment sur la base du volontariat, dans la mesure où les conditions auxquelles les migrants sont confrontés sont si mauvaises qu’ils n’ont guère d’autre choix que de partir.

En visitant des camps de détention libyens dans lesquels des migrants principalement africains sont retenus, Vincent Cochetel, l’envoyé spécial de l’ONU pour les migrations en Méditerranée, a déclaré en juillet avoir vu des gens réduits à « la peau et les os ». 

Il a décrit des conditions comparables à celles dans les camps de concentration en Bosnie dans les années 1990 et au Cambodge dans les années 1970 sous les Khmers rouges, à l’origine de la mort de plus d’un million de personnes.

« Inversion des rôles »

Un certain nombre de raisons ont été avancées pour expliquer pourquoi la maladie n’est pas entrée en Afrique. Le climat chaud et la population relativement jeune du continent ont été invoqués, tandis que certains se sont demandé si le faible taux de détection était un facteur.

Si l’on en croit des publications en ligne, cela est plutôt dû au fait que les noirs sont d’une manière ou d’une autre plus résistants au virus que les blancs.

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D’après une publication circulant dans les pays africains francophones au sujet de la guérison d’un Camerounais tombé malade en Chine, les médecins chinois auraient confirmé que l’homme avait survécu parce que « les anticorps d’un noir sont trois fois plus forts, puissants et résistants que ceux d’un blanc ».

Cette affirmation a été vivement réfutée. L’Organisation mondiale de la santé a mis en garde contre une « infodémie » de fake news au sujet du virus sur les médias sociaux.

Samanga justifie cela par le fait que les pays africains peuvent s’appuyer sur l’expérience acquise dans la lutte contre des maladies comme le virus Ebola. 

Les Africains ont pris les devants avec des mesures de précaution dans les aéroports, tandis qu’un laboratoire d’innovation sénégalais qui a fabriqué des kits d’autodiagnostic pour Ebola crée désormais des modèles adaptés au coronavirus, souligne-t-elle. 

« On assiste à une inversion des rôles », explique la spécialiste à MEE depuis Johannesburg, en Afrique du Sud. « L’Afrique est en première ligne alors que l’Occident s’agite dans tous les sens et se montre incapable d’endiguer l’épidémie. » 

D’après le Washington Post, le Sénégal effectue les tests et renvoie les résultats en l’espace de quatre heures, contre une semaine environ aux États-Unis.

Traduction : « Alors que les Américains parlent de longues attentes, le Sénégal teste les gens et obtient les résultats en 4 heures. »

« DISCUSSION : Jeudi dernier, j’ai été admis aux urgences avec des symptômes du #coronavirus, notamment une toux chronique, un essoufflement et des douleurs pulmonaires. On m’a fait passer un test pour le #COVID19 et on m’a dit que j’aurais les résultats sous 48 heures. Près d’une semaine plus tard, je n’ai toujours pas les résultats. 1/N #purgatoireCOVID19 »

Au plus fort de la crise des migrants en Europe, des idées assimilant les migrants d’Afrique et d’autres régions à des porteurs de maladies ont été alimentées par les médias et les responsables politiques. En 2015, le Premier ministre britannique David Cameron a été accusé d’avoir tenu des propos racistes après avoir décrit les personnes cherchant refuge en Europe comme un « essaim ».

Dystopie

Le quotidien espagnol El País a imaginé un monde différent, dans lequel ce sont les Européens – et non les Africains – qui fuient pour se mettre à l’abri de l’autre côté de la Méditerranée, avant de se voir interdire l’entrée en Afrique du Nord à cause du coronavirus.

« Imaginez que la propagation du coronavirus soit incontrôlée en Europe alors que sur le continent africain, en raison des conditions climatiques, il n’aurait aucune incidence », expose l’article intitulé « Notre dystopie quotidienne ».

Traversant la mer depuis le détroit de Gibraltar, les îles grecques et les côtes turques à bord de « frêles embarcations », les migrants arriveraient sur les côtes africaines pour y trouver « les mêmes barrières que celles qu’ils ont érigées, les mêmes contrôles violents et les frontières les plus imperméables ».

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« Les forces nord-africaines tireraient impitoyablement sur les Occidentaux, ils leur crieraient : “Rentrez chez vous, laissez-nous tranquilles, nous ne voulons pas de votre maladie, de votre misère” », poursuit l’article.

Le journal imagine ensuite des migrants européens victimes d’extorsion par une mafia qui leur imposerait « des quarantaines inhospitalières, où ils seraient dépouillés de leurs biens, de leurs sentiments et de leur dignité ».

Parmi les pays africains où des Européens ont été testés positifs au virus, on compte également le Nigeria et le Cameroun, dont les premiers cas étaient respectivement un ressortissant italien et un ressortissant français. 

Un Norvégien fait partie des deux premiers cas signalés vendredi au Ghana. Des Européens figurent parmi les cas confirmés en Algérie, classée au deuxième rang des pays où le nombre d’infections confirmées est le plus élevé, derrière l’Égypte. En Afrique du Sud, la plupart des cas proviennent d’un groupe rentré d’un séjour au ski dans les Alpes italiennes.

Samedi, la Mauritanie a signalé un cas diagnostiqué chez un Européen dont l’origine n’est pas spécifiée. Au début du mois, des touristes italiens ont toutefois tenté d’échapper au confinement, avant d’être appréhendés et renvoyés chez eux.

« Les quinze ont été rattrapés à 90 km de [la capitale] Nouakchott et ramenés à l’aéroport, d’où ils ont été réacheminés vers leur pays dimanche via le Maroc », a déclaré le 5 mars un porte-parole du ministère de la Santé.

L’une des pires tragédies impliquant des bateaux de migrants en 2019 a eu lieu au large de la côte atlantique de la Mauritanie : en décembre, un bateau en route vers les îles Canaries, qui font partie de l’Espagne, a chaviré avec 62 Gambiens à son bord.

Quelques jours plus tard, un autre bateau transportant près de 200 personnes originaires de cette petite nation d’Afrique de l’Ouest a été intercepté par les garde-côtes mauritaniens.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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