Corinne Torrekens : « Dépolitiser la lutte contre l’islamophobie en la déclarant ennemie de l’État est un énorme risque »
Spécialiste de l’islam belge et auteure de nombreux livres, articles et rapports sur le sujet, Corinne Torrekens est professeure à l’Université libre de Bruxelles (ULB) et directrice de son groupe de recherche sur les relations ethniques, les migrations et l’égalité, le GERME.
Dans son dernier ouvrage, Islams de Belgique, la chercheuse revient sur l’histoire et l’institutionnalisation de cette religion dans le pays, analysant les évolutions que traversent les musulmans belges et leur rôle dans la vie politique du pays.
En 2015, Corinne Torrekens avait dirigé une enquête lien intitulée « Belgo-Marocains, Belgo-Turcs : (auto)portait de nos concitoyens » pour la Fondation Roi Baudouin. Une étude qui révélait une image nuancée et riche de ces deux principales communautés musulmanes de Belgique.
Dans cet entretien accordé à Middle East Eye, Corinne Torrekens revient sur ces éléments à la lumière des débats politiques actuels, y compris en France voisine.
Middle East Eye : On décrit souvent les communautés musulmanes de Belgique comme une entité homogène. Dans votre livre, dès le titre, vous parlez de plusieurs islams en Belgique.
Corinne Torrekens : Je pense effectivement que le débat public a tendance à présenter l’islam et les musulmans comme des groupes homogènes en gommant les différences religieuses intra-communautaires, les différences de genre ou encore de génération et, plus simplement, de niveau de pratiques et de reconnaissance dans cette entité que serait « la » communauté musulmane.
Si la Belgique est plurielle, elle est aussi aujourd’hui en partie musulmane
Le titre du livre est donc avant toute chose un constat : il existe bien une pluralité d’islams belges. Et puis, c’est une sorte de pied de nez envers ceux qui, au sein de la population belge « de souche », non issus de l’immigration, voient l’islam comme une menace et surtout comme un corps « étranger », importé. Si la Belgique est plurielle, elle est aussi aujourd’hui en partie musulmane.
MEE : Les musulmans évoquent l’universalité de l’islam, évitant de parler d’un islam « belge », « français » ou européen. Pourtant, ces musulmans se définissent aussi en tant que Belges ou en tant que Français. Comme expliquez-vous cela ?
CT : Je dirais qu’il y a deux choses : le discours, d’une part, et la réalité observable sociologiquement, d’autre part. En effet, l’expression « islam belge » indispose aussi ceux qui, du côté musulman cette fois, insistent sur la dimension universelle de l’islam. L’islam ne pourrait pas, dans ce cadre, présenter des singularités en fonction du contexte dans lequel il s’est déployé.
Et pourtant, dès sa sortie de la péninsule Arabique au VIIe siècle, l’islam a su diffuser son message universel en prenant en considération les spécificités des cultures qu’il rencontrait.
De même, et en dépit des discours, notamment « orthodoxes », il existe différentes manières d’envisager son lien avec l’islam, sa pratique religieuse, sa spiritualité, etc. C’est là que le discours croyant – théologique et normatif – et le discours sociologique – compréhensif et descriptif – divergent de manière fondamentale.
MEE : Dans vos travaux de recherche, vous êtes arrivée à la conclusion selon laquelle la religion ne joue pas dans les choix politiques, et l’islam est plus un facteur d’inclusion que d’exclusion. Vous préférez parler de Belgo-Turcs ou Belgo-Marocains que de musulmans belges par exemple. En quoi la question nationale est plus déterminante que la religion ?
CT : Pour être plus précise, le degré de pratique religieuse n’est pas déterminant d’un point de vue statistique dans l’adhésion aux valeurs politiques démocratiques (meilleur système de gouvernement, liberté d’expression, séparation Églises/État, etc.). Par contre, il l’est par rapport aux questions liées à l’éthique (euthanasie, avortement, etc.) et à la sexualité (homosexualité, sexualité avant le mariage, etc.).
Le degré de pratique religieuse n’est pas déterminant d’un point de vue statistique dans l’adhésion aux valeurs politiques démocratiques
Cela n’empêche pas que le religieux puisse être un facteur d’engagement politique ou constituer une variable de positionnement au moment du vote, par exemple. Là encore, il faut prendre le temps d’analyser les choses dans leur pluralité et complexité.
Ensuite, je ne pense pas que la question nationale soit plus déterminante que la religion. Ce que je vois au contraire dans mes enquêtes, c’est que ces différents niveaux d’identification (en tant que musulman, d’origine marocaine ou turque, pour reprendre votre exemple, et Belge ou Bruxellois ou encore Molenbeekois pour reprendre les exemples sur lesquels j’ai le plus travaillé) ne sont pas mutuellement exclusifs. Et ça, c’est une dimension que le débat public semble oublier en sommant d’une certaine manière les individus à choisir.
MEE : Quel est votre constat sur la gestion de l’islam en Belgique ?
CT : L’histoire de l’institutionnalisation de l’islam en Belgique est longue et tumultueuse. Je pointerais deux éléments : d’abord, la volonté, toujours actuelle, de certains États (pays d’origine ou États tiers) de garder une forme de tutelle sur les citoyens belges de confession musulmane, mais aussi l’interventionnisme de l’État belge afin de s’assurer une représentation « modérée » de l’islam dans le pays.
Quant à l’Exécutif des musulmans de Belgique [le représentant officiel des services de culte islamiques dans le royaume], il présente un bilan en demi-teinte. Du côté positif, il faut reconnaître aux différentes équipes qui se sont succédé à sa tête le fait d’avoir été capables de réorganiser la formation des professeurs de religion, par exemple. Ou encore d’avoir avancé dans la reconnaissance des mosquées par les pouvoirs publics – laquelle, je le rappelle, ne sera effective qu’à partir de la deuxième moitié des années 2000, alors que la reconnaissance de l’islam a eu lieu en 1974 en Belgique…
Du côté négatif, je pointerais par exemple le manque de transparence autour du Conseil des théologiens [composé de spécialistes de théologie islamique] – Qui y siège ? En vertu de quelle compétence/formation ? – et la faible féminisation de ses rangs, notamment sur le dossier des inspectrices des cours de religion.
MEE : Vous expliquez que « l’imamat se structure parfois en décalage avec les attentes d’une partie non négligeable des musulmans belges, en particulier les jeunes ».
CT : Les institutions religieuses traditionnelles subissent le contrecoup tout à la fois de l’individualisation du croire, de l’apparition de leaders autoproclamés revendiquant un droit propre à l’interprétation des textes et de la crise plus générale qui touche l’ensemble des institutions.
Les structures musulmanes n’échappent pas à cette sécularisation, qu’il ne faut pas confondre avec la diminution de la pratique religieuse mais plutôt comme une affirmation d’un rapport de plus en plus autonome et direct au religieux, aux textes et à la spiritualité.
Cette évolution va de pair avec l’élévation des niveaux de diplôme que nous observons. Et lorsque certains imams sont formés en dehors du contexte belge et ne maîtrisent pas les langues nationales qui sont celles de socialisation et de plus en plus d’expression des nouvelles générations, il y a forcément un décalage.
Là non plus je ne voudrais pas généraliser, le travail réalisé par certains imams force le respect. Je pense notamment à ceux qui se sont retrouvés en première ligne avec les personnes condamnées pour terrorisme, que ce soit en prison, en IPPJ [Institutions publiques de protection de la jeunesse] ou dans les différentes initiatives de « déradicalisation ».
MEE : Comment analysez-vous les mesures prises par le gouvernement français (loi séparatisme, formation des imams, dissolutions de certaines ONG, etc.) sur la gestion de l’islam ?
CT : Je suis à la fois sidérée par la tournure du débat français et inquiète des conséquences qu’il pourrait avoir aussi chez nous, car les frontières (et notamment le sentiment de persécution) sont d’une certaine manière abolies par les réseaux sociaux.
Pour le dire rapidement, l’engagement radical violent est un projet politique qui ne s’appuie pas que sur le religieux – même si le religieux peut en constituer un puissant ressort, je ne le conteste pas.
Dépolitiser des questions comme la lutte contre l’islamophobie en les déclarant ennemies de l’État et des valeurs républicaines revient donc, pour moi, à prendre un énorme risque, à savoir que la contestation des discriminations ne prenne un chemin bien plus radical, de confrontation, et ne s’organise en dehors d’institutions avec lesquelles on peut être en profond désaccord mais qui ont pignon sur rue.
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