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Théologiennes et prédicatrices : en Belgique, les mosquées cherchent à se féminiser

Alors que la question de l’imamat divise encore la communauté musulmane, certaines initiatives appellent à laisser plus de place aux femmes dans les mosquées
Des exemplaires du Coran sont posés sur une étagère dans la Grande Mosquée de Bruxelles, le 25 mars 2016 (AFP)
Par Safa Bannani à BRUXELLES, Belgique

Depuis février 2020, dix-huit femmes participent à la vie religieuse de la communauté musulmane dans les mosquées belges. Il s’agit d’un projet porté par l’Exécutif des musulmans de Belgique (EMB), le représentant officiel des services de culte islamiques dans le royaume.

L’objectif d’une telle initiative ? « Élargir l’offre théologique auprès de la communauté musulmane en y intégrant un volet féminin », souligne l’EMB.

Les dix-huit théologiennes et prédicatrices accompagneront donc les musulmanes pour leur permettre de poser plus librement des questions intimes qu’elles n’osent pas toujours poser à un imam, sur des sujets comme l’avortement, la contraception ou la sexualité.

« La nouvelle génération dotée d’une conscience spirituelle, intellectuelle et théologique souhaite défendre sa place dans la hiérarchie religieuse »

- Malika Hamidi, sociologue

Malika Hamidi, sociologue et auteure de l’ouvrage Un Féminisme musulman, et pourquoi pas, salue cette initiative en rappelant que longtemps dans les mosquées, « les femmes musulmanes ont été reléguées et confinées dans des espaces réduits ». Pour elle, ce projet est donc « une avancée ».

« La nouvelle génération dotée d’une conscience spirituelle, intellectuelle et théologique souhaite défendre sa place dans la hiérarchie religieuse, mais aussi contribuer au processus décisionnel au-delà du rôle social et psychologique auquel on souhaiterait les assigner », explique-t-elle à Middle East Eye.

Le recrutement de dix-huit prédicatrices et théologiennes, une première en Belgique, soulève aussi des questions sur la dynamique féministe de l’islam belge.

« Quelle sera la véritable marge de manœuvre de ces prédicatrices au sein d’un système principalement et culturellement dominé par les hommes ? », s’interroge la sociologue.

« C’est toute la question de l’autorité et du contrôle qui se pose et s’impose à l’Exécutif des musulmans de Belgique face à une réalité féminine, voire féministe, qui amorcera un virage sans précédent. »

La gestion de l’islam en Belgique, un sujet épineux

En 2018, le gouvernement belge a pris la décision de rompre la convention conclue avec la Ligue islamique mondiale qui organisait la concession de la Grande Mosquée de Bruxelles, pour mettre fin à l’immixtion d’États étrangers dans l’islam prêché en Belgique, en l’occurrence l’Arabie saoudite, cheville ouvrière de la Ligue islamique.

L’Exécutif des musulmans de Belgique en a repris la gestion début 2019, après cinq décennies de gestion par l’Arabie saoudite.

« La reprise de la Grande Mosquée n’a pas encore d’impact significatif sur la gestion de l’islam en Belgique », observe pour MEE l’islamologue Michael Privot.

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« Le gouvernement belge a été et est encore impliqué pour faire en sorte que l’EMB soit le plus légitime possible en jouant un rôle de bons offices assez exemplaire, d’autant qu’il ne peut constitutionnellement pas intervenir directement dans les affaires du culte », analyse-t-il.

La gestion de l’islam en Belgique reste « chaotique » selon lui. L’immixtion d’États étrangers comme la Turquie, via des institutions comme la Diyanet İşleri Başkanlığı (Présidence des affaires religieuses turques) ou le Milli Gôrüs (organisation islamique européenne basée en Allemagne), et le Maroc, via le Rassemblement des Marocains de Belgique, est toujours une réalité.

Ces institutions « luttent parfois conjointement ou concurremment pour maintenir leurs sphères d’influence sur les communautés musulmanes de Belgique, essayant de bloquer les initiatives qui pourraient leur nuire », relève l’islamologue.

« Les changements sont donc longs à venir. »

« Un public souvent marginalisé »

Les dix-huit prédicatrices et théologiennes auront à peu près le même rôle qu’un imam (à savoir la guidance spirituelle à travers le prêche, l’érudition, etc.) mais elles ne pourront pas diriger la prière, tâche qui incombe, dans la religion musulmane, aux hommes.

« On perçoit d’emblée les limites de l’exercice », regrette Michael Privot, qui souligne que cette initiative entre dans le cadre « d’une diversification de l’encadrement religieux dans les mosquées » et non d’une « réforme ».

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Selon lui, même si l’EMB prétend embaucher des personnes ayant une vision inclusive et en ligne avec les valeurs de la Belgique, « on est en droit de se demander si une théologienne défendant la direction de la prière par les femmes serait retenue », souligne l’islamologue.

« Cela dit, c’est une initiative à saluer, car elle permettra au public féminin un accès plus aisé à la connaissance de sa religion. Les femmes représentent un public souvent marginalisé, mais il ne faut pas attendre plus [de cette initiative] ni se faire d’illusions sur une réforme à ce stade », insiste-il.

Depuis quelques années, des mosquées dirigées par des femmes ont vu le jour dans certaines villes en Europe, à l’instar de la mosquée Maryam à Copenhague, dirigée par Sherin Khankan, ou celle de Paris dirigée par Kahina Bahloul. Dans les pays à majorité musulmane en revanche, aucune mosquée n’a sauté le pas.

De fait, ce phénomène est un sujet qui divise encore au sein de la communauté musulmane.

« Ce type de mosquées entièrement dirigées par des femmes reste un phénomène minoritaire », souligne Malika Hamidi. « Rappelons tout de même qu’il n’existe, à ma connaissance, aucun argument juridique qui interdise à la femme de diriger la prière. »

 Sherin Khankan
Sherin Khankan est à la tête de la toute première mosquée scandinave entièrement dirigée par des femmes (AFP)

Certes, l’imamat, notamment la direction de la prière, est une exclusivité masculine dans la théologie musulmane mais rien, dans le Coran, n’interdit à une femme de diriger la prière.

Un hadith montre même qu’une femme, Oum Waraqa, a été désignée par le prophète Mohammed pour diriger la prière. En revanche, le hadith ne précise pas si l’auditoire était alors féminin ou mixte, ce qui donne lieu, aujourd’hui encore, à différentes interprétations.

Les divergences au sujet de l’imamat de la femme musulmane « mettent en lumière une communauté de croyants tiraillée entre différentes mentalités, cultures et [interprétations du] droit canonique concernant la femme », observe la sociologue.

« Il serait salutaire aujourd’hui de trouver les pédagogies nécessaires pour amener les communautés musulmanes à accepter la pluralité des avis juridiques relatifs à la question des femmes en particulier. »

Défier « une forme de conservatisme »

Pour contester la « domination masculine » dans les mosquées, les musulmanes ont été à l’origine de différentes initiatives.

En 2014 par exemple, lorsque l’ancien recteur de la Grande Mosquée de Paris, Dalil Boubakeur, a interdit l’accès aux femmes à la salle de prière principale (rebaptisée « salle des hommes »), les obligeant à se recueillir dans une petite salle au sous-sol, loin du regard des hommes, des musulmanes révoltées ont créé le collectif « Les Femmes dans la mosquée » pour contester cette décision.

Il s’agissait de la première fois en France que des musulmanes revendiquaient le droit à prier dans une salle mixte.

« Certaines femmes ont révolutionné le fonctionnement ‘’culturel’’ de certaines mosquées » – Malika Hamidi, sociologue (AFP)
« Certaines femmes ont révolutionné le fonctionnement ‘’culturel’’ de certaines mosquées » – Malika Hamidi, sociologue (AFP)

« Il faut mettre un terme à la domination masculine que subissent en silence les musulmanes », dénonçait à l’époque l’ancienne porte-parole du collectif, la sociologue féministe Hanane Karimi.

En Belgique, les mosquées ont connu d’autres initiatives outre celle lancée par l’EMB. En 2008, dans la province de Liège, la mosquée Assahaba, qui a été reconnue officiellement par l’État belge, a recruté en son sein une femme imam. Toutefois, il s’agit d’une « imam de troisième rang », à savoir qu’elle ne dirige pas la prière même si elle prêche bel et bien. Son imamat a surtout comme objectif de « développer l’encadrement de la population féminine ».

Pour Malika Hamidi, ce type d’initiatives montre que « la troisième et quatrième générations [de musulmanes issues de l’immigration] semblent s’imposer avec courage et stratégie ».

Elles « défient une forme de conservatisme lié aux mentalités des premières générations », se réjouit-elle. « Certaines femmes ont ainsi révolutionné le fonctionnement ‘’culturel’’ de certaines mosquées, notamment grâce à la complicité de certains alliés parmi les responsables masculins au sein des mosquées. »

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