Céline Lebrun-Shaath : « Ramy Shaath a été arrêté car il était une des grandes voix publiques en Égypte »
Militant des droits humains, coordinateur national du mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) en Égypte, figure de premier plan de la révolution de 2011, Ramy Shaath est aussi le fils du diplomate et homme politique palestinien Nabil Shaath.
Dans la nuit du 4 au 5 juillet derniers, les forces de sécurité égyptiennes ont procédé à son arrestation au Caire et expulsé sans ménagement son épouse française, Céline Lebrun-Shaath. Les autorités accusent Ramy Shaath d’« assistance à un groupe terroriste » et de liens avec les Frères musulmans.
Ramy Shaath avait, avant son arrestation, exprimé son opposition à l’« accord du siècle » de l’administration américaine, qui vise à apporter une solution au conflit israélo-palestinien. Il avait également critiqué la participation de l’Égypte à la conférence de Manama consacrée à des discussions sur ce plan, fin juin.
Depuis son exil forcé, Céline Lebrun-Shaath tente d’alerter sur la détention de son mari et, au-delà, sur le sort réservé à tous les prisonniers et opposants politiques égyptiens. Les Nations unies, par la voix du Haut-Commissaire aux droits de l’homme, ont récemment constaté que plus de 2 000 personnes avaient été placées en prison en relation avec les protestations qui ont eu lieu à travers le pays en septembre. Parmi elles, de nombreux membres connus et reconnus de la société civile ont été arrêtés sous couvert de « terrorisme ».
Middle East Eye : D’abord comment allez-vous ?
Céline Lebrun-Shaath : La situation est compliquée. Cela commence à être long, la séparation et le fait de ne pas pouvoir voir mon mari. Mais je m’accroche et j’agis.
MEE : Comment s’est passée l’arrestation de votre mari ?
CLS : Dans la nuit du 4 au 5 juillet, les forces de sécurité égyptiennes ont pris d’assaut notre immeuble au Caire. Plus d’une douzaine d’hommes lourdement armés ont fait irruption dans notre domicile. Ils ont saisi ordinateurs et matériels.
Pour les autorités égyptiennes, il est plus simple d’accuser de terrorisme des militants pacifiques que de discuter de leurs idées
Nous n’avons obtenu, ce soir-là, aucune réponse à nos demandes d’explications. Aucune justification légale, document ou autre, n’a été produite.
Puis Ramy a été emmené par ces hommes. J’ai demandé à avertir le consulat français lorsque ces hommes ont voulu saisir mes affaires. Quand j’ai protesté, j’ai été informée que je serais expulsée. On m’a donné quelques minutes pour faire ma valise. J’ai donc été expulsée sans cette assistance consulaire à laquelle j’avais droit. Ce n’est qu’une fois à Paris que j’ai pu contacter les autorités françaises.
MEE : Pourquoi vous avoir expulsée ? N’était-ce pas attirer ainsi l’attention sur le sort réservé à votre mari et à d’autres militants ?
CLS : Aucune explication ne m’a été fournie. Étant donné les conditions dans lesquelles cela s’est passé, je dirais que j’ai été un dommage collatéral. On a cherché, à travers mon expulsion, à atteindre Ramy.
MEE : La perquisition et l’arrestation ont-elles été faites dans le respect du droit égyptien ?
CLS : Non. Tout d’abord, cette arrestation au beau milieu de la nuit n’était pas justifiée. Elle s’est faite sans mandat. Ramy a ensuite été porté disparu pendant 36 heures et n’a pas pu contacter un avocat avant de comparaître devant le procureur. À chaque étape, la procédure n’a pas été respectée.
Le recours à la détention préventive est lui aussi utilisé de façon biaisée et abusive. La détention préventive devrait être une mesure exceptionnelle pour les cas de terrorisme mais elle est utilisée pour réprimer les opposants politiques pacifiques.
Par ailleurs, le système légal égyptien, qui autorise le procureur de la sûreté de l’État à détenir un prisonnier 150 jours sans qu’il soit déféré devant un tribunal, ne respecte pas la Constitution égyptienne ni les conventions internationales dont l’Égypte est signataire. Dans un État de droit, Ramy n’aurait jamais été arrêté. Pourtant aujourd’hui, nous sommes désormais à plus de 100 jours de détention.
MEE : De quoi votre mari est-il accusé ?
CLS : Ramy est accusé d’assistance à un groupe terroriste. Du moins, c’est la raison officielle. Mais ces accusations sont fausses. Pour les autorités égyptiennes, il est plus simple d’accuser de terrorisme des militants pacifiques que de discuter de leurs idées.
Ramy, qui était une des dernières grandes voix publiques, a été arrêté car il tente de s’opposer à la politique menée en Égypte – ce qu’on devrait pouvoir faire pourtant dans une vraie démocratie. C’est pourquoi il est considéré comme un prisonnier de conscience par Amnesty International.
Plus précisément, Ramy a fait savoir publiquement son opposition au dit « accord du siècle », cette initiative de Donald Trump qui vise à résoudre le conflit israélo-palestinien en liquidant tout simplement les droits des Palestiniens.
Ramy a notamment manifesté publiquement son opposition à la participation de l’Égypte à la conférence de Bahreïn, tenue en juin dernier et qui devait définir le cadre économique de ce dit « accord du siècle ». Il semble que ce soient les vraies raisons de son arrestation. Cela a d’ailleurs été confirmé par le chef des renseignements égyptiens au chef des renseignements palestiniens lors d’une rencontre au Caire, au cours de laquelle l’arrestation de Ramy a été évoquée.
Le chef des renseignements égyptiens aurait aussi indiqué lors de cet échange que le mouvement BDS, dont Ramy est le coordinateur en Égypte, leur crée des problèmes, laissant entendre la possibilité d’interventions extérieures.
Depuis l’arrestation de Ramy, un autre membre du mouvement, Mohamed Masry, a aussi été arrêté. À ce jour, on ne connaît pas la raison de cette arrestation car il est victime de disparition forcée mais il est à craindre qu’une fois de plus, ce soit le BDS qui est visé.
MEE : Votre mari est aussi accusé de faire partie de la coalition Espoir.
CLS : Selon la version officielle, Ramy a été lié au plan Espoir. Espoir est une coalition de politiciens et de défenseurs des droits humains organisée en vue de préparer les prochaines élections parlementaires [en décembre 2020]. Évidemment, cela a été vu d’un mauvais œil par les autorités égyptiennes. Mais Ramy n’avait aucun lien avec cette coalition, quand bien même cette coalition semble tout à fait légitime dans ses buts.
L’arrestation de Ramy dix jours après celles des militants de la coalition montre toutefois le désir d’arrêter les dernières personnes qui tentent d’organiser la contestation à travers diverses structures, partis politiques ou ONG.
Au début de la campagne pour la libération de Ramy, j’avais exprimé mes craintes : si on échouait à faire quelque chose contre l’arrestation de Ramy et de ces autres militants emblématiques, cela ouvrirait la voie à des arrestations encore plus massives. Celles notamment de personnes qui ne bénéficient pas du même capital social et politique. Malheureusement, c’est tout à fait impuissante que j’ai appris l’arrestation d’autres personnes, y compris cet autre membre du mouvement BDS.
MEE : Que savez-vous des conditions d’emprisonnement de votre mari ?
CLS : Il est dans la tristement célèbre prison de Torah [située dans la banlieue du Caire]. Des militants y sont torturés. Un militant y est mort en cellule d’isolement quelques jours avant l’arrestation de mon mari.
Aujourd’hui, Ramy vit dans une cellule de 25 m2 avec dix-sept autres personnes. Avec plus de 60 000 prisonniers politiques, les prisons égyptiennes sont en effet surpeuplées, en dépit de la quinzaine de prisons qui ont été construites ces dernières années.
D’après les nouvelles qui me parviennent par le biais de la famille, qui a accès à lui vingt minutes pas semaine, Ramy a priori va bien. Malgré ces conditions difficiles, il est fort et tient le coup, mentalement et physiquement. Il n’y a pas de maltraitance constatée et nous avons averti les autorités égyptiennes que nous les tiendrions responsables de tout mauvais traitement qu’il subirait. Il a accès à un avocat. Mais même les avocats sont arrêtés désormais donc je suis aussi inquiète pour celui de Ramy.
MEE : Y a-t-il eu des signes avant-coureurs laissant supposer que l’attestation de votre mari aurait lieu ?
CLS : Ramy, depuis son jeune âge, est surveillé et victime de mesures administratives discriminatoires en raison de sa double nationalité et des fonctions de son père, diplomate palestinien. Mais aussi en raison de son propre rôle comme conseiller d’Arafat dans les années 90 et de son rôle en 2011 lors de la révolution égyptienne.
Ramy, depuis son jeune âge, est surveillé et victime de mesures administratives discriminatoires en raison de sa double nationalité et des fonctions de son père, diplomate palestinien
Par exemple, pendant une grande partie de sa vie, il n’a eu droit qu’à un passeport à renouveler chaque année au lieu du passeport habituel de sept ans accordé aux autres Égyptiens.
Il a aussi été dispensé unilatéralement du service militaire obligatoire en Égypte. En pratique, cela signifie qu’il y a toute une série de métiers et fonctions, notamment en lien avec la fonction publique, qui lui est interdite.
En 2012, en raison de sa participation active à la révolution, il a été accusé, avec d’autres militants, de vouloir renverser l’État ou d’en compromettre la sécurité. Des accusations très lourdes pour lesquelles les peines encourues sont la peine de mort ou la perpétuité.
Ces accusations avaient suivi la mise en circulation sur les réseaux sociaux d’enregistrements fabriqués de toutes pièces de sa voix et de celles d’autres militants.
Dans le cadre de l’enquête alors ouverte, il avait été privé de passeport et interdit de quitter le territoire jusqu’à ce qu’un expert indépendant prouve le caractère fabriqué des enregistrements. C’est alors que le ministère de l’Intérieur a dénié la nationalité égyptienne de Ramy en lui refusant le renouvellement de son passeport.
Ramy a dû contester cela devant la justice. Un an après, il a obtenu gain de cause mais le ministère a fait appel. Le litige est toujours en cours.
Il y a donc eu une accumulation de mesures dont le but était de harceler Ramy d’une façon ou d’une autre.
MEE : Votre mari est le fils de Nabil Shaath, conseiller du président Mahmoud Abbas. L’Autorité palestinienne a-t-elle été mise au courant et a-t-elle agi ?
CLS : Mahmoud Abbas s’est engagé pour la libération et a envoyé un représentant afin de négocier la liberté de Ramy en juillet dernier. Il y a eu encore des tentatives depuis mais cela reste timide.
MEE : Quelle a été la réaction de la France et avez-vous reçu l’aide nécessaire ?
CLS : Dès mon arrivée à Paris, après mon expulsion, j’ai pu entrer en contact avec les autorités consulaires et l’ambassadeur pour les droits de l’homme. J’ai été reçue par la suite au ministère des Affaires étrangères qui s’est engagé à intervenir, tant pour mon retour au Caire que pour la libération de mon époux.
La France est capable et doit faire plus pour garantir que la relation privilégiée qu’elle entretient avec l’Égypte soit conditionnée aux respects des droits humains et qu’elle ne se fasse pas au détriment de ses propres citoyens
Les autorités françaises sont intervenues auprès des autorités égyptiennes pour comprendre les raisons de mon expulsion et le refus de l’assistance consulaire qui m’était pourtant garantie par le droit international. Question a aussi été posée sur la possibilité de mon retour en Égypte afin de pouvoir être auprès de mon mari.
Lors d’un voyage officiel au Caire en septembre et de sa rencontre avec le président Abdel Fattah al-Sissi, le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian a déclaré avoir évoqué le cas de Ramy. Mais je n’ai eu aucun retour sur la nature de leurs échanges. Je demeure avec beaucoup de questions et j’ai peu de réponses.
Suite à la demande du ministère des Affaires étrangères, l’ambassade d’Égypte a finalement accepté de nous recevoir il y a quelques jours. Ils ont entendu mes demandes mais nous restons dans l’attente d’une réponse.
MEE : Qu’espérez-vous désormais de la France ?
CLS : J’attends un véritable suivi et des gestes plus forts. La France est capable, quand elle le veut, d’actions fortes. On le voit aujourd’hui avec la Turquie. Le président Emmanuel Macron, recevant le président Sissi en janvier 2019, avait évoqué la nécessité de respecter les libertés et l’État de droit.
Pourtant, la France reste l’un des principaux vendeurs d’armes à l’Égypte. La France est capable et doit faire plus pour garantir que la relation privilégiée qu’elle entretient avec l’Égypte soit conditionnée aux respects des droits humains et qu’elle ne se fasse pas au détriment de ses propres citoyens. Comme cela a été le cas avec mon expulsion et la séparation de ma famille.
MEE : Votre époux a participé au lancement de BDS Égypte et en est le coordinateur. A-t-il été difficile de lancer la plateforme dans le contexte égyptien ?
CLS : En Égypte, BDS a été créé comme une campagne jointe lancée par des partis politiques. C’est son statut légal. Il n’y a pas eu de difficultés particulières au moment du lancement de BDS Égypte.
Historiquement, l’expression de la solidarité avec la Palestine a toujours été tolérée par les différents gouvernements du pays. Mais il semble que cela soit en train de changer
Historiquement, l’expression de la solidarité avec la Palestine a toujours été tolérée par les différents gouvernements du pays. Mais il semble que cela soit en train de changer.
MEE : Qu’est ce qui protège relativement votre époux, si tant est qu’il soit protégé ?
CLS : J’aurais été tentée de dire que le fait que Ramy soit un militant politique connu aurait pu le protéger. Mais quand on voit ce qui est arrivée à l’activiste Alaa Abdel Fattah [torturé en détention selon Amnesty International] et d’autres militants connus arrêtés et torturés selon certains ONG, on comprend que rien n’est assuré.
Les autorités égyptiennes semblent en roue libre et il semble que personne ne soit protégé. C’est la raison pour laquelle je suis inquiète. La seule chose qui pourrait peser est une véritable pression internationale.
Suite à ce type de pression, ces derniers jours, l’Égypte a libéré quelques centaines de jeunes arrêtés de façon aléatoire dans la rue lors des dernières manifestations. Mais il n’y a eu aucun geste pour les personnalités publiques comme Ramy. Cette situation nécessite de maintenir et d’amplifier la pression internationale.
MEE : Comment voyez-vous l’évolution de la situation politique en Égypte ?
CLS : Je me garderai de m’avancer. Les dernières manifestations étaient inimaginables et nous avons été surpris qu’elles soient simplement arrivées.
Ce qui est certain est que les autorités cherchent à tout verrouiller. Mais en faisant cela, elles prennent le risque de transformer la société égyptienne en cocotte-minute où les structures et figures politiques capables d’encadrer une explosion éventuelle ont été détruites ou enfermées. C’est pourquoi la remise en liberté de Ramy et de tous les prisonniers politiques est essentielle.
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