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Cheikh Sidi Bemol : « La révolution de la jeunesse algérienne n’est pas finie »

Avec Chouf, son dernier album, le groupe algérien utilise le rock pour exalter des textes foncièrement engagés et mêle contemplation, sarcasme et boutade pour interroger le monde de demain et l’Algérie d’aujourd’hui. Son fondateur, Hocine Boukella, se confie à MEE
L’album Chouf a été enregistré dans des conditions de live au sud de l’Angleterre (AFP)
L’album Chouf a été enregistré dans des conditions de live au sud de l’Angleterre (AFP)
Par Samia Lokmane à PARIS, France

« L’événement rock de cette rentrée », « Un manifeste électrique », « Un second degré franchement réjouissant » : la sortie de Chouf a été chaudement accueillie par la presse française, qui salue la fusion de multiples influences dans un rock engagé et plein d’humour. 

La politique, les femmes, Rachid Taha… l’auteur-compositeur Hocine Boukella, 63 ans, qui emmène le groupe Cheikh Sidi Bémol, évoque pour Middle East Eye le contexte si particulier dans lequel son dernier album s’est préparé, pour « un retour à ses premières amours : les rythmiques traditionnelles colorées de blues et de rock. »

Middle East Eye : Chouf (Regarde !), le titre principal de votre nouvel album, préconise d’ouvrir les yeux sur le monde d’aujourd’hui. Sur quoi voulez-vous que notre regard se pose exactement ?

Hocine Boukella : Je ne saurais pas le dire avec exactitude. C’est une impression. Il y a des choses qui sont en train d’arriver, des changements irréversibles qui s’opèrent et qui vont affecter les générations futures d’une manière ou d’une autre. Un monde se crée et un autre disparaît.

MEE : Par quoi êtes-vous interpellé dans le monde d’aujourd’hui ?

HB : Évidemment, par les questions environnementales, le réchauffement climatique, la pollution et l’avenir de la vie sur Terre. Mais aussi par les questions politiques. 

Les populations de la planète ont toutes pratiquement les mêmes problèmes. Elles sont mal représentées et elles éprouvent beaucoup de difficultés à se débarrasser de dirigeants corrompus.

Un peu partout, la politique est l’apanage de personnes infréquentables. Ce qui explique des révoltes récurrentes comme c’est le cas en France avec les Gilets jaunes, en Biélorussie, au Liban, en Égypte, en Algérie… 

Il y a quelque chose qui, comme le COVID-19, relie toute l’humanité aujourd’hui : un combat pour la démocratie et la soif de vouloir changer les choses. 

Il y a quelque chose qui, comme le COVID-19, relie toute l’humanité aujourd’hui : un combat pour la démocratie et la soif de vouloir changer les choses

MEE : Le passage « Kassi nachef mais mazel wakef » (mon verre est vide mais je suis encore debout) est-il une parabole qui renvoie à la situation actuelle en Algérie : un peuple qui continue à demander un changement de système malgré la résistance du pouvoir ? 

HB : Oui. C’est tout à fait cela. Des gens enterrent un peu trop vite la révolution de la jeunesse algérienne. Mais je suis persuadé, pour ma part, qu’elle n’est pas finie. Ce n’est qu’un début. Je suis très, très optimiste et je crois que des changements vont encore arriver.

Il n’y a qu’à voir l’attitude du pouvoir. Celui-ci est complètement aux abois. Il utilise la répression de manière aveugle et irrationnelle contre tout le monde, journalistes, Facebookers…Si Bouteflika est sorti par la petite porte, ceux qui lui ont succédé vont sortir par une plus petite porte. 

MEE : Dans les chansons « Salam Alikoum » et « Rond-point », vous vous adressez aux jeunes Algériens, artisans de la « révolution du sourire », que vous soutenez. Quel message avez-vous voulu leur transmettre ?

HB : Je ne me sens pas en position de leur donner des conseils. Au contraire, j’ai beaucoup appris avec eux. Je pense que les jeunes Algériens restent toujours très déterminés. 

Les manifestations ne se sont pas arrêtées en Algérie par manque de mobilisation ou à cause de la répression, mais en raison de la crise sanitaire. 

Je suis sûr que les gens retourneront dans la rue une fois l’épidémie terminée, car rien n’a changé et le peuple n’a pas été entendu.

Une Algérienne dans les rues de la capitale au lendemain de la démission d’Abdelaziz Bouteflika, le 2 avril 2019 (AFP)
Une Algérienne dans les rues de la capitale au lendemain de la démission d’Abdelaziz Bouteflika, le 2 avril 2019 (AFP)

MEE : Vous n’oubliez pas les femmes, avec une chanson, « Azziza Lalla », où vous convoquez de grandes héroïnes de l’histoire algérienne. Votre éloge contraste pourtant avec une triste réalité, celle des violences dont sont victimes les femmes en Algérie. Comment réagissez-vous à cela ?

HB : Cette chanson m’a été inspirée par une visite au Monument des martyrs à Alger, où les femmes qui ont pris part à la révolution [contre la France] n’ont pas leur place. 

J’ai donc voulu mettre le doigt sur cette occultation. Mon texte interroge par ailleurs la place des femmes dans l’Algérie d’aujourd’hui. 

Les Algériennes sont très combatives. Elles sont parvenues à occuper l’espace public. Mais leur place dans la société n’est toujours pas égale à celle des hommes. Le code de la famille reste une injustice qu’il faut réparer.  

MEE : Rachid Taha, qui a disparu en 2018, est présent dans votre album, dans une chanson qui lui rend hommage, « Blues Lembassi ». Quel souvenir gardez-vous de lui ?

HB : À titre personnel, je ne connaissais pas très bien Rachid Taha, que j’ai rencontré quelquefois. Mais j’admire son travail et le mouvement qu’il a suscité avec le groupe Carte de séjour dans les années 1980. 

Il a aussi permis à la musique algérienne d’avoir une audience internationale. Sa reprise de « Ya Rayah » de Dahmane El Harrachi est connue dans le monde entier. Il avait également repris des chansons de [la chanteuse égyptienne] Oum Kalthoum. 

En souvenir de Rachid Taha, voix des opprimés et des déshérités
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MEE : Un peu comme Rachid Taha d’ailleurs, on vous décrit souvent comme un artiste iconoclaste et atypique, autant pour vos textes que pour votre musique aux sonorités multiples. Comment vous décrivez-vous ?

HB : Je me vois plutôt un peu comme un marginal, à contre-courant des phénomènes de mode. Ma musique ne se décline pas comme une recette. Il n’y a pas eu de voie tracée dès le départ. Je suis plutôt mon intuition. 

J’ai également la chance d’être producteur de mes albums et de mes spectacles. Ce qui me permet d’être libre dans mes choix musicaux. 

MEE : Avec Chouf, vous signez un album résolument rock, énergique et dense de treize titres qui rappellent un petit peu vos débuts sur la scène musicale. Qu’est-ce qui explique ce choix ? La nostalgie ?

HB : Non. Le rock et un genre musical qui ne m’a jamais quitté. Et puis, il y a des textes que je n’imaginais pas interpréter autrement qu’avec le rock. 

Je voulais avoir un son très rock des années 1970. Nous avons enregistré l’album dans des conditions de live dans le studio Real World [de Peter Gabriel] au sud de l’Angleterre, avec le musicien Justin Adams à la réalisation. 

Tout le monde jouait en même temps comme sur la scène. Nous avions fait plusieurs prises pour chaque chanson et avons gardé les meilleures. 

MEE : Les textes de l’album ont été écrits en collaboration avec le journaliste et écrivain algérien Sid Ahmed Semiane. Ce n’est pas la première fois que vous faites appel à lui. Pourquoi ? 

HB : Pour la qualité de ses textes mais aussi pour la qualité de sa réflexion, son regard. C’est un observateur très fin de la société algérienne. Nos discussions sont toujours passionnantes. Je repars, à chaque fois que je le rencontre, avec de nouvelles idées de textes et de chansons. 

Je me vois plutôt un peu comme un marginal, à contre-courant des phénomènes de mode. Ma musique ne se décline pas comme une recette

MEE : Vous en êtes à votre dixième album studio depuis 1998, quel regard portez-vous sur votre parcours musical ?

HB : Pour l’instant, je ne regarde pas trop en arrière. J’ai encore beaucoup d’albums à faire et de chansons à écrire. C’est plutôt de ce côté-là que je regarde.  

MEE : La crise sanitaire complique un peu le déroulement de vos spectacles. Comment palliez-vous cette situation ?

HB : Nous nous adaptons. C’est un peu spécial car le public doit venir masqué et n’a pas le droit de quitter les sièges. Les mesures de distanciation sociale restreignent aussi le nombre de places dans les salles. 

Mais je pense que tout le monde a compris que c’est le prix à payer pour dépasser l’épreuve du COVID-19 et permettre à la musique et à la culture de survivre pendant ces temps difficiles. 

Nous avons déjà donné un concert après la sortie de l’album le 24 septembre dernier à Paris et le 17 en Bretagne, le prochain est prévu le 7 novembre à Ivry-sur-Seine.  

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