Aller au contenu principal

Marie Virolles : « Cheikha Remitti était une féministe en actes et en paroles »

L’anthropologue française, qui a rencontré l’icône algérienne du raï dans les années 1990, dresse le portrait d’une femme écorchée mais déterminée, ayant vécu pour son art et pour son public
Décédée il y a dix-sept ans, un 15 mai 2006 à Paris à l’âge de 83 ans, Remitti est considérée comme une des pionnières du raï (Twitter)
Décédée il y a dix-sept ans, un 15 mai 2006 à Paris à l’âge de 83 ans, Remitti est considérée comme une des pionnières du raï (Twitter)
Par Samia Lokmane à PARIS, France

Cheikha Remitti, « la racine », « El Djedra » (en arabe dialectal) comme elle se décrivait-elle-même, auteure, compositrice et interprète algérienne, a nourri par sa création prolifique le raï, inscrit depuis le 1er décembre 2022 au patrimoine immatériel de l’humanité.

Décédée il y a dix-sept ans, un 15 mai 2006 à Paris à l’âge de 83 ans, Remitti est considérée comme une des pionnières de ce genre musical populaire algérien qui a conquis la France puis le monde dès le début des années 1980, avec la voix de chanteurs comme Khaled, Mami et Rachid Taha.

Marie Virolles, qui a rencontré Remitti pour son livre, La Chanson raï, de l’Algérie profonde à la scène internationale, dans les années 1990, garde le souvenir d’un « génie créateur, toujours en quête d’inspiration ».

Sa posture ambivalente, à la fois traditionnelle et moderne, pieuse et hédoniste, affranchie dans ses actes et ses paroles, a également impressionné l’anthropologue, chargée de recherches au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), qui a consigné dans son livre une trentaine de chansons de l’artiste.

Elle décrit une femme marquée par la vie, solidaire du sort des femmes qui ont enduré un destin malheureux, semblable au sien.

De son vrai nom Saadia Bedief, Remitti est née à Tessala, près de Sidi Bel Abbès, dans l’est de l’Algérie, en 1923.

Orpheline et élevée dans la misère, elle suit à l’adolescence un groupe de musiciens nomades et se lance véritablement dans la chanson au début des années 1940.

Son public est alors éclectique. Elle se produit dans les mariages et dans les bars, où elle gagne son surnom, qui proviendrait de « Remettez », en français (remettez une tournée).

Bien qu’elle ait soutenu le mouvement national d’indépendance de l’Algérie, la chanteuse sera plus tard bannie des ondes et de la télévision car ses textes, chantant l’amour libre, sont considérés comme sulfureux

Bien qu’elle ait soutenu le mouvement national d’indépendance de l’Algérie, la chanteuse sera plus tard bannie des ondes et de la télévision car ses textes, chantant l’amour libre, sont considérés comme sulfureux.

En 1978, elle s’installe à Paris et se produit dans les cafés communautaires du XVIIIe arrondissement, où elle vit.

Le festival du raï de Bobigny, où elle se produit en 1986, lui permet de donner une nouvelle impulsion à son art. Elle fait des rencontres musicales qui la propulsent, elle, la « mamie du raï », un de ses surnoms, dans l’univers électronique. Elle n’a alors qu’une soixantaine d’années mais ce surnom la distingue des jeunes chanteurs.

En 2000, sort l’album Nouar, qui a obtenu le grand prix du disque de l’Académie Charles-Cros, association de défense de la diversité musicale. « N’ta Goudami » est son ultime enregistrement, en 2005.

Middle East Eye : La consécration du raï par l’UNESCO n’est-elle pas aussi un signe d’estime et de reconnaissance envers ses pionniers, Cheikha Remitti en particulier ?

Marie Virolles : Cette consécration retombe sur tous ceux qui ont jalonné l’histoire du raï depuis ses débuts. Tous ne sont pas connus car cette musique fait partie d’une tradition orale. Les textes ont parfois été transmis dans l’anonymat. Il arrive aussi souvent que des chanteurs ne mentionnent pas les origines de leurs reprises.

De l’arrière-pays algérien à l’UNESCO : l’incroyable saga du raï
Lire

Mais évidemment, la reconnaissance du raï au plus haut niveau international par l’UNESCO est un événement très important. Il confirme la puissance et la créativité de ce genre musical populaire, aussi bien connu en Algérie qu’à l’étranger, et qui a marqué notre époque.

MEE : Le répertoire de Cheikha Remitti, très riche, compte environ 200 chansons avec lesquelles elle a voyagé dans le temps, en se renouvelant sans cesse. Que vous inspire la carrière de cette artiste iconoclaste, devenue légende ?

MV : C’est la plus grande, sans aucune discussion possible, pour plusieurs raisons.

D’abord parce qu’elle a eu justement une très longue carrière. Elle a commencé à chanter très jeune pour devenir plus tard celle que beaucoup décrivent comme « la grand-mère du raï ».

D’une certaine façon, c’est vrai. À l’époque à laquelle elle a commencé le chant, le genre musical qu’elle avait choisi et qui s’appelait alors le bedoui [raï traditionnel] était déjà connu.

Mais elle avait fait une œuvre très originale en composant elle-même ses chansons. Elle avait créé des textes et des mélodies en s’inspirant du répertoire de l’Algérie profonde. C’était une poétesse prolifique.

Lors de nos rencontres, elle disait par exemple que les mots lui piquaient la tête comme des abeilles et qu’elle n’en dormait pas la nuit. Ne sachant pas écrire, elle mémorisait ses textes sans aucune difficulté et en faisait de très belles mélodies.

Remitti a également su s’adapter à l’air du temps en modernisant son répertoire selon les envies de son public. C’était une femme de la performance qui pouvait se produire devant des auditoires différents en donnant à ses chansons la tonalité de la circonstance.

Lors de nos rencontres, elle disait par exemple que les mots lui piquaient la tête comme des abeilles et qu’elle n’en dormait pas la nuit

Il lui arrivait pendant ses spectacles de s’adresser à certaines personnes du public, à leur dédier certains thèmes et à improviser certains chants.

MEE : Quels souvenirs gardez-vous de vos rencontres avec elle ?

MV : Je l’ai rencontrée plusieurs fois dans le quartier de la Goutte-d’Or, à Paris, au début des années 1990. Nous nous retrouvions dans un café.

Elle arrivait comme elle était, dans ses belles robes colorées et brillantes, avec ses claquettes et son air de femme à la fois mûre, âgée, marquée, et des yeux très pétillants.

Elle répondait volontiers à mes questions. Elle avait quelques obsessions, affirmant qu’elle n’était pas reconnue et rémunérée à la hauteur de son talent. Remitti se plaignait aussi du pillage de son répertoire.

Quand je l’ai rencontrée, elle était déjà âgée, à la fois traditionnelle et exceptionnellement moderne.

MEE : On dit justement que Remitti représente l’univers contrasté du raï. Elle était très pieuse mais en même temps bonne vivante…

MV : Absolument. Le raï est un univers de l’hédonisme qui n’a toutefois jamais combattu de façon ouverte les traditions. Il se situait en marge et s’adressait à ce qui en l’humain est sans doute le plus vif, c’est-à-dire le souhait de partager de la joie, du bonheur, de pleurer aussi sur ses malheurs, de chanter le quotidien.

L’histoire du raï montre qu’il est bien algérien. Et pas marocain
Lire

Tout en faisant référence à l’islam traditionnel et populaire, à travers ses saints et ses fêtes, il avait peu le souci de se placer dans une orthodoxie oppressante et contraignante.

Remitti était une femme d’une certaine époque, celle d’un islam souple et circonstanciel. Elle se permettait d’être libre parce qu’elle avait, je crois, le profond sentiment que si Dieu était à son écoute, il l’accepterait comme elle était.

Sa pratique de l’islam lui a permis de vivre dans une harmonie relative. Elle avait fait le pèlerinage à La Mecque mais, en effet, elle buvait de la bière, vivait dans un monde d’hommes, avec des danseuses qui étaient parfois des filles très légères.

Elle fréquentait des lieux considérés comme impies mais cela ne la dérangeait pas. Ce qui importait pour elle, c’était l’humain dans toutes ses dimensions.

MEE : On la décrit d’ailleurs souvent comme une artiste très subversive. Le pensez-vous aussi ?

MV : C’est compliqué. Oui, ses textes étaient provocateurs et faisaient fi de toutes les conventions mais elle n’a jamais remis en cause l’ordre établi, si ce n’est par sa conduite.

Remitti a également soutenu le mouvement de libération national algérien mais ne s’est pas engagée après l’indépendance aux côtés des oppositions politiques dans le pays.

Dans la société algérienne que j’ai bien connue, sa subversion s’est accommodée des structures sociales relativement rigides. Ses chansons étaient écoutées, mais de manière discrète, par des groupes d’âges et de genres différents, avec les hommes d’un côté et les femmes de l’autre, par des jeunes et des personnes plus âgées mais séparément.

Remitti était une femme d’une certaine époque, celle d’un islam souple et circonstanciel. Elle se permettait d’être libre parce qu’elle avait, je crois, le profond sentiment que si Dieu était à son écoute, il l’accepterait comme elle était

Il lui est arrivé aussi de tenir des assemblées clandestines avec ses amis, dans des forêts, au moment où le raï n’était pas en odeur de sainteté. Ces rencontres lui permettaient, ainsi qu’à ses invités, de respirer et de surmonter toutes les frustrations que la société induisait.

MEE : En écoutant certaines de ses chansons, on se rend compte aussi que Remitti était une grande féministe et défendait le sort réservé aux femmes de sa génération…

MV : Elle était féministe en actes et en paroles, à travers ses textes, mais sans mettre en place, là aussi, un engagement public sur les questions liées à la condition féminine. Elle était féministe par son art et sa conduite.

Remitti connaissait les souffrances profondes des femmes de son pays, du Maghreb en général et de l’immigration en France. Elle avait vécu, elle-même, une très grande misère. Orpheline, elle était dans les catégories sociales les plus dominées, les plus exploitées. Son vécu lui a donné une solidarité de plain-pied avec les femmes.

MEE : Sa subversion et son féminisme sont, on l’imagine, les raisons qui expliquent son ostracisme par les autorités de son pays.

MV : Remitti était une libre penseuse, une femme qui en imposait, qui ne se laissait jamais marcher sur les pieds, qui aurait dit tout ce qu’elle avait à dire devant n’importe quel auditoire, fût-il le plus proche du pouvoir.

Je pense qu’elle était redoutée. C’est ce qui explique pourquoi elle a été bannie des ondes et de la télévision. Mais cela ne l’a pas empêchée de continuer sa carrière comme une icône de la chanson.

Remitti était une libre penseuse, une femme qui en imposait, qui ne se laissait jamais marcher sur les pieds, qui aurait dit tout ce qu’elle avait à dire devant n’importe quel auditoire, fût-il le plus proche du pouvoir

EN IMAGES : De la harissa au raï, les nouveaux éléments inscrits au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO
Lire

Beaucoup d’Algériens, pas les plus jeunes, qui ne la connaissent sans doute pas, ont pour elle un sentiment d’amour. Ils la considèrent comme leur Cheikha adorée. Ce qui prouve que la notoriété publique n’est pas toujours garante de la notoriété profonde.

MEE : Remitti avait donné un spectacle mémorable au festival du raï de Bobigny en 1986. À quel point, cette prestation a-t-elle influé sur sa carrière ?

MV : Remitti n’avait pas attendu le festival de Bobigny pour être connue du public, qui est venu nombreux pour l’applaudir. Mais sa prestation à Bobigny a surtout permis à des professionnels de la musique en France de se rendre compte de son existence.

La racine du raï, celle dont les chansons ont été reprises par des cheb [chanteurs de la nouvelle génération] comme Khaled, c’était elle.

Après Bobigny, elle a pu travailler avec des équipes professionnelles de musiciens, d’arrangeurs et de techniciens. Elle a travaillé avec Safy Boutella, un des grands compositeurs algériens.

Elle a pu enregistrer un disque avec des sons pris aux États-Unis. Elle a découvert tout l’univers polyphonique et multi-instrumental du raï, même si elle est restée jusqu’au bout fidèle à la gasba [flûte en roseau] et au gallal [tambourin tubulaire fait avec les racines de l’agave].

Sa grande notoriété lui a également permis de se produire dans plusieurs capitales mondiales. En 2000, elle avait enregistré l’album Nouar, qui avait obtenu le prix du disque de l’Académie Charles-Cros.

Mais ceci étant dit, pour Remitti, faire carrière n’avait pas beaucoup d’importance. Elle aimait avant tout la proximité et le dialogue avec le public. Son dernier concert a eu lieu au Zénith de Paris, deux jours avant son décès, avec Khaled notamment.

Pour Remitti, faire carrière n’avait pas beaucoup d’importance. Elle aimait avant tout la proximité et le dialogue avec le public

MEE : Khaled fait pourtant partie des cheb qui ont un peu volé son répertoire. Mais à la fin, elle le lui a pardonné comme à tous les autres ?

MV : C’était un cheminement sans doute un peu lent et long mais elle a fini par comprendre que c’étaient les cheb qui allaient faire vivre son répertoire.

Elle a compris aussi que l’art est un échange, qu’elle pouvait apporter des choses et se nourrir d’autres. Au contact du bassiste des Red Hot Chili Peppers [groupe de rock américain], elle avait par exemple découvert le raï électronique.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].