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De l’arrière-pays algérien à l’UNESCO : l’incroyable saga du raï

Le raï, genre musical algérien inscrit le 1er novembre au patrimoine immatériel de l’humanité par l’UNESCO, a accompagné depuis un siècle les mutations sociales du pays
Cheb Khaled a joué un grand rôle dans le succès du raï à l’international dès la fin des années 1980 (AFP/Fethi Belaid)
Cheb Khaled a joué un grand rôle dans le succès du raï à l’international dès la fin des années 1980 (AFP/Fethi Belaid)

La scène se passe à Oran, dans l’ouest de l’Algérie, au cours d’un festival de raï. Nous sommes en 1985. Alors que la fin de soirée approche et que le groupe sur scène, Raïna Raï, entonne son tube le plus célèbre, « Zina », une bonne partie du public se met soudain à siffler les stars.

Pourquoi cette subite hostilité ? Le fameux tube comprend un couplet inacceptable pour une partie du public oranais : « Ya Zina, el-fenn oua er-raï kharedj men Bel Abbes » (Oh Zina ! l’art et le raï sont nés à Sidi Bel Abbès, ville de l’ouest algérien).

En huant Raïna Raï, le public oranais veut publiquement contester cette version sur l’origine du raï, à un moment où une rivalité sourde oppose différentes régions du pays pour s’approprier la paternité de ce style de musique. Mais la dispute est alors exclusivement algérienne, même limitée à une partie de l’ouest du pays.

Dans ces disputes, jamais le Maroc n’avait été cité comme terre du raï, d’où la perplexité face à la polémique née il y a une dizaine d’années et largement relayée sur les réseaux sociaux accordant au Maroc la paternité du raï.

À la fin des années 1980, le raï est sorti du ghetto pour s’imposer comme le genre musical le plus en vogue en Algérie avant de percer à l’international, devenant un enjeu artistique, mais aussi culturel, économique et politique.

Beaucoup en réclamaient la paternité, face à la mode des Cheb (jeunes) qui ont émergé dans les années 1980 (Khaled, Sahraoui, Hamid, Fadhéla), une génération qui a aujourd’hui largement atteint la soixantaine.

Dans cette rivalité, l’avantage était alors pour Oran, avec sa vie underground renommée, ses cabarets et sa puissance financière. Considérée comme la deuxième ville du pays, Oran constituait un grand carrefour vers lequel convergeaient artistes, créateurs et personnes fortunées, attirées par une vie nocturne très animée. C’était aussi la ville de LA star, Khaled.

Une mutation au bon moment

Sidi Bel Abbès, dont Raïna Raï était le groupe phare, contestait la suprématie d’Oran. Elle faisait valoir l’antériorité des Frères Zergui – des chanteurs qui avaient connu une célébrité éphémère à la fin des années 1960 après avoir tenté d’introduire de nouveaux instruments dans le raï tout en préservant sa tonalité traditionnelle.

Si Oran était une ville portuaire, ouverte sur l’émigration et sur la Méditerranée, Sidi Bel Abbès, plus proche du monde rural dans lequel avait longtemps vécu le raï, était plus empreinte de la poésie traditionnelle qu’avait véhiculée ce genre musical.

Aïn Témouchent (encore plus à l’ouest qu’Oran et Sidi Bel Abbes), qui avait vu émerger le trompettiste le plus célèbre du raï, Bellemou, voulait, elle aussi, s’imposer comme ville pionnière du raï, car le duo Bellemou-Boutaïba Seghir (grande star du raï du début des années 1970 qui sera supplanté par Khaled) avait acquis une vraie notoriété bien avant la première génération des Cheb.

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Bellemou et les Frères Zergui ont, de fait, joué un rôle essentiel dans la mutation du raï en introduisant des instruments modernes dans un genre jusque-là basé sur la flûte (gasba). C’est en fait là que s’est opéré le déclic qui a fait du raï ce qu’il est devenu : il a fait sa mutation au bon moment.

Jusqu’au début des années 1970, c’était une musique traditionnelle. Basée sur des instruments considérés comme démodés, gasba et gallal (flûte et tambourin), destinée à un public rural, et donc inaudible pour les citadins, incompréhensible à l’international, elle a brutalement basculé durant la seconde moitié des années 1970.

En introduisant des instruments modernes, porté par une génération nouvelle, le raï a offert à une jeunesse suburbaine un genre musical adapté à ses aspirations et à son mode de vie, une sorte de concentré de l’évolution de la société algérienne qui permettait de bien exprimer l’état d’esprit d’une société conservatrice prisonnière des interdits.

La société algérienne, analphabète et rurale à 80 % à l’indépendance en 1962, était quasi totalement scolarisée et s’urbanisait aussi à un rythme effréné.

La génération post-indépendance était devenue majoritaire : elle portait un regard différent sur le pays, sur l’État, les institutions et la vie politique. Elle était cependant exclue des centres de décision, ce qui la réduisait à exprimer son refus de l’ordre établi de manière désordonnée, à travers le raï, dans les stades, mais aussi à travers l’islamisme rampant.

La mutation ne s’est pas faite sans dégâts sur le plan artistique. Le raï était devenu une jungle où tout le monde piratait tout le monde. Le concept de droits d’auteur était inconnu. Ce n’est qu’à partir de la fin des années 1980, avec la percée du raï à l’international, que les choses ont commencé à évoluer sur ce terrain.

La génération post-indépendance, exclue des centres de décision, était réduite à exprimer son refus de l’ordre établi de manière désordonnée, à travers le raï, dans les stades, mais aussi à travers l’islamisme rampant

Par ailleurs, la majorité des tubes traditionnels sont des reprises de textes du patrimoine, le melhoun, certains datant d’un siècle ou plus, ou de chansons tombées dans le domaine public.

À l’inverse, de nombreux tubes modernes, portés par le rythme et une composition de qualité, souffrent de texte d’une indigence criarde. Ce qui remet en lumière le mérite d’une génération antérieure qui a légué une poésie très riche, modernisée par les nouvelles générations.

Très rares sont ceux qui, au sein de la génération antérieure, ont réussi leur mutation.

Cheikha Remiti, immortelle « mamie du raï », est l’exception qui confirme la règle, celle d’une star dans le raï traditionnel (raï trab) ayant réussi à se maintenir au sommet en s’aventurant dans le raï moderne (pop raï). À l’inverse, Djenia, la préférée des amateurs de raï traditionnel, a essuyé un flop en essayant de passer au pop raï.

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C’est donc sur ce terrain, sociologique, culturel et politique, que le raï a fait sa mutation pour être finalement consacré par l’UNESCO, qui l’a inscrit jeudi 1er décembre au patrimoine de l’humanité.

Mais cette revue serait incomplète sans évoquer le rôle de quelques personnes qui ont appuyé sur le bon bouton au bon moment pour promouvoir le raï.

Les éditeurs Rachi et Fethi (Baba Ahmed, de Tlemcen), après des tentatives ratées dans la chanson, ont joué un rôle essentiel sur ce terrain. Rachid Baba Ahmed a été assassiné par des islamistes armés en 1994. Tout comme le crooner Hasni.

Le fameux Boualem de Disco Maghreb, auquel le président Emmanuel Macron a rendu visite lors de son dernier déplacement en Algérie, a lui aussi permis à de nombreux jeunes d’émerger.

Mais l’homme au parcours le plus étrange sur ce terrain est le colonel Senoussi. Cet officier aviateur, pilote de formation, vétéran de la guerre de libération (1954-62), avait été nommé à la tête de l’Office Riadh El-Feth au début des années 1980, un complexe culturel et commercial conçu à l’origine pour devenir l’épicentre de la culture algérienne.

Partisan d’une ouverture sur la société et sur la jeunesse du temps du parti unique, il était apparu comme un parrain pour ce genre musical. Il lui a offert une sorte de couverture institutionnelle salutaire car, faut-il le rappeler, le raï était totalement boycotté par les médias publics.

Ce genre était en effet considéré comme vulgaire, malsain, incitant à la dépravation et à la débauche. Jusqu’à la caricature, comme le montre le destin de Zahouania.

Cette star du raï, qui a commencé à chanter dans les années 1980, n’apparaissait jamais en public. Elle se contentait d’enregistrer des cassettes. Motif : elle était séparée de son mari et celui-ci menaçait de reprendre la garde des enfants si elle se montrait sur scène !

Depuis, les choses ont bien changé et Zahouania s’est totalement émancipée, devenant une des stars les plus courtisées. Et ses vidéos sur YouTube dépassent souvent les… 10 millions de vues !

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Abed Charef est un écrivain et chroniqueur algérien. Il a notamment dirigé l’hebdomadaire La Nation et écrit plusieurs essais, dont Algérie, le grand dérapage. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AbedCharef
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