Maryam Touzani : « J’ai toujours été intéressée par les personnes à la marge »
Adam est le premier homme que Dieu créa sur Terre selon le Livre de la Genèse, texte fondateur des croyances juives, chrétiennes et musulmanes. Chez Maryam Touzani, il est aussi cet embryon par lequel deux destins de femmes vont se croiser, puis s’interconnecter.
Un film où elle dépeint, tout en ombre et lumière, le quotidien de deux mères célibataires qui vont devoir affronter ensemble les difficultés de leur condition dans la médina de Casablanca.
Si la réalisatrice signe ici son premier long métrage, elle est pourtant loin d’en être à son premier coup d’essai.
Elle avait déjà collaboré avec son mari, le réalisateur Nabil Ayouch, au tournage de Much Loved (2015), un film sur les prostituées marocaines inspiré d’un documentaire, qu’elle avait elle-même réalisé lorsqu’elle était journaliste, et qui avait défrayé la chronique à sa sortie.
Mais elle est aussi coscénariste de Razzia (2018), une fresque sociale sur les marginaux dans la société marocaine, et auteure de plusieurs courts métrages comme Quand ils dorment (2011) et Aya va à la plage (2015), où elle traite du travail des enfants domestiques et du deuil des femmes dans la société marocaine.
Au plus près des injustices et des minorités depuis toujours, Maryam Touzani aime raconter les invisibles en leur donnant une voix, à la ville comme à la scène.
Middle East Eye : Qu’est-ce qui vous a donné envie de raconter cette histoire ?
Maryam Touzani : Adam est né d’une vraie rencontre avec une jeune femme, il y a dix-sept ans, qui m’a inspiré le personnage de Samia. J’étais chez mes parents à Tanger lorsqu’une femme est venue taper à notre porte en nous disant qu’elle cherchait du travail.
Le personnage d’Abla représente le deuil dont sont privées de nombreuses femmes dans la société marocaine
Ce qu’elle cherchait en réalité, c’était surtout un abri pour donner naissance à son enfant avant de le donner à l’adoption, pour retourner dans son village où personne ne savait qu’elle était enceinte.
Elle devait rester quelques jours mais elle est finalement restée jusqu’à la fin de sa grossesse. J’ai pu l’observer se transformer en mère devant mes yeux mais aussi refouler cet instinct maternel car elle avait peur de s’attacher à cet enfant.
J’ai porté cette histoire pendant des années jusqu’à ce que je sois moi-même enceinte. Avoir cet enfant qui poussait en moi m’a fait réaliser l’arrachement qu’elle avait dû vivre en laissant son enfant, non pas parce qu’elle n’en voulait pas, mais parce que la société lui disait de le faire.
MEE : Pourtant, on voit deux femmes à l’écran. Pourquoi avoir décidé de les confronter ?
MT : Au début, je ne comprenais pas vraiment pourquoi j’écrivais le personnage d’Abla. C’est venu après. J’ai perdu mon père avant l’écriture du film et j’ai vu ma mère essayer de continuer à vivre malgré sa douleur.
Le personnage d’Abla représente le deuil dont sont privées de nombreuses femmes dans la société marocaine, à cause de la tradition qui leur interdit de se rendre au cimetière pendant l’enterrement. Samia représente le poids de la société sur les mères célibataires, considérées comme hors-la-loi.
D’un côté, il y a une femme à qui on vole la vie, et de l’autre, celle à qui on vole la mort. L’une qui vit une naissance, et l’autre, une renaissance.
J’ai voulu les confronter pour remettre en question ces traditions, même si certaines sont très belles, comme celle de la rziza [spécialité marocaine], à laquelle j’ai aussi voulu rendre hommage à travers le film.
MEE : Ce film est d’ailleurs très sensuel, beaucoup de choses se transmettent par les sens et par le corps. Qu’est-ce que vous avez voulu montrer à l’écran ?
MT : J’avais envie de parler de transmission générationnelle. C’est pourquoi je voulais avoir trois générations de femmes avec Sami, Abla et sa petite fille.
Cette transmission s’incarne par la scène où Samia enseigne à la petite comment pétrir la pâte, technique qui lui avait été transmise par sa grand-mère. C’est un patrimoine que je voulais mettre en avant dans le film.
Mais la transmission de ce savoir-faire de la rziza est aussi ce qui va permettre à ces femmes de se rencontrer. C’est lorsqu’elles font la pâte, et que leurs mains se touchent, qu’elles se rencontrent véritablement pour la première fois.
On peut voir comment Abla s’est coupée d’elle-même et de ses sensations à sa manière froide de pétrir cette pâte, et c’est Samia qui lui apprend à se reconnecter à ses sens et toutes ces choses charnelles qu’elle avait voulu mettre de côté. J’ai voulu filmer tout cela de manière très organique, avec des gros plans, et j’ai aussi formé mes actrices au pétrissage de la pâte pour que ça se ressente à l’écran.
MEE : Pendant le casting, qu’êtes-vous allée chercher chez vos deux actrices pour incarner les personnages principaux ?
MT : Je cherchais une vérité et une sincérité dans la compréhension des personnages. J’avais très peur du casting car l’écriture du scénario avait été, pour moi, très chargée émotionnellement.
J’avais très peur du casting car l’écriture du scénario avait été, pour moi, très chargée émotionnellement
J’ai commencé à l’écrire alors que j’étais enceinte de quatre mois. Je redoutais donc ce moment où j’allais devoir confronter les personnages nés de mon imagination à la réalité.
Mais Lubna Azabal et Nisrin Erradi ont tout de suite compris ces femmes et leurs luttes. Elles ont fait un travail remarquable sur leur personnage. Lubna est venue passer du temps au Maroc à observer les femmes qui fabriquent des pâtisseries dans les petites boutiques de la médina pour s’imprégner de cette réalité.
Pour le personnage de Samia, au début, je voulais prendre une mère célibataire, pas nécessairement comédienne. Mais j’ai vite réalisé que cette situation était trop chargée pour elle et qu’il valait mieux choisir une personne dont c’était le métier. Nisrin a passé beaucoup de temps à rencontrer des mères célibataires pour nourrir son personnage.
MEE : Quelles ont été vos influences esthétiques durant le tournage ? Les plans font parfois penser aux tableaux de peintres flamands…
MT : On me fait souvent cette remarque sur la peinture flamande. Pendant le tournage, j’avais une idée précise de la façon dont je voulais éclairer le visage de mes comédiennes, mais je ne savais pas vraiment pourquoi.
Il est vrai que les peintures de Johannes Vermeer, Georges de La Tour et du Caravage m’ont beaucoup inspirée et m’inspirent encore. J’ai probablement inconsciemment puisé dedans.
Je pense que toutes ces choses qui nous inspirent s’inscrivent à l’intérieur de nous et finissent par en faire partie sans qu’on en soit conscient.
MEE : Vous semblez très sensible aux injustices sociales, aux minorités et, donc, à la question des femmes. D’où vient cet engagement ?
MT : Je pense qu’il a toujours fait partie de moi. J’ai toujours été intéressée par les personnes à la marge.
Mon désir d’être journaliste est venu de ce besoin d’écouter les autres et de raconter leur histoire. La volonté de connaître l’autre et le mettre en lumière ont toujours été des parties intégrantes de ce que je suis.
MEE : Qu’incarne la femme dans la société marocaine aujourd’hui ?
MT : La femme est au cœur de la transmission et, en ce sens, elle incarne l’espoir, car c’est elle qui transmet les valeurs et les traditions. Je pense que la femme marocaine et une vraie battante qui mène des luttes extraordinaires même si on ne les voit pas forcément.
Elle est résiliante, forte, et ce n’est pas une victime. D’ailleurs, dans mon film, j’ai choisi de montrer des femmes fortes qui prennent leur destin en main et qui, alors qu’elles pourraient être victimisées, décident de ne pas l’être.
Pour moi, elles sont des exemples à montrer, car même si elles sont nombreuses, on n’en parle pas assez. Je tenais aussi à souligner la force de la solidarité entre les femmes au Maroc, car si on peut être forte chacune de son côté, on l’est encore plus ensemble.
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