Mohamed al-Daradji : « Les films sont un moyen de s’échapper »
Après une enfance passée au sein d’une famille de la classe moyenne irakienne en pleine guerre contre l’Iran, Mohamed al-Daradji s’exile aux Pays-Bas en 1995, à l’âge de 17 ans, pour fuir la brutalité du régime de Saddam Hussein à cause duquel il perdra son cousin, fervent défenseur de l’opposition.
Aux Pays-Bas, Mohamed al-Daradji développe sa passion pour le cinéma avant de se rendre au Royaume-Uni, où il obtient un master en cinématographie et réalisation à l’Université de Leeds.
Pour lui, le cinéma apparaît très tôt comme un moyen de « panser les plaies » des guerres successives qui ravagent son pays d’origine (Iran-Irak en 1988, guerre du Golfe en 1990-91), de s’extraire du stress post-traumatique dont tous les Irakiens souffrent aujourd’hui.
C’est ce désir de guérir par le 7e art qui le ramène en Irak pendant l’invasion américaine de 2003, où il choisit de tourner son premier film après la chute du dictateur : Ahlaam (rêves, 2005).
Il y passera quatre mois pour un tournage tumultueux durant lequel lui et son équipe seront kidnappés deux fois dans la même journée, d’abord par al-Qaïda puis par des milices, avant d’être détenus par les Américains qui le soupçonnent de faire des films de propagande pour le compte d’al-Qaïda. Sa double nationalité lui sauve la vie alors que l’ambassade hollandaise lui vient en aide. Le jeu en vaut la chandelle : Ahlaam est projeté lors de plus de 125 festivals de films internationaux et reçoit plus de 22 récompenses.
Un autre de ses films, Son of Babylon (fils de Babylon, 2009), est un road movie épique qui se déroule trois jours après la chute de Saddam Hussein et retrace l’odyssée d’un enfant kurde de ses montagnes jusqu’aux ruines de Babylone. Un périple dans les ruines d’un pays vibrant, mais aussi à travers un chapitre sombre de l’histoire d’une minorité persécutée par le régime irakien.
Avec Bagdad Station (The Journey/Al-Rihla), sorti ce mercredi en France, le réalisateur irakien suit cette fois la journée initiatique de Sara, une jeune femme qui a planifié de se faire exploser dans la gare centrale de Bagdad le jour de la chute de Saddam Hussein, jusqu’à ce qu’elle croise la route d’un vendeur de prothèses séducteur et original.
Une rencontre qui les changera tous les deux et qui démontre le pouvoir du dialogue pour restaurer l’humanité lorsqu’elle est perdue.
Élu grand prix du jury au dernier festival du film arabe de l’Institut du monde arabe, Bagdad Station avait été choisi pour représenter l’Irak aux Oscars dans la catégorie film étranger.
MEE : Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire du cinéma ?
Mohamed al-Daradji : Quand j’étais à l’école primaire à Bagdad, on faisait du théâtre et j’ai toujours aimé cet art. Les films sont un moyen de s’échapper de là où nous sommes, et c’est ça qui m’a attiré vers le cinéma je pense. À l’origine, mon père voulait que je devienne cheikh, j’avais une belle voix et je faisais l’appel à la prière à la mosquée. Mais finalement, je me suis tourné vers une autre voie.
MEE : Qu’est-ce qui vous a inspiré l’histoire de Bagdad Station ?
MD : J’étais à Bagdad pour tourner mon film précédent quand j’ai lu un article dans un journal irakien sur une femme kamikaze. La photo montrait un policier essayant de couper la ceinture d’explosifs de cette femme. Les deux avaient l’air tellement effrayés que cela m’a interpellé.
J’ai toujours vu les femmes comme des victimes d’attentats, pas comme des assassins. Avec cette image, je me suis dit « waouh, qu’est-ce qui se passe ? ». Je n’avais jamais imaginé une femme dans la position de commettre un attentat-suicide, mais à travers mes recherches, j’ai découvert que la première femme à avoir commis un attentat-suicide en Irak était une Européenne, une Belge. J’ai commencé à développer mon histoire à partir de là.
MEE : Durant la préparation du film, vous avez rencontré des femmes kamikazes dans les prisons irakiennes. Qu’est-ce qui vous a frappé chez elles ?
MD : Accéder à ces prisons m’a pris deux ans et demi car c’est un processus très compliqué. J’ai envoyé de nombreuses lettres de demande qui ont été rejetées, puis je suis allé voir un cheikh qui connaît le ministre. J’ai roulé de Bagdad à Nadjaf pendant trois heures et demie pour le rencontrer et lui demander de m’aider à persuader le ministre de faire ce film pour le bien du pays. Il connaissait mes films et il a aimé l’idée, alors il l’a appelé et cela a fonctionné.
Je voulais montrer que certaines personnes tuent au nom de l’islam pendant que d’autres dansent et chantent au nom de Dieu
J’ai rencontré quatre femmes, toutes dans des situations différentes. L’une d’elle était très touchante, elle était très jeune et très belle, très intelligente aussi. Elle me regardait droit dans les yeux. Je me disais que cette femme ne pouvait pas être une kamikaze, c’était un être humain.
Après l’avoir rencontrée, j’ai changé ma manière d’aborder mon personnage. Cela m’a fait m’interroger sur la façon de représenter une kamikaze, non plus seulement comme de la chair à explosif mais comme un être humain qui a perdu son humanité. Je me suis demandé si on pouvait rendre leur humanité aux terroristes. S’il y avait un moyen d’arrêter cela.
MEE : Bagdad Station est un film sur le dialogue et la rédemption. Comment peut-on sauver les gens de la radicalisation aujourd’hui, selon vous ?
MD : Par la culture, l’éducation et la connaissance. L’extrémisme est un problème global. Je pense qu’il faut aussi transmettre aux gens un sentiment de justice. Ce « package » permet de créer une humanité qui ne voudra pas en tuer une autre.
Pourquoi un Français quitterait son pays pour aller en Irak et tuer une personne qu’il ne connaît pas ? Aucune religion ne justifie cela. J’utilise souvent des phrases du Coran pour faire de beaux films, donc personne ne peut me faire croire que le Coran incite à tuer. En revanche, la personne qui en vient à cette conclusion a besoin d’étudier. Mon film illustre le pouvoir du dialogue pour faire renaître l’humanité.
MEE : Pensez-vous que le cinéma puisse « guérir » ?
La culture, l’éducation, la connaissance [et] un sentiment de justice [permettent] de créer une humanité qui ne voudra pas en tuer une autre
MD : Bien-sûr et c’est pour cela que je fais des films. Quand on n’est pas satisfait de sa vie, quand on est déçu ou déprimé, peut-être qu’en lisant un livre ou en écoutant de la musique, on peut soulager ce sentiment en prenant de la distance avec ses problèmes, en les voyant sur un écran.
Dans la vie, à chaque problème, il y a une solution, il y a du bonheur et de la tristesse. Mais parfois, on est au milieu du problème et on n’arrive plus à le voir avec suffisamment de distance. C’est pourquoi projeter la vie sur un écran permet de mettre à distance, tout en créant du lien.
MEE : Le soufisme tient une place particulière dans votre film. Pouvez-vous nous en parler ?
MD : Je suis soufi moi-même, je suis allé dans une école soufie quand j’étais jeune. J’aime l’aspect spirituel du soufisme et c’est pourquoi j’ai décidé d’intégrer cette scène dans la gare où des soufis chantent au nom de Dieu et où Sara, la jeune kamikaze, choisit finalement de ne pas les tuer.
Pour Daech et al-Qaïda, le soufisme est considéré comme hérétique. Je voulais montrer que certaines personnes tuent au nom de l’islam pendant que d’autres dansent et chantent au nom de Dieu.
MEE : Tous les personnages de Bagdad Station semblent fuir quelque-chose. La mariée fuit son mariage, une femme fuit sa famille pour retrouver son amant… pourquoi cette fuite permanente des personnages ?
MD : Peut-être parce que je fuis moi-même la vie. Dans la vie, on passe son temps à courir, à s’échapper. Je suis d’une génération qui a vécu la guerre, et quand on grandit toujours avec le danger autour de soi, on s’habitue à fuir.
Je suis d’une génération qui a vécu la guerre, et quand on grandit toujours avec le danger autour de soi, on s’habitue à fuir
Dans mon expérience de jeune homme en Irak, j’ai toujours senti que j’étais un bohémien et j’ai transmis cela à mes personnages. Dans mes trois films, les personnages courent ou fuient quelque-chose.
MEE : Les enfants tiennent aussi une place prépondérante dans votre œuvre. On voit beaucoup de violence entre eux et envers eux. Qu’avez-vous voulu dire à travers ces enfants des rues ?
MD : Je voulais montrer que la société a été affectée par la guerre, et que cette dernière n’est jamais totalement terminée, même après l’armistice. En Irak, nous voulons vivre en paix, nous aimons profiter de la vie, mais la violence est restée inscrite chez les gens. Elle se transmet entre les générations, ce que j’ai voulu exprimer à travers les enfants qui vendent dans les rues.
Mais Ali, le petit garçon qui se fait frapper par un autre dans la gare, décide de ne pas rendre les coups. Il veut arrêter ce cercle de violence généré par la guerre.
MEE : Bagdad Station est le premier film commercial irakien diffusé dans le pays depuis 27 ans. Qu’est-ce que cela vous fait ?
MD : Cela signifie beaucoup de choses pour moi. Je suis content d’avoir ramené le cinéma irakien sur la scène commerciale, c’est une fierté personnelle mais aussi pour tous les gens qui travaillent avec moi.
En Irak, nous voulons vivre en paix, nous aimons profiter de la vie, mais la violence est restée inscrite chez les gens. Elle se transmet entre les générations
Je travaille aussi avec des politiciens irakiens sur la création d’un fond national irakien pour soutenir le cinéma national et relancer l’industrie. Une institution qui agirait un peu comme le CNC [Centre national de la cinématographie en France] en développant les infrastructures, en mettant en place des formations et des événements pour raviver l’industrie et encourager les réalisateurs locaux.
MEE : Quels sont vos projets futurs ?
MD : Je travaille en ce moment sur un film appelé Birds of Paradise [oiseaux du paradis] qui raconte l’histoire d’une Irakienne de 40 ans qui conduit un bus anglais, les bus rouges à deux étages, dans les rues de Bagdad. Son bus est une école mobile pour collecter des enfants sans domicile et essayer de les éduquer. Sauf qu’elle ne le fait pas parce qu’elle les aime, mais parce qu’elle les déteste. Une histoire d’amour, de haine et d’éducation.
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