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Les rappeurs maghrébins mettent en lumière les zones d’ombre de la France

Le hip-hop domine le hit parade français, mais sa volonté d’évoquer les démons du pays en dérange beaucoup au sein de l’élite
Une banderole représentant Ademo et N.O.S (Tarik et Nabil Andrieu) du groupe de rap PNL, sur un bâtiment où ils ont passé une partie de leur adolescence, à Ivry-sur-Seine, en banlieue parisienne (AFP/Lionel Bonaventure)
Une banderole représentant Ademo et N.O.S (Tarik et Nabil Andrieu) du groupe de rap PNL, sur un bâtiment où ils ont passé une partie de leur adolescence, à Ivry-sur-Seine, en banlieue parisienne (AFP/Lionel Bonaventure)

La caméra hésite dans une allée couverte de graffitis en direction d’un appartement délabré de banlieue, où des vêtements ont été mis à sécher sur le balcon.

Un brusque panoramique vers la gauche dévoile un enchevêtrement de béton bloquant le soleil, comme s’il était réticent à laisser passer la lumière.

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Ce plan s’étire juste assez longtemps pour donner le sentiment momentané d’être pris au piège, avant d’afficher l’écran titre : « Le monde ou rien ».

Entrée en scène d’Ademo et N.O.S, noms de scène des frères Tarik et Nabil Andrieu, deux rappeurs d’origine corse et algérienne qui forment le groupe PNL (Peace N’ Lovés).

Le single qui leur a permis de percer, « Le monde ou rien », peste contre le délabrement de leur banlieue parisienne : ascenseurs cassés, consommation de drogue, allusions à la violence – le tout ponctué par la déclaration des frères affirmant leur intention de sortir par tous les moyens, à la façon du personnage principal de Scarface de Brian De Palma, Tony Montana.

Comme d’autres chansons du genre, « Le monde ou rien » est à la fois une célébration et une mise en cause des banlieues, qui abritent une grande part des citoyens français issus du nord et de l’ouest de l’Afrique.

« Et j’préfère m’éteindre plutôt que d’briller dans l’ombre de ces bâtards, le monde chico. »

Les scènes de jeunes portant des maillots de foot rassemblés derrière les artistes sur fond de tours modernistes sont désormais un incontournable dans les clips musicaux mettant en vedette des rappeurs maghrébins.

Leur monde s’est invité au sein de l’establishment musical français, qui a apparemment endossé le rôle d’un hôte irrité tentant d’accueillir un invité indésirable. Mais qu’il ait mérité sa place à la table ou non n’est pas à débattre.

Popularité

Le rap de banlieue et son genre parent, le hip-hop, dominent les charts français : 40 % des 200 meilleures ventes d’albums en 2019 sont classées « musique urbaine française » par le Syndicat national de l’édition phonographique (SNEP). Parmi les dix meilleurs albums, sept étaient du hip-hop. Cette même année, les artistes parisiens ont vendu plus de 2,6 millions d’albums de rap.

En 2020, la moitié des 22 singles qui se sont classés en tête du classement français étaient du hip-hop. Depuis 2014, 33 albums hip-hop français ont atteint la première marche. 

« Le rap était partout dans les rues, mais nulle part dans les médias »

- Sophian Fanen, auteur sur la musique numérique

La percée du genre auprès du grand public est survenue après la décision du SNEP d’intégrer des flux en ligne dans ses certifications en 2016. Ainsi, les jeunes artistes hip-hop dont les morceaux étaient principalement écoutés en ligne ont pu figurer dans le classement de l’institution ; leur donnant une plus grande visibilité et, par conséquent, des contrats plus lucratifs.

La France a connu elle aussi la révolution du streaming : le nombre d’écoutes est passé de 12 milliards en 2014 à 57,5 milliards en 2018, selon le SNEP. Les chiffres, qui excluent YouTube et d’autres services de streaming financés par la publicité, ont été alimentés par le rap français, révélant ce que le pays écoutait réellement et qui étaient vraiment ces auditeurs.

Représentation

Avant l’émergence des plateformes numériques, la scène rap franco-maghrébine, composée de groupes tels que 113 et Sniper, connaissait un succès commercial important à une époque où la presse française grand public faisait largement abstraction du phénomène. Beaucoup avaient le sentiment que ces réussites étaient une exception à la règle et se produisaient malgré l’establishment plutôt que grâce à celui-ci.

« Jusqu’à la révolution du streaming, le rap avait toujours été un genre de musique secondaire pour la presse et chez les disquaires », explique Sophian Fanen, auteur sur la musique numérique et cofondateur du site d’information Les Jours

« Le rap était partout dans les rues, mais nulle part dans les médias. » 

Lors des 36e Victoires de la musique, dont les organisateurs sont accusés de ne pas reconnaître assez les artistes noirs et arabes (AFP/Bertrand Guay)
Lors des 36e Victoires de la musique, dont les organisateurs sont accusés de ne pas reconnaître assez les artistes noirs et arabes (AFP/Bertrand Guay)

Il est facile de comprendre pourquoi, pour de nombreux fans de rap français, cette absence n’était pas qu’une simple omission.

En marge, il y a des politiciens populistes qui s’expriment sans ambages, comme l’ancien candidat à la présidentielle Henry de Lesquen, qui a exprimé en 2016 sa volonté d’interdire la « musique nègre », dont il attribue l’attrait au « cerveau reptilien », qui « conduit à l’ensauvagement ».

Mais le SNEP et les autres institutions culturelles françaises sont également accusés d’ignorer les genres musicaux associés aux minorités.

Dans son rapport 2019, le SNEP décrit le rap comme un « phénomène surexposé » et ajoute que sa popularité ne devrait pas « éclipser les performances d’autres genres musicaux ».

Les principales récompenses musicales françaises, les Victoires de la musique, présentées par le ministère de la Culture, omettent régulièrement de nommer des albums de rap et des chansons de nombreux artistes noirs et arabes parmi les plus populaires du pays. En 2020, par exemple, les artistes de rap noirs et arabes n’apparaissaient dans aucune catégorie. 

Même la « catégorie urbaine », supprimée l’an dernier en raison d’une restructuration, contenait des artistes qui sont considérés par les fans et les critiques comme n’étant pas de véritables représentants du rap mais plutôt des personnes plus favorables à l’establishment. Le duo toulousain Bigflo et Oli, souvent cité en exemple, a répliqué aux critiques l’accusant d’être trop « mainstream », « édulcoré » et de ne convenir qu’aux « enfants » en disant que son rap était « accessible, familial, simple et un peu ringard » contrairement à celui de ses confrères, qu’ils définissent comme « des gars à la mode ou des bad boys ». 

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« Le problème, ce n’est pas les rappeurs, c’est le racisme », déclare Fanen en ce qui concerne le manque de reconnaissance du rap « authentique ».

« [L’industrie musicale] a peur de montrer la France telle qu’elle est, avec des gens qui viennent de partout et avec des histoires différentes. Avoir beaucoup de Noirs et de Maghrébins en direct à la télé reste un problème en France. »  

Ces dernières années, cependant, les dirigeants des maisons de disques n’ont pas pu ignorer le potentiel commercial d’artistes populaires tels que PNL.

Le deuxième album des frères, Dans la légende, est devenu disque de diamant après s’être vendu à un million d’exemplaires, un exploit sans précédent pour un groupe de rap.

« Les rappeurs maghrébins, en particulier les Algériens, ont joué un rôle énorme [dans le changement de la scène musicale française] et je pense que c’est principalement dû à l’influence massive que PNL a eue il y a cinq ans », explique Michael Oliver, consultant musical et écrivain qui suit de près les classements français, à Middle East Eye.

« Cela a amené les grandes maisons de disques à rechercher des rappeurs maghrébins, réalisant qu’ils avaient un potentiel commercial. »

S’il s’attend à une plus grande commercialisation du hip-hop noir et arabe en France – parce que « l’argent est roi » –, le spécialiste ne le voit pas pour autant devenir grand public comme aux États-Unis.

« Cela remettrait fondamentalement en question la notion de ce qu’est le fait d’être Français si vous voyiez des Noirs et des Arabes partout et je pense qu’ils sont trop racistes pour laisser cela se produire à grande échelle. »

Mettre en lumière les recoins sombres

Si ce ne sont pas les personnes qui produisent le street rap, alors c’est le contenu de ce qu’elles produisent qui pourrait inquiéter les membres de l’establishment français.

Alors que le hip-hop américain a largement dérivé vers la célébration des symboles de richesse que la démocratisation du genre leur a apportée, les artistes français se concentrent toujours énormément sur les conditions dans lesquelles ils, et d’autres comme eux, ont grandi. Cela signifie invariablement faire la lumière sur les questions sociales que beaucoup préféreraient ne pas voir.

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Beaucoup de thèmes intégrés dans leur musique sont directement influencés par les luttes qui les ont façonnés, en particulier la vie inéluctable de criminels dont ils ne sont pas fiers. Selon leurs paroles au moins, alors qu’ils évoluaient autrefois dans un monde qui les rejetait, ils rejettent maintenant le monde auquel leur succès leur a donné accès.

Le discours du rap français est souvent centré sur le principe que la classe politique française a déçu les citoyens d’Afrique du Nord et subsaharienne, lesquels représentent une part importante des quartiers populaires de Paris, Strasbourg, Marseille, Lyon ou encore Lille – souvent appelés dans les médias « zones de non-droit ».

Selon Rim-Sarah Alouane, doctorante en droit comparé au l’Université Toulouse 1 Capitole, les politiques de la classe dirigeante ont contribué à alimenter le ressentiment qui définit les paroles du street rap français.

« Trop souvent, les politiciens se concentrent sur les banlieues à travers le prisme de la sécurité et de l’intégration, au lieu de se concentrer sur des questions sociales telles que la discrimination, l’égalité, les conditions de vie, le chômage et l’accès aux services publics », explique-t-elle.

« Même si des projets sont réalisés dans les banlieues – et chaque gouvernement a mené au moins quelques plans de rénovation urbaine qui ont amélioré les conditions –, ces efforts se concentrent souvent sur les infrastructures et non sur le bien-être social. »

Après chaque émeute en France – de celle en banlieue lyonnaise entre 1979 et 1983 après une vague de crimes racistes aux émeutes de novembre 2005 qui ont suivi la mort de Bouna Traore et Zyed Benna, deux adolescents qui se cachaient de la police –, des hauts responsables ont accusé les rappeurs d’inciter au racisme et à la violence, au lieu de réfléchir au rôle de l’État dans la création des conditions de cette agitation. 

Le sénateur et ministre de la Jeunesse de l’époque Patrick Kanner (à droite) se tient près d’une plaque à la mémoire de Zyed Benna et Bouna Traoré, deux adolescents morts en fuyant la police (AFP)
Le sénateur et ministre de la Jeunesse de l’époque Patrick Kanner (à droite) se tient près d’une plaque à la mémoire de Zyed Benna et Bouna Traoré, deux adolescents morts en fuyant la police (AFP)

« Tous les appels à la haine, tous les appels à la violence, tous les appels à l’intolérance, au racisme, à l’antisémitisme, sont bien sûr condamnés dans notre pays », déclarait le Premier ministre de l’époque Dominique de Villepin en référence au rap, après une discussion à l’Assemblée nationale dans laquelle plusieurs hommes politiques avaient vitupéré contre les rappeurs, accusés de saper « le travail d’intégration ».

Dans ce contexte, le rap peut servir non seulement d’exutoire pour évacuer les frustrations, mais aussi de moyen de montrer sa solidarité au sein des communautés en réponse à la stigmatisation de l’establishment.

Les artistes de villes comme Paris, Lyon et Marseille affichent souvent les numéros de leurs arrondissements et départements sur leurs couvertures d’albums, dans leurs pseudos sur les réseaux sociaux et articles promotionnels, ainsi que les caractéristiques des noms et numéros de leurs bâtiments dans leurs paroles et leurs vidéos musicales.

Identité

Les préoccupations du rap français ne se limitent pas au domaine économique. Certains rappeurs lient également leurs tribulations actuelles à celles de leurs ancêtres, qui ont souffert pendant l’esclavage ou sous le colonialisme – un sentiment résumé par Soolking dans sa chanson « Guérilla ».

« C’était écrit qu’on devait souffrir plus que les autres », chante le rappeur.

Il n’est donc pas surprenant que le rap produit dans les banlieues des villes françaises soient riches en symboles de l’héritage nord-africain de leurs habitants. 

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Des mots dérivés des dialectes arabes maghrébins, tels que wallah (je jure), hebss (prison), hess (misère), starfoullah (Dieu nous en préserve) et walou (rien), ponctuent les paroles de rap.

Les références à cet héritage nord-africain ne sont pas seulement des clins d’œil au patrimoine ancestral, elles sont aussi profondément influencées par l’expérience du racisme dans la France contemporaine, en particulier aux mains de la police et, plus généralement, de l’État français.

Bien que les paroles explicitement anti-police qui caractérisaient le rap français dans les années 1990 et au début des années 2000 se soient adoucies au cours de la dernière décennie à mesure que le rap faisait la transition vers la musique pop, les abus policiers et le temps passé derrière les barreaux sont des thèmes qui ne peuvent être dissociés du genre.

Pour son album Mistral sorti l’an dernier, l’artiste franco-algérien Soso Maness a cherché à réaliser un intermède visant à réfléchir à la situation actuelle en France, « où il n’y a jamais eu autant d’abus des forces de l’ordre ». 

Il a l’intention de filmer le clip de la chanson « Interlude » du point de vue d’un policier corrompu – une représentation qui gagne en popularité parmi les artistes, par exemple dans le clip ironique Police Nationale de Sofiane, dans lequel il porte un uniforme de police.

Les arrestations très médiatisées et violentes, comme celle d’Ademo de PNL lors d’un « contrôle de routine », illustrent que même la célébrité et le succès commercial ne sont pas des obstacles à la violence policière. 

Les statistiques fondées sur la religion, la race ou l’origine ethnique sont illégales en France, il est donc presque impossible de quantifier l’ampleur exacte des violences racistes et antimusulmanes par la police. L’ampleur des questions soulevées repose donc sur des conjectures éclairées.

« Malheureusement, la France refuse toujours de reconnaître que la diversité n’est pas une menace pour l’unité de la nation » 

- Rim-Sarah Alouane, Université Toulouse 1 Capitole

Mais si l’on tient compte des nombreuses preuves anecdotiques, ainsi que des commentaires des fonctionnaires, le problème est répandu.

Valentin Gendrot, journaliste blanc qui a infiltré une équipe de police à Paris, a été témoin du racisme et de la violence de la police – confirmant des décennies de récits de jeunes noirs et maghrébins.

Gendrot a raconté que des jeunes appartenant à des minorités étaient battus et traités de « bâtards ». Il a en outre décrit une culture d’impunité, dans laquelle les officiers resserrent les rangs pour se protéger les uns les autres contre les sanctions.

L’État français a parfois pris ses distances avec les excès des violences policières, comme l’appel à la justice de l’ancien président François Hollande après le viol policier très médiatisé d’un jeune Français connu sous le nom de Théo. Son successeur, Emmanuel Macron, a également évoqué la « honte » des violences policières et a promis des réformes qui n’ont pas encore été mises en œuvre.

De telles déclarations s’inscrivent toutefois dans le contexte de politiques qui stigmatisent les communautés victimes de tels abus.

Emmanuel Macron a ainsi fulminé contre la « crise » de l’islam et promis de lutter contre le « séparatisme islamique » dans une stratégie qui fait peser la responsabilité de la cohésion communautaire sur les membres des groupes minoritaires, tels que les Maghrébins.

« Il est temps pour la France de suivre enfin les voix de la raison, de repenser sa relation avec les minorités et de trouver un terrain d’entente avec elles », estime l’universitaire Rim-Sarah Alouane, ajoutant que les jeunes eux-mêmes devraient cesser de croire en la mauvaise opinion que les autres ont d’eux.

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Alouane soutient que s’il est louable que des jeunes issus de milieux défavorisés aient réussi sur les plans artistique et sportif, il reste encore beaucoup de travail à faire.

« Malheureusement, cela ne change rien au fait que la France refuse toujours de reconnaître que la diversité n’est pas une menace pour l’unité de la nation.

« Les communautés minoritaires doivent cesser de croire aux prophéties auto-réalisatrices et commencer à agir et à s’organiser. Vous ne pouvez pas laisser l’État faire le travail à votre place. »

Ce manque de confiance dans l’État est l’une des caractéristiques déterminantes du rap français.

Pendant les scènes de fin du clip vidéo Au DD de PNL, qui a été l’un des premiers morceaux de rap français à entrer dans le top 30 mondial de Spotify pour la plupart des flux, Ademo et N.O.S sont perchés sur un bâtiment regardant la Tour Eiffel illuminée au loin, là où ils étaient plus tôt dans la vidéo.

Les hauteurs de la Tour Eiffel deviennent le symbole de leur succès, mais la silhouette sombre de leur ancien complexe de bâtiments est l’endroit où ils finissent par se retrouver ; leur refuge du monde de l’exclusivité française.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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