Dix ans après, le mouvement vert en Iran reste un tabou officiel
Le 12 juin 2009, à la surprise générale, Mahmoud Ahmadinejad, président sortant de la République islamique d’Iran, se voit réélu dès le premier tour avec 62,63 % des suffrages. Immédiatement, le grand battu de l’élection, Mir Hossein Moussavi, dénonce des fraudes massives et s’oppose à ces résultats, déclenchant ce qui va devenir le plus grand mouvement de contestation contre le régime iranien depuis la révolution islamique de 1979.
Pendant plusieurs mois, chaque événement lié au calendrier islamique ou politique en Iran va servir de prétexte au mouvement des opposants, regroupé sous l’appellation de « mouvement vert » – en référence à la couleur du ruban donné par l’ancien président Khatami au candidat Moussavi –, pour contester ce « coup d’État électoral ».
Le slogan emblématique « Where is my vote? » (« où est mon vote ») devient le cri de ralliement de milliers d’Iraniens désenchantés par le régime qui, lui, choisit de répondre par la force.
L’élection présidentielle du 12 juin 2009
Rien ne laissait présager, à l’origine, l’émergence d’une telle issue. Sur les 475 candidats à la candidature, seuls 4 sont finalement retenus : Mahmoud Ahmadinejad (52 ans), président sortant, Mehdi Karoubi (72 ans), ancien président du Parlement (Majles), Mir Hossein Moussavi (67 ans) ancien Premier ministre, et Mohsen Rezaï (54 ans), ancien commandant des Pasdaran (corps des Gardiens de la révolution islamique).
Dès le départ, la campagne s’engage en faveur d’Ahmadinejad, qui bénéficie du relais des réseaux d’information d’État et qui, depuis plusieurs semaines, mène campagne dans tout le pays, à l’inverse des autres candidats, qui ont dû attendre la validation de leur candidature.
Le scrutin du 12 juin et ses résultats vont stupéfier une partie de la population et enclencher un mouvement inédit de protestation
C’est l’organisation de face-à-face électoraux à la télévision nationale qui va marquer un tournant. Ahmadinejad en sera le grand perdant. Y apparaissant agressif et arrogant, le président sortant choisit l’angle de l’attaque directe, sans preuves, contre ses challengers réformateurs. Moussavi réplique, démontant ses arguments et prouvant que le bilan économique dont se targue le président sortant est catastrophique.
Ces débats, tenus en soirée, passionnent les Iraniens et présentent le programme des réformateurs comme plus clair et plus honnête que celui du président. La campagne électorale prend alors une tournure inédite, cristallisant deux candidats que tout oppose, Ahmadinejad et Moussavi.
Le scrutin du 12 juin et ses résultats vont stupéfier une partie de la population et enclencher un mouvement inédit de protestation.
Dès 17 heures, avant même la clôture du scrutin, le commandant des forces de sécurité de Téhéran annonce à la télévision le déploiement de ses hommes dans la capitale. Puis, progressivement, des représentants des candidats sont expulsés des bureaux de vote et des lieux où les suffrages sont centralisés. Enfin, les agences de presse des partisans d’Ahmadinejad, comme l’agence Fars ou son site de campagne Rajanews, commencent à publier des résultats des décomptes des voix, avant même les chiffres officiels du ministère de l’Intérieur.
Dans la soirée, l’opposition, autour de Moussavi, dénonce la manière dont le scrutin a été organisé, émettant des doutes quant à la régularité de la procédure électorale. Ces critiques se portent sur l’inexistence de comités de contrôle dans une large partie des 45 000 bureaux de vote que compte le pays, sur la facilité de malmener les résultats en raison, notamment, de l’absence d’isoloir et de listes électorales complètes pour tous les bureaux de vote et, enfin, sur l’existence problématique d’urnes ambulantes, qui empêche réellement de contrôler l’efficacité et l’objectivité du scrutin.
Selon le camp Moussavi, seul l’usage malhonnête de ces dérèglements électoraux permet à Ahmadinejad de remporter le scrutin, notamment dans des régions réputées comme lui étant peu favorables. Ces doutes, Moussavi les dénonce dans une lettre au Conseil des gardiens de la Constitution, le 20 juin suivant.
Une partie de la population refuse également d’accepter le résultat et commence à manifester. Les réseaux sociaux, tels que Twitter et Facebook, sont alors utilisés pour propager la contestation à l’intérieur de l’Iran, mais également en-dehors du pays. L’utilisation de ces plateformes est d’ailleurs telle que le 16 juin, le département d’État américain demande à Twitter de retarder ses opérations de maintenance afin de permettre aux Iraniens de continuer à utiliser ce service.
Une réaction violente
Dans les premiers jours, le régime reste plus ou moins permissif vis-à-vis des contestations et ne les empêche pas. Le tournant vient le 19 juin, avec le prêche du vendredi que tient le guide spirituel, l’ayatollah Ali Khamenei, à l’université de Téhéran. Dénonçant « les fauteurs de troubles de la rue », Khamenei déclare que « cette élection est terminée [… que] 40 millions de vote se sont portés sur quatre candidats, et [que] 24,5 millions sont allés au président actuel ».
Fait notoire, la contestation ne porte plus seulement sur les élections, mais également sur le régime, accusé de ne pas respecter les droits de ses citoyens
Face à cette prise de position en faveur d’Ahmadinejad, le guide suprême, qui sort de son rôle d’arbitre, ordonne la fin des contestations. La répression se met alors en mouvement.
Tandis que la police antiémeute, les membres des Gardiens de la révolution et les Bassidji (miliciens en civil) commencent à affronter les manifestants qui continuent à contredire les résultats, le gouvernement décide de couper les connexions Internet et les services de téléphonie mobile, brouillant également les émissions de radio et de télévision étrangères par satellite.
La plupart des journalistes étrangers présents dans le pays pour couvrir l’élection sont expulsés et les chefs de file du courant réformateur sont progressivement interpellés, mis en résidence surveillée ou emprisonnés.
Ces différentes mesures ne calment pas le mouvement des manifestants qui, dans les semaines suivant l’élection, se répand dans d’autres grandes villes du pays. Fait notoire, la contestation ne porte plus seulement sur les élections, mais également sur le régime, accusé de ne pas respecter les droits de ses citoyens. L’avènement d’une société plus démocratique fait ainsi partie des revendications, notamment celles de certains leaders comme Zahra Rahnavard, l’épouse de Moussavi.
Le mouvement populaire qui s’installe devient quasi permanent, choisissant d’occuper la rue à chaque date symbolique des calendriers politique et religieux iraniens. Plusieurs manifestations importantes sont ainsi organisées autour des fêtes d’al-Qods (Jérusalem), mais également des journées de deuil liées à la mort de l’ayatollah Montazeri, figure religieuse importante pour le courant réformateur, et des festivités de l’Achoura, fin décembre 2009.
Lors de ces dernières manifestations, parmi les plus importantes, la réponse du régime sera particulièrement violente : d’importants accrochages entre manifestants et forces de l’ordre auront lieu à Téhéran, Ispahan, Nadjafabad, Rasht, Chiraz et Ardabil, entraînant la mort d’au moins dix personnes.
La répression s’accentue également vis-à-vis des membres de l’opposition au moyen de nombreuses arrestations et emprisonnements de collaborateurs proches des leaders réformateurs.
Entre communauté politique et mouvement des droits civiques
Tous ces événements n’apparaissent pas ex nihilo. Outre la contestation électorale, ils trouvent leurs causes au sein des changements importants vécus par la société iranienne depuis le tournant des années 2000, changements que des analystes comme Thierry Coville définissent comme une « révolution invisible ».
Si le mouvement vert prend sa source dans la campagne menée par Mir Hossein Moussavi, les racines de la contestation sont plus profondes, remontant aux mouvements de jeunes, de femmes ou d’intellectuels qui émergent au cours de cette décennie, marquant, selon l’expression de l’anthropologue Fariba Adelkhah, la transformation de « l’être-en-société » (adam edjtema’i).
Ces nouveaux acteurs sociaux opèrent une transformation sociétale du pays, marquée par la revendication d’une plus large ouverture sur le monde, et ce dans le respect des fondements particuliers de la République islamique
Éducation, urbanisation, attraction de la globalisation, mutations de la société civile durant la présidence Khatami permettent en effet l’émergence progressive de nouvelles revendications sociétales, autour de plusieurs groupes représentant autant d’acteurs dans l’espace public.
L’essor de titres de presse, d’associations diverses, etc. marquent cette présidence qui voit émerger de nouvelles préoccupations sociales et culturelles. N’entrant plus dans les modèles idéologiques et politiques construits par la révolution, ces nouveaux acteurs sociaux opèrent une transformation sociétale du pays, marquée par la revendication d’une plus large ouverture sur le monde et la société mondialisée, et ce dans le respect des fondements particuliers de la République islamique.
À cette transformation de la société civile est liée l’émergence de l’individu, qui trouve au sein de la revendication du droit de vote un puissant vecteur de mobilisation politique. L’ensemble du mouvement s’inscrit donc peut-être moins dans la volonté de renverser le régime que de faire reconnaître la légitimité d’un mouvement des droits civiques.
Quel héritage ?
L’héritage du mouvement vert reste compliqué. Le président actuel, Hassan Rohani, a recueilli une part des aspirations de changements avec son élection et son slogan de campagne en 2013 autour de l’idée d’espoir (omid).
Toutefois, le souvenir des manifestations reste un tabou officiel. Les leaders du mouvement, dont Mir Hossein Moussavi et Mehdi Karroubi, sont en résidence surveillée depuis 2011. Le débat autour de la fraude électorale reste également impossible, comme en témoigne la récente inculpation du frère de l’ancien président Khatami pour avoir évoqué l’idée d’élections truquées.
Enfin, le mouvement réformateur, qui ne s’est jamais vraiment remis de cette séquence, cherche toujours sa voie.
Demeurent les débats qui se créent dans les brèches, notamment sur les réseaux sociaux, jouant sur les lignes de la tolérance du régime mais prolongeant, d’une certaine manière, la fabrique de la citoyenneté par des chemins alternatifs.
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