En Irak, les jeunes amoureux insufflent une nouvelle vie au site antique de Babylone
Les murs recouverts de graffitis du palais d’été de Saddam Hussein vibrent au son des rythmes de danse qui émanent des hors-bords offrant des excursions sur l’Euphrate aux touristes. En contrebas du complexe (construit en 1991), s’étendent les vestiges de l’antique Babylone. Fondée il y a près de 4 000 ans sur les rives du fleuve, elle côtoie la reconstitution par Saddam d’un de ses anciens édifices.
Après des décennies de campagne, le site de ce qui était autrefois la plus grande ville du monde a finalement été inscrit cette année sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.
Cependant, ce joyau historique est la plupart du temps désert, servant ainsi de prétexte plus que de véritable but aux jeunes qui arrivent en bus de Bagdad, à 85 km au nord. Il s’agit pour la majeure partie d’entre eux d’étudiants, venant pour des soi-disant visites « culturelles » des vestiges antiques.
En réalité, ces excursions sont l’occasion pour ces jeunes de profiter de la mixité, d’échapper aux normes sociales, plutôt strictes en Irak, en se promenant le long du fleuve et dans les jardins du site.
Ali al-Makhzomy est le co-fondateur et responsable du voyagiste Bil Weekend à Bagdad. « Les étudiants demandent généralement des visites spéciales, pour ne pas être mêlés à des familles, et ont des programmes différents », explique-t-il. « C’est aussi très loin de leur famille à Bagdad, de sorte qu’ils peuvent s’y sentir libres. »
Il est bien conscient de la liberté qu’offrent ses ruines tentaculaires. « Les amoureux aiment venir ici parce qu’ils pensent qu’ils peuvent se cacher entre les murs du labyrinthe et s’embrasser », ajoute-t-il. « C’est mauvais pour la réputation du site, mais c’est l’une des raisons de sa popularité. »
Ahmed Khaittan (30 ans), qui vit à Babylone, confie : « Les jeunes couples, y compris moi-même et mes amis, sont toujours à la recherche d’un endroit agréable pour passer du temps ensemble, en toute tranquillité, mais en raison des règles en vigueur dans la société irakienne, essayer d’avoir un rendez-vous amoureux ordinaire est mission impossible. »
Ces événements mixtes ont suscité l’inquiétude des musulmans irakiens les plus conservateurs, qui critiquent les activités impliquant des groupes mixtes d’hommes et de femmes ou de la musique. Makhzomy précise néanmoins que son entreprise n’a pas rencontré de problèmes directs.
« En vertu de la loi, ils ne peuvent pas arrêter les visites et, même si nous avons des gens religieux, nous avons aussi des gens ouverts d’esprit. »
Babylone, site de légendes
Babylone est l’un des sites archéologiques les plus célèbres d’Irak. Construit en 1894 avant J-C, ses légendaires jardins suspendus étaient vénérés par les Grecs anciens et d’autres comme l’une des sept merveilles du monde, tandis que ses ziggourat (semblables à une pyramide à degrés) sont citées par beaucoup comme étant l’inspiration pour la biblique tour de Babel. Plus de 70 % du site n’a jamais été fouillé.
Aujourd’hui, le site comprend les ruines basses et excavées de l’ancienne Babylone et l’un des trois palais mésopotamiens qui existaient à l’origine et que Saddam Hussein a reconstruit à grands frais en 1987. L’idée était d’imaginer ce à quoi ressemblaient les majestueux palais de Nabuchodonosor, dont il ne restait plus que les ruines des fondations en briques de boue.
La reconstruction sur les murs d’origine avait scandalisé les archéologues et les historiens à l’époque.
L’actuel ministre de la Culture et du Tourisme, Abdulamir al-Hamdani, le décrit comme le « Babylone de Saddam » plutôt qu’une reconstruction fidèle.
« Il est vrai que ce n’était pas la bonne façon de faire de la conservation, mais c’était alors une période chaotique en Irak, et cela s’est fait sans consultations externes », explique Hamdani, qui a suivi une formation d’archéologue et a donné des conférences à l’Université de Durham au Royaume-Uni.
Le palais a été abandonné après l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003. D’autres dommages ont été infligés par les soldats américains et polonais qui l’ont utilisé comme une base militaire.
Pourtant, cette reconstitution reste visuellement impressionnante, permettant aux visiteurs de se faire une idée de ce à quoi la cité aurait pu ressembler à son apogée. Et, comme le palais moderne de Saddam, il est là pour rester.
« Nous n’ajouterons rien aux constructions existantes ni ne construirons de nouvelle Babylone », dit Hamdani, « mais nous ferons les travaux urgents et correctifs de conservation, si nécessaire. »
La version reconstruite de Babylone paraît gigantesque par rapport aux ruines mises au jour. Un guide accompagne des visiteurs à travers un labyrinthe étonnamment frais de murs de couleur sable.
Il explique que tout intrus qui aurait envahi le complexe du palais il y a des milliers d’années aurait été déconcerté par les impasses, devenant la cible des archers du roi se mouvant avec agilité le long des sommets de l’édifice.
Plus à l’intérieur, les murs reconstruits sont décorés de reliefs représentant des bêtes mythologiques, parfois éclipsés par des échafaudages abandonnés depuis longtemps. Sur les sections originales du mur inférieur, dont certaines sont recouvertes de carreaux d’argile portant des inscriptions cunéiformes – la première écriture connue au monde –, on peut encore apercevoir le ciment bitumineux d’origine tomber des crevasses.
Une caractéristique originale impressionne encore : la statue du « Lion de Babylone ». Construite sous Nabuchodonosor II vers 605-562 av. J-C et restaurée en 2013, elle est souvent utilisée comme un symbole national de l’Irak. La sculpture en basalte noir, pesant environ sept tonnes, représente un humain couché sous les pattes d’un lion.
« Il représente les faibles », indique le guide avec un sourire fier.
Comment Saddam cherchait la gloire
Quand Saddam Hussein était au pouvoir, les citoyens irakiens n’avaient pas accès à son palais moderne et ses jardins à Babylone. Aujourd’hui, ceux-ci attirent des visiteurs de tout le pays, excepté pendant les mois d’été, lorsque les températures peuvent frôler les 50 ° C.
Les jeunes s’aventurent également dans les vastes vestiges du palais d’été de Saddam, construit dans le style d’une ziggoura sur une colline artificielle, et ses jardins environnants. Ils errent dans les salles désertes aux nombreux graffitis, posant pour des selfies sur des escaliers en marbre abandonnés ou se penchant des balcons.
Les agents de sécurité surgissent parfois pour ordonner aux visiteurs de rester au rez-de-chaussée, mais il n’y a pas grand-chose pour physiquement empêcher les explorations du palais. Ses fenêtres brisées offrent une vue sur l’Euphrate, où les bovins se rafraîchissent dans l’eau du fleuve tandis que de vastes plantations de palmiers s’étendent en arrière-plan.
Sur les murs extérieurs du palais, une représentation du visage de Saddam Hussein – sculptée en relief au centre d’un soleil dont les rayons sont entrecoupés de slogans nationalistes – demeure intacte, treize ans après son exécution.
Les murs sont encore parsemés de briques portant les initiales de l’ancien président irakien, imitant une particularité de construction de Nabuchodonosor II, dont les initiales figurent sur les briques de ruines antiques à travers le pays. (Bien que celles-ci soient encore visibles à Hatra, un autre site du patrimoine mondial de l’UNESCO, la plupart de celles de l’ancienne Babylone ont été volées pour servir de souvenirs.)
Pendant plus d’une décennie, l’existence du palais a empêché Babylone d’être reconnue par l’UNESCO en tant que site du patrimoine mondial. « Le palais de Saddam a été un énorme problème pendant des années », explique Abdulamir al-Hamdani. « Il n’y a aucun moyen de l’éviter ou de l’enlever parce qu’il est là. »
Les plans lancés par les autorités locales pour le transformer en hôtel ont été bloqués à cause de lois sur les antiquités. L’UNESCO a en revanche accepté une proposition visant à transformer le palais en musée et centre culturel.
Les touristes viendront-ils ?
L’espoir des voyagistes comme Bil Weekend est que la reconnaissance de l’UNESCO stimule davantage le tourisme irakien, qui se développe progressivement depuis 2017, année où la situation sécuritaire dans le pays a commencé à se stabiliser.
Grâce aux touristes irakiens, Babylone a trouvé un nouveau souffle et attirerait aujourd’hui jusqu’à 3 000 visiteurs par an.
Ali al-Makhzomy espère que les touristes étrangers commenceront bientôt à revenir, une fois que les principaux obstacles – comme l’obtention de visas, la perception négative que peuvent avoir les étrangers de l’Irak et les infrastructures défaillantes à l’échelle du pays – seront surmontés.
Bagdad a promis 49 millions de dollars par an pour les cinq prochaines années pour revitaliser Babylone, mais pour Hamdani, ce n’est que le début.
« Mon message à la communauté internationale est que la préservation et la protection du patrimoine culturel de l’Irak sont une tâche mondiale parce que c’est le patrimoine de toute l’humanité, et le moment est venu de commencer ce voyage », déclare-t-il.
Vingt missions archéologiques internationales travaillent déjà en Irak, mais d’autres seraient les bienvenues, ajoute-il. Il espère que la régénération des sites culturels irakiens stimulera le potentiel touristique du pays.
« Le tourisme et la culture constituent le meilleur pont entre les nations pour accroître la compréhension », dit Hamdani. « Les médias ne montrent qu’un côté de la médaille, mais je veux que les gens voient le véritable Irak qui est absent des médias. »
Les jeunes de Bagdad et d’ailleurs n’ont quant à eux pas besoin d’encouragement pour venir à Babylone.
Au bas de la colline où se dresse le palais de Saddam, un tronçon de barbelés a été piétiné et mis à plat. Un Irakien à la voix douce est posté à cette entrée arrière officieuse : il a la double tâche de monter la garde et de guider les visiteurs.
« Il se tient là pour surveille les amants qui essaient de trouver un coin tranquille pour s’embrasser parce que les couples viennent souvent ici pour être seuls », explique Ali, un habitant.
« Il suffit d’un endroit loin du regard des autres pour prendre un moment pour se regarder, se parler, éteindre le feu du manque et s’embrasser », ajoute Ahmed Khaittan. « Des sites comme Babylone nous donnent une petite opportunité. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].