De la tribu à la région, comment toutes les strates du conflit yéménite sont transformées
Le conflit yéménite a probablement conduit à la « pire crise humanitaire au monde ». L’Organisation des nations unies, qui fait ce constat, semble – comme souvent – bien incapable de pacifier un pays abandonné par les grandes puissances à l’Arabie saoudite. L’échec cuisant d’une armée saoudienne suréquipée révèle l’importance de l’échelle nationale dans ce conflit.
Certes, le bras de fer entre l’Arabie saoudite et l’Iran ne doit pas être minimisé. Après tout, l’ampleur du soutien garanti par Washington à Riyad au Yémen, en dépit de l’impopularité de cette guerre, s’explique précisément par une volonté d’endiguer l’Iran. Mais les acteurs yéménites sont loin d’être passifs.
En quelques années, les structures sociales et politiques du pays ont connu d’importantes transformations dont les principaux acteurs étaient souvent yéménites. Dans un laps de temps relativement bref, les tribus yéménites semblent s’être métamorphosées, le gouvernement officiel a été poussé à la fuite, la capitale est entre les mains de la rébellion houthie et les séparatistes dominent le sud.
Les tribus du Yémen : entre neutralisation et résilience
L’ancien président Ali Abdallah Saleh, membre de la grande confédération tribale des Hached, était connu pour sa capacité à instrumentaliser le fait tribal. Il déclarait en 1986 dans un journal saoudien : « l’État fait partie des tribus et notre peuple yéménite est un rassemblement de tribus. » Sous la présidence de Saleh, les Hached étaient incontournables.
Contrairement à ce qui est souvent affirmé, ce n’est pas l’Iran qui a permis à la rébellion houthie de triompher, mais l’adhésion locale, notamment celle des tribus
Tout cela semble révolu. La comparaison avec la Syrie est tentante. En Syrie, où l’État était fort (centralisateur et autoritaire) et les tribus relativement faibles, ces dernières ont émergé dans la guerre comme un acteur déterminant dans divers rapports de force (entre Damas et Daech, entre Daech et les milices kurdes et entre celles-ci et Damas).
Au Yémen, où l’État semblait dominé par les tribus, celles-ci se retrouvent aujourd’hui assujetties par des acteurs qui entendent les domestiquer : les Houthis au nord et les séparatistes au sud.
Au nord, les Houthis sont les grands gagnants de la guerre. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, ce n’est pas l’Iran (dont le soutien matériel est autrement moins perceptible que le soutien politique) qui a permis à la rébellion houthie de triompher, mais l’adhésion locale, notamment celle des tribus.
En quelques années, selon tous nos interlocuteurs yéménites, les Hached sont presque intégralement passés du côté houthi, soit activement (adhésion totale et alliance), soit passivement (soumission).
Comment expliquer une telle configuration ? D’abord, l’alliance éphémère entre les Houthis et l’ancien président Saleh – assassiné par les Houthis après un énième retournement à la fin de l’année 2017 – a aidé la rébellion à attirer les tribus.
Ensuite, les succès militaires et politiques des Houthis leur ont permis de mobiliser des moyens financiers non négligeables aidant aussi à attirer les tribus.
Enfin, les Houthis jouissent d’une aura politico-religieuse qui les fait passer à la fois pour l’avant-garde de la résistance nationale contre un ennemi extérieur (saoudien) et pour les dignes héritiers du prophète. Mieux, leur chef, Abdul-Malik al-Houthi, jouit du titre de sayyid, censé en faire un descendant du prophète Mohammed.
La confédération tribale des Hached est dirigée par la famille al-Ahmar. Sadeq al-Ahmar est resté à Sanaa, où il est neutralisé par les Houthis (il est autorisé à rester à Sanaa, mais pas à agir politiquement). Son jeune frère Hamid, figure du parti al-Islah (la réforme), associé aux Frères musulmans, et du soulèvement de 2011, vit en exil à Istanbul et entretient des relations ambiguës avec les Saoudiens : ces derniers n’apprécient ni sa proximité avec les Frères ni son réformisme, mais les contacts ne sont pas rompus.
Au sud, les séparatistes, qui dominent la région – aidés par leur parrain émirati –, tiennent un discours stato-centré analogue à celui des Houthis en dépit de leurs différends (les séparatistes se considèrent comme membres de la coalition arabe qui combat les Houthis).
En effet, comme les Houthis, les séparatistes s’appuient sur la mobilisation tribale quand elle est nécessaire tout en promouvant un État moderne – partiellement hérité de l’époque socialiste – encadrant le rôle des tribus.
Au nord comme au sud, la rhétorique stato-centrée prime et les tribus semblent condamnées à se soumettre à l’État (houthi ou sudiste). Mais il ne faudrait pas parler hâtivement d’un affaiblissement des tribus. Les tribus s’adaptent à toutes les configurations politiques et monnayent volontiers leur soutien.
Incertitudes quant à l’avenir de l’État au Yémen
L’État yéménite tel que nous le connaissions avant la guerre et avant le soulèvement de 2011 n’est plus qu’un lointain souvenir.
Les tribus s’adaptent à toutes les configurations politiques et monnayent volontiers leur soutien
Le pouvoir formel du président Hadi est très faible, en dépit du soutien international et du parrainage de Riyad. Il n’est le bienvenu ni à Sanaa (capitale entre les mains des Houthis), ni à Aden (séparatistes sudistes en position de force). Le gouvernement reconnu par la communauté internationale est condamné à faire semblant de gouverner depuis un hôtel saoudien.
Les deux principaux partis sont divisés. Le Congrès général du peuple est divisé entre pro-Hadi et partisans de l’ancien président Saleh. Le parti al-Islah, qui fut au cœur du soulèvement de 2011, est aujourd’hui divisé entre partisans d’un dialogue avec les Saoudiens et d’une guerre totale contre les Houthis (Hamid al-Ahmar), et partisans d’un dialogue avec les Houthis et d’un rejet de l’opération militaire saoudienne (à l’instar de Tawakkol Karman, prix Nobel de la paix en 2011).
Les deux acteurs qui contrôlent le Yémen aujourd’hui sont les Houthis au nord (en dépit d’un discours qui demeure unioniste) et le Conseil de transition du sud (CTS) dans la partie méridionale du pays. Autrement dit, le Yémen est dominé par deux groupes insurgés soutenus par des puissances régionales en retrait : l’Iran pour les Houthis et les Émirats arabes unis – qui retirent leurs troupes – pour le CTS.
Les Houthis, forts de leurs succès, se présentent comme les représentants officiels de l’État yéménite. Leur discours est celui d’une résistance nationale représentant tout le Yémen. La nomination d’un ambassadeur à Téhéran va justement dans le sens de la conquête de la légitimité étatique.
Au sud, le CTS rêve d’un Yémen du Sud indépendant. Une déclaration unilatérale de l’indépendance du Yémen du Sud sans l’accord d’Abou Dabi – qui ne cache pas ses ambitions thalassocratiques – semble peu probable. À défaut d’indépendance, les séparatistes pourraient obtenir un système confédéral dans lequel un Yémen du Sud autonome pourrait voir le jour.
Quand l’axe Riyad-Abou Dabi se fissure
À l’échelle régionale, il est possible d’affirmer que le Yémen aura été le théâtre d’une victoire sans efforts de « l’axe de la résistance », mené par Téhéran. En effet, les Houthis ont réussi à tenir tête au voisin saoudien avec des moyens autrement plus modestes que ceux de la coalition qui les combat.
Les principaux alliés de Washington dans la région – avec Israël – multiplient les déroutes
Pour les Saoudiens, les Houthis sont un peu l’équivalent du Hezbollah pour Israël. Ils ne veulent pas d’une résistance armée à leurs frontières. Et comme le Hezbollah, les Houthis réussissent à la fois à résister et à susciter une certaine adhésion à l’intérieur.
Le bilan de l’axe Riyad-Abou Dabi est plus que mitigé. Après un échec cuisant en Syrie, un échec électoral au Liban et un nouvel échec cuisant au Yémen, l’homme de cet axe en Libye, à savoir le maréchal Khalifa Haftar, se retrouve aujourd’hui en difficulté dans ce pays. Décidément, les principaux alliés de Washington dans la région – avec Israël – multiplient les déroutes.
Au Yémen, les Émirats ont conservé une certaine marge de manœuvre. Plutôt que de soutenir le pouvoir formel de Hadi, ils ont préféré s’appuyer sur les séparatistes du sud afin de s’assurer une ouverture sur le golfe d’Aden.
En réalité, l’axe Washington-Riyad est le principal obstacle à la paix au Yémen. Sans les Saoudiens et leurs parrains américains, rien n’empêcherait un dialogue entre les deux acteurs qui tiennent le territoire yéménite
En l’occurrence, la géographie a le dernier mot. Les Émirats n’ont pas de frontière commune avec le Yémen (donc pas de menace houthie directe), ils sont exposés face à l’Iran en cas de conflit armé et ils ont ainsi l’occasion, avec leurs alliés sudistes – que l’Iran était pourtant accusé de soutenir il y a quelques années –, de conquérir de nouveaux débouchés maritimes.
La Russie, qui jouit de très bonnes relations avec à peu près tout le monde et qui partage avec les Émirats quelques ambitions en mer Rouge, pourrait jouer un rôle de puissance médiatrice. Tout en reconnaissant le pouvoir de Hadi et les intérêts saoudiens, Moscou entretient de bonnes relations avec les Houthis et avec les acteurs sudistes (relations parfois héritées de l’époque socialiste).
En réalité, l’axe Washington-Riyad est le principal obstacle à la paix au Yémen. Sans les Saoudiens et leurs parrains américains, rien n’empêcherait un dialogue entre les deux acteurs qui tiennent le territoire yéménite – les Houthis et le CTS –, d’autant que leurs parrains respectifs – l’Iran et les Émirats – savent discuter quand les circonstances l’imposent. Il est toutefois trop tôt pour parler de rapprochement irano-émirati et Abou Dabi semble encore attaché à son alliance avec Riyad.
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