Pourquoi les tribus du Yémen réussiront peut-être là où l’ONU a échoué
La guerre du Yémen fait rage depuis plus d’un an, le président exilé Abd Rabbo Mansour Hadi combattant aux côtés d’une coalition militaire sous commandement saoudien pour repousser les rebelles chiites houthis et l’ancien président évincé Ali Abdallah Saleh hors de la capitale.
Une nouvelle session de négociations arrangées par les Nations unies en vue de mettre fin au conflit yéménite – qui a déjà provoqué plus de 6 000 morts – est prévue pour le 18 avril au Koweït, et l’ONU l’a décrite comme « une de nos dernières chances de mettre un terme à cette guerre ».
Les précédentes tentatives des Nations unies s’étaient soldées par un échec, aucun n’accord n’ayant été conclu entre les deux camps de ce conflit ; mais, en coulisse, les dirigeants de quelques tribus yéménites ont réussi à se poser en médiateurs de conflits locaux, négociant un apaisement temporaire à la frontière et facilitant des échanges de prisonniers houthis et saoudiens en quantité non négligeable, ce qui, selon un membre de l’ONU qui a préféré garder l’anonymat, était l’un des problèmes les plus compliqués à résoudre lors des négociations.
Jusqu’à présent, les médiateurs issus des tribus sont effectivement parvenus à négocier plus d’accords que l’ONU dans le cadre de ce conflit.
Cela ne devrait surprendre personne dans la mesure où leur expertise de la vie politique locale et leur investissement personnel dans la sécurité de leurs communautés respectives font d’eux des protagonistes indispensables du processus de paix.
Pendant les négociations organisées par les Nations unies en Suisse au mois de décembre, qui ont débouché sur un cessez-le-feu qui n’a pas tenu 24 heures, les médiateurs tribaux du gouvernorat méridional de Lahij supervisaient le plus important échange de prisonniers de ce conflit : 360 combattants houthis contre 265 civils et combattants progouvernementaux.
Les négociations de début et fin mars, que beaucoup considèrent comme un tournant dans le conflit et la première lueur d’espoir dans cette guerre qui dure depuis un an, ont également été présidées par les dirigeants de tribus de la province de Saada au nord du pays, qui est le berceau du mouvement houthi, le long de la frontière yéméno-saoudienne, et qui a terriblement souffert des affrontements continuels et des frappes aériennes de la coalition.
Les négociations de mars se sont conclues par l’échange de 126 prisonniers et un apaisement à la frontière, le tout sous la direction des médiateurs tribaux. Et, plus important encore, ces négociations ont été source de confiance dans tous les camps, au point de permettre la mise en place du cessez-le-feu du 10 avril et les négociations qui vont en résulter, elles aussi sous la médiation des tribus.
Des alliances à géométrie variable
Les tribus disséminées dans le Yémen, dont certaines existent en tant qu’entités sociopolitiques distinctes depuis des millénaires, représentent une solide présence politique sur le terrain, mais on constate en même temps une grande variabilité en ce qui concerne leurs alliances. Certaines tribus entretiennent des relations de longue date avec l’Arabie saoudite tout en maintenant une communication ouverte avec les Houthis.
Les convictions religieuses ne sont pas non plus un indicateur très fiable des allégeances tribales, d’après Hussain al-Bukhaiti, un activiste pro-houthi basé à Sanaa. Il a relaté quelques exemples de tribus sunnites basées à proximité de la capitale, dont certains membres appartenaient à l’organisation sunnite des Frères musulmans et au parti al-Islah, qui ont été amenées à combattre aux côtés des Houthis de confession chiite après avoir subi des pertes humaines lors d’une frappe aérienne saoudienne.
Selon Nadwa al-Dawsari, experte des tribus yéménites et membre non-résidente du Projet pour la démocratie au Moyen-Orient, les tribus restent flexibles dans leurs relations car leurs dirigeants cherchent à rester neutre et à éviter les confrontations tant qu’ils ne subissent pas d’attaque ou qu’ils ne se sentent pas menacés.
« Les tribus et le tribalisme sont un phénomène que les médias interprètent généralement de travers, affirme-t-elle. Les tribus du Yémen sont très pragmatiques… et elles ont réussi de manière réitérée à stopper des conflits et à empêcher des attaques.
« Surtout maintenant que le conflit est particulièrement localisé, les dirigeants des tribus peuvent contribuer à atténuer une partie de ces conflits. Les raisons qui les poussent à s’impliquer sont plus nombreuses. Ils pensent à leur famille, aux affaires, à la sécurité de leur communauté. Ils vivent là-bas. »
Contrairement aux acteurs impliqués à l’échelle nationale, comme Abd Rabbo Mansour Hadi et Ali Abdallah Saleh, les dirigeants tribaux se battent pour des intérêts locaux qui correspondent souvent aux intérêts des acteurs internationaux, et notamment des États-Unis, lesquels affirment vouloir un Yémen stable, sûr et libéré du terrorisme.
À un certain nombre de reprises, les tribus du sud du Yémen se sont battues aux côtés des forces gouvernementales afin de repousser al-Qaïda et plusieurs autres groupes islamistes extrémistes dans le but d’assurer la sécurité de leur communauté.
Les limites du pouvoir tribal
L’expansion de la branche yéménite d’al-Qaïda, qui a été créée en 2009, peut être imputée à d’autres facteurs qu’au seul vide sécuritaire qui s’est considérablement élargi en raison du conflit actuel ; le fait que les tribus soient maintenant empêtrées dans un nombre exorbitant de conflits les prive partiellement de leur capacité à contenir les problèmes locaux, et notamment le terrorisme.
Cependant, tous les experts ne s’entendent pas pour dire que les tribus sont nécessairement la clef pour un Yémen stable et des négociations de paix productives.
« Le rapport entre les questions tribales et les différentes négociations dépend du contexte, avance Adam Baron, membre invité du Conseil européen des relations internationales.
« Je ne suis pas enclin à affirmer que n’importe qui peut avoir sa pierre à apporter aux négociations sous prétexte qu’il s’agit du cheikh d’une tribu, dans la mesure où certains des politiciens les plus corrompus du Yémen comptent aussi parmi ces cheikhs. »
On constate un certain cynisme à l’égard des négociations d’avril, et celui-ci est tout à fait justifié, mais le cessez-le-feu qui court actuellement et le fait que tous les camps affichent de plus en plus leur intention de venir négocier sont perçus comme un changement d’attitude certain.
« S’il y a bien quelque chose que ces dernières années m’ont appris, confie Adam Baron, c’est de ne pas être optimiste, et surtout de ne pas faire de prédictions optimistes. Cela étant dit, cette période de préparation aux négociations semble bien plus favorable que celle qui a précédé les dernières négociations de Genève en décembre. »
Lorsque la guerre touchera à sa fin pour de bon, il faudra que les tribus et les autres acteurs locaux soient parties prenantes du dialogue d’après-guerre, en raison de leurs « mécanismes efficaces et bien implantés qui leur permettent de canaliser les crises vers la négociation et la médiation », selon Marieke Brandt, experte des tribus du Nord et du mouvement houthi.
Il faut cependant noter que, dans son article sur les milices tribales et sur la guerre qui a opposé les Houthis au gouvernement Saleh à Saada entre 2004 et 2010, Marieke Brandt explique que les mécanismes des tribus ont été intentionnellement affaiblis par les manipulations du gouvernement d’Ali Abdallah Saleh et son exploitation des politiques tribales.
L’extension du mouvement houthi qui en a découlé dans tout le nord du Yémen a mené à de nouveaux soulèvements, remplaçant ainsi certains dirigeants de tribus installés depuis longtemps, et bouleversant l’équilibre du pouvoir militaire entre l’État et les acteurs locaux.
Le rôle des tribus yéménites a été, est et sera soumis aux changements liés aux pouvoirs intérieurs et extérieurs et aux alliances régionales. Des experts soutiennent que cet état d’évolution perpétuelle a été témoin de la corruption et du déraillement d’un système qui avait pourtant fonctionné, mais c’est peut-être précisément cette adaptabilité qui permet aux tribus de rester des acteurs pertinents et influents dans les sphères locale et nationale.
- Hannah Porter est une rédactrice et journaliste basée au Caire. Elle travaille également comme stagiaire médias et communication pour le Yemen Peace Project, que vous pouvez suivre sur Twitter via le compte @YemenPeaceNews.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteure et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des hommes armés issus de tribus et membres des Comités de résistance populaire progouvernementaux sont postés dans la province de Ma’rib le 18 septembre 2015 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.
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