L’Algérie s’apprête à vivre une campagne électorale à hauts risques
L’armée veut une élection et la rue la refuse. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de cette Algérie de fin 2019, qui vit depuis le 22 février au rythme des manifestations populaires pour demander le démantèlement du système de gouvernement actuel et l’établissement d’une véritable démocratie.
Mais ce paradoxe révèle en fait une perception erronée de la situation politique dans le pays.
Car ce que la rue refuse, c’est un vote dans les conditions actuelles, symbolisée par cette image forte offerte par la liste des candidats officiellement retenus pour le scrutin du 12 décembre : ils ont tous fait partie du système Bouteflika, de manière directe ou indirecte, alors que le pays a connu huit mois de manifestations pacifiques non-stop, tous les vendredis et les mardis, précisément pour obtenir le démantèlement du système Bouteflika.
Le casting
Redouane Boudjema, qui enseigne les théories de la communication à l’Université d’Alger, dresse un portrait saisissant de ces candidats.
Ce que la rue refuse, c’est un vote dans les conditions actuelles, symbolisée par cette image forte offerte par la liste des candidats officiellement retenus pour le scrutin du 12 décembre
Abdelmadjid Tebboune a été ministre pendant une quinzaine d’années, puis Premier ministre éphémère durant un trimestre, pendant l’été 2017.
Ali Benflis a été directeur de campagne du président Bouteflika lors de sa première campagne, en 1999, puis secrétaire général de la présidence, ensuite secrétaire génégal du FLN et Premier ministre de Bouteflika, avant de passer à l’opposition et de se porter candidat contre Abdelaziz Bouteflika à deux reprises, pour subir deux défaites humiliantes.
Azzeddine Mihoubi, président du Rassemblement national démocratique (RND), un parti né au cœur du pouvoir et qui y est toujours resté, a été directeur de la radio publique et ministre de Bouteflika jusqu’à avril 2019.
Abdelkader Bengrina, candidat du parti El Bina, une des représentations des Frères musulmans en Algérie, a lui aussi été ministre de Bouteflika.
Seul Abdelaziz Belaïd, président du parti El Moustaqbal, n’a pas fait directement partie d’un des exécutifs Bouteflika, mais il est issu du FLN, dont il a été membre du comité central, et a vécu en bonne intelligence avec le système Bouteflika sans s’y intégrer directement.
L’ombre de Bouteflika
Ce « monopole » de la candidature détenu par des anciens proches du président Bouteflika laisse supposer que le système mis en place par l’ancien chef de l’État est demeuré intact, et continue à imposer son hégémonie sur la vie politique du pays.
Pourtant, le cœur du système Bouteflika a été broyé par la machine judiciaire. Ni l’Algérie, ni probablement aucun pays au monde, n’a connu la mise en détention d’autant de notables du pouvoir, même à la suite de coups d’État et de renversement brutaux du pouvoir.
Deux anciens Premiers ministres, Ahmed Ouyahia et Adelmalek Sellal, deux anciens patrons des puissants services spéciaux, cœur du pouvoir algérien, les généraux Mohamed « Toufik » Mediène et Atmane « Bachir » Tartag, les dirigeants des quatre partis formant l’alliance présidentielle, deux secrétaire généraux du premier parti du pays, les chefs de la police et de la gendarmerie, les généraux Abdelghani Hamel et Menad Nouba, ainsi qu’une dizaine de ministre et autant d’officiers généraux de premier plan peuplent actuellement les prisons algériennes.
L’opposition en ordre dispersé
Ce grand nettoyage n’a pas profité à l’opposition, qui peine toujours à exister.
Ali Benflis, qui veut se présenter comme l’alternative au président Bouteflika, qu’il a affronté lors des élections présidentielle de 2004 et 2014, n’arrive pas à se débarrasser de l’image d’homme-alibi.
Les personnalités d’envergure ont refusé de s’engager dans l’aventure, estimant que les conditions ne sont pas réunies pour un vote équitable.
Les dirigeants des autres partis d’opposition ont soigneusement évité des candidatures pièges, ne sachant si l’élection va se tenir ou non.
Initialement, la présidentielle devait se tenir en avril, mais elle a été annulée de fait après la démission forcée du président Bouteflika. Un scrutin fixé pour le 4 juillet a été annulé, faute de candidats.
À l’exception de deux partis sans représentation significative, Talaie El Hourriyet de Ali Benflis et El Bina de Abdelkader Bengrina, l’opposition traditionnelle a boycotté l’élection.
Réunis dans deux blocs, l’un plutôt laïc, l’autre conservateur islamiste, ces partis d’opposition estiment que les conditions ne sont pas réunies pour une élection équitable, et exigent une transition avec un processus constituant.
La pression de la contestation populaire
Mais c’est la contestation populaire qui a vidé la présidentielle de sa substance. Au cours de marches imposantes, comme celle de vendredi 1er novembre, les manifestants ont clairement affiché leur hostilité à ce scrutin, forçant l’opposition à rester en retrait, et disqualifiant largement ceux qui ont fait le choix de participer.
L’incertitude plane d’ailleurs sur la tenue de la présidentielle. Malgré l’insistance du pouvoir à tenir coûte que coûte le scrutin, les manifestants ne désarment pas. Les candidats redoutent les difficultés que promet la campagne électorale.
Ali Benflis a été le premier à en faire les frais. Au cours d’une banale sortie dans la périphérie d’Alger, peu après l’annonce de la liste officielle des candidats, il a été pris à partie par des citoyens qui lui reprochaient sa participation au scrutin. L’amplification de ces événements par les réseaux sociaux risque de donner une orientation inattendue au scrutin.
Les incertitudes demeurent
Mais les véritables craintes se situent à un autre niveau. Malgré l’insistance des principales figures de la contestation populaire sur le caractère pacifique du mouvement, nombre d’analystes et de responsables redoutent des incidents qui pourraient altérer la campagne, particulièrement si des militants opposés au scrutin tentent de perturber les réunions électorales.
Nombre d’analystes et de responsables redoutent des incidents qui pourraient altérer la campagne électorale
La tentation est forte chez les contestataires, particulièrement après le succès des actions engagées pour perturber des visites de membres du gouvernement à l’intérieur du pays. Ces sorties sur terrain sont d’ailleurs devenues la hantise des membres du gouvernement, qui ne s’y aventurent que rarement.
L’autre crainte provient de l’hostilité de certains réseaux et appareils politiques à la tenue de la prochaine présidentielle.
Cela se traduit par une montée des tensions, des annonces de grèves sectorielles, des menaces de désobéissance civile, et un tir groupé sur le général de corps d'armée Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major de l’armée, qui incarne le pouvoir de fait dans le pays.
Celui-ci, qui a accompagné le président Bouteflika durant le quatrième mandat et lui a balisé le terrain pour un cinquième mandat, est entré en guerre avec ce qu’il appelle la issaba (la bande), le groupe qui constituait le premier cercle autour de M. Bouteflika.
L’intransigeance du hirak
Pour l’heure, il a réussi à les neutraliser et à les placer en détention. Une élection qui se déroulerait dans de bonnes conditions signifierait que leur sort est définitivement scellé, car la situation atteindrait un point de non-retour.
Ceci brouille quelque peu le jeu, et risque à priori de créer de la confusion entre ceux qui affichent leur refus de la présidentielle.
Mais la ligne de démarcation est claire. Les animateurs du hirak maintiennent une ligne de conduite intransigeante sur le caractère pacifique de leur opposition. Ce qui n’est pas le cas des autres réseaux traditionnellement influents sur la scène politique.
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