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Algérie : en pleine tempête économique, le ministre des Finances navigue à vue

L’économie algérienne, en grande difficulté, a été confiée à un fonctionnaire sans envergure, Mohamed Loukal. Celui-ci a su manœuvrer pour rester en poste, mais il multiplie les décisions contradictoires sans s’attaquer aux distorsions structurelles de l’économie
La semaine dernière, l’Union nationale des entrepreneurs publics (UNEP) a publié un communiqué soulignant que « plusieurs secteurs de l’économie nationale connaissent de graves difficultés » dues notamment « à la difficulté d’approvisionnement en matières premières, pièces détachées ou intrants » (AFP)

Le ministre algérien des Finances, Mohamed Loukal, a obtenu la peau du gouverneur par intérim de la Banque d’Algérie.

Jeudi 14 novembre, un communiqué de la présidence de la République a annoncé la nomination d’Aymen ben Abderrahmane au poste de gouverneur de la Banque centrale, en remplacement de l’intérimaire, Amar Hiouani, nommé à ce poste en avril dernier, précisément pour remplacer l’actuel ministre des Finances.

Ministre des Finances après avoir été gouverneur de la Banque d’Algérie, M. Loukal ne pouvait ignorer les textes régissant la politique de change

L’offensive du ministre des Finances a ainsi porté ses fruits, alors que l’homme accumulait les erreurs depuis des semaines, aussi bien sur la réglementation que sur la gestion des devises. Cette décision met fin à un bras de fer qui opposait depuis quelques semaines M. Loukal à l’ex-gouverneur par intérim, qui tentait de maintenir un minimum d’orthodoxie financière face aux approximations de M. Loukal.

Ministre des Finances après avoir été gouverneur de la Banque d’Algérie, M. Loukal ne pouvait ignorer les textes régissant la politique de change. Cela ne l’a pas empêché de dire des énormités, mais aussi de mener une campagne qui a finalement éliminé l’un de ses rares contradicteurs, l’ancien gouverneur intérimaire de la Banque d’Algérie.

Celui-ci, ligoté par son statut d’intérimaire, ne pouvait affronter publiquement le ministre des Finances. Il a néanmoins tenté de le faire de manière discrète. Sans résultat.

Mohamed Loukal, ministre algérien des Finances (Twitter)

L’offensive de M. Loukal a commencé lorsque la Banque d’Algérie a annoncé que les particuliers accomplissant le hadj et la omra pouvaient payer leurs frais financiers en devises. Le communiqué de la Banque d’Algérie précisait que c’était une possibilité, non une obligation, destinée à faciliter certaines procédures liées au fonctionnement des agences de voyage. Des articles virulents ont été aussitôt publiés, accusant la Banque d’Algérie de graves dépassements et de mauvaise gestion.

Plus remarquable, l’article qui a tout déclenché a été publié sur le site de la radio, ce qui montre clairement une influence directe sur la presse gouvernementale. L’attaque de M. Loukal était infondée, totalement injustifiée, mais elle a fait son effet pour discréditer le gouverneur de la Banque d’Algérie.

L’affaire des 1 000 euros

La Banque d’Algérie a aussi rappelé que les auteurs de dépôts en devises supérieurs à 1 000 euros devaient justifier la provenance de l’argent. Cette mesure, datant de 2016, avait été prise dans le cadre d’une démarche complexe pour satisfaire à des exigences internationales relatives à la lutte contre le financement du terrorisme et contre le blanchiment d’argent.

Le ministre des Finances ne pouvait ignorer ces textes. Pourtant, il a déclaré que la mesure relative au seuil des 1 000 euros ne concernait que les étrangers.

Les spécialistes sont restés abasourdis. Comment un ministre des Finances, dont le rôle pour la transparence financière est primordial, peut-il dire des choses aussi manifestement erronées, particulièrement quand on sait qu’il a été gouverneur de la Banque d’Algérie ? Des médias en vue ont participé à la curée, faisant le jeu du ministre des Finances.

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À la Banque d’Algérie, la situation était devenue intenable. Comment, avec un gouverneur intérimaire, donc fragile et révocable, tenir face à autant de légèreté et de mauvaise foi ?

La Banque d’Algérie a discrètement rappelé les faits, et notamment cette évidence : la règle des 1 000 euros s’applique à tout le monde, et d’abord aux citoyens algériens.

Au bout du compte, l’affaire s’est mal terminée pour le gouverneur intérimaire, qui a été limogé et remplacé par un des assesseurs de la Banque centrale. Le terrain est dès lors déblayé pour M. Loukal, qui a toute latitude pour agir librement, poursuivant une œuvre d’une rare incohérence dans l’action économique et financière.

Faut-il ou non recourir au financement non conventionnel, la fameuse planche à billets, pour combler le déficit budgétaire ? M. Loukal ne le sait pas. Il navigue à vue.

Le Premier ministre Noureddine Bedoui a déclaré fin septembre qu’il renonçait à la création monétaire, sans pour autant indiquer comment il y arriverait tout en maintenant le niveau des subventions, alors que le prix du pétrole n’avait pas évolué de manière significative.

M. Loukal a clairement contredit le Premier ministre, en déclarant, en début de semaine, que la planche à billets restait un recours à envisager.

En fait, M. Loukal ne faisait que rappeler une évidence, tant la marge du gouvernement est réduite sur le terrain économique, et le déficit budgétaire impossible à éponger sans une création massive de monnaie.

Mais le paradoxe est ailleurs : M. Loukal avait, auparavant, affirmé qu’il était hostile au financement non conventionnel. Dans une note rendue publique au moment où il quittait la Banque d’Algérie pour le ministère des Finances, il avait affiché son hostilité au financement non conventionnel.

Ahmed Ouyahia, ex-Premier ministre, actuellement en prison (AFP)

Conviction réelle ou simple posture pour se démarquer de l’ancien Premier ministre Ahmed Ouyahia, actuellement en détention, qui avait fait voter une loi pour légaliser la planche à billets ?

Toujours est-il que M. Loukal n’avait pas frontalement accusé M. Ouyahia d’avoir fait fausse route, mais il s’était attaqué à des économistes qui, consultés, avaient formulé différentes hypothèses, parmi lesquelles un financement non conventionnel rigoureusement encadré. Mais M. Loukal, par une habile manœuvre, avait réussi à se démarquer de la démarche du gouvernement Ouyahia.

Guerre aux amis oligarques

Un autre dossier, celui de l’importation des véhicules d’occasion, montre toute l’indigence de la pensée économique de M. Loukal, l’homme chargé des choix décisifs pour l’avenir de l’économie algérienne.

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La loi de finances 2020, votée jeudi 14 mai, autorise en effet les Algériens à importer de l’étranger des véhicules de moins de trois ans, alors que la règle en vigueur jusque-là interdisait ou encadrait de manière très stricte toute opération d’importation de véhicule, neuf ou d’occasion, par des particuliers.

L’objectif des mesures en vigueur jusque-là était multiple : favoriser l’émergence d’une industrie locale de l’automobile, professionnaliser les importations, intégrer la totalité du commerce automobile dans l’économie formelle, etc.

Le revirement opéré pour autoriser l’importation de véhicules d’occasion vise plusieurs objectifs, certains avoués, d’autres non. Parmi les objectifs avoués, il s’agit d’offrir à certaines catégories d’Algériens la possibilité de s’équiper à moindre prix, car les prix pratiqués par les constructeurs installés, détenteurs d’un monopole de fait, sont très élevés. C’est une offre qui satisfait nombre d’Algériens, notamment ceux en mesure d’obtenir de devises grâce à leurs réseaux dans l’émigration.

Un autre objectif, non déclaré, est de faire contrepoids aux propriétaires des usines de montage installés, des clients de l’ancien pouvoir, qui ont réussi à imposer leur monopole sur le marché automobile, grâce à la complicité des différents gouvernements Bouteflika.

Nombre de propriétaires de ces entreprises, des oligarques de l’ère Bouteflika, sont d’ailleurs en détention, comme M. Tahkout (Hyundai), Eulmi (Volkswagen), et Benhamadi, actionnaire dans le projet Peugeot.

Parmi les objectifs avoués, il s’agit d’offrir à certaines catégories d’Algériens la possibilité de s’équiper à moindre prix, car les prix pratiqués par les constructeurs installés, détenteurs d’un monopole de fait, sont très élevés

Mais cette possibilité offerte aux Algériens d’importer des véhicules d’occasion constitue un non-sens économique.

L’économiste Mourad Goumiri, un des analystes les plus côtés en Algérie, n’hésite pas à dire qu’à travers cette mesure, le gouvernement pousse les Algériens à la délinquance, car le résultat sera de transférer une partie du marché automobile de l’économie formelle vers l’informel.

Pour le gouvernement, l’objectif est d’alléger la pression sur les ressources en devises du pays. Les importations de kits SKD et CKD pèsent, bon an mal an, entre cinq et six milliards de dollars. Ouvrir l’importation pour les particuliers, c’est faire assumer au marché parallèle des devises une partie des importations de véhicules, ce qui allègerait le déficit de la balance des paiements.

Celui-ci affecte gravement les réserves de change du pays, qui fondent à un rythme de vingt milliards de dollars par an, en raison de la baisse simultanée des prix et du volume des hydrocarbures exportés.

Inauguration du site de production de l’automobiliste français Renault à Oued Tlelat, au sud d’Oran, Algérie, le 10 novembre 2014 (AFP)

En libérant l’importation de véhicules par des particuliers, le gouvernement exerce une pression supplémentaire sur le marché noir des devises, dont le prix va exploser en raison de la forte demande attendue. Actuellement, l’écart entre le marché noir de la devise (200 dinars pour un euro) et le marché officiel (130 dinars pour un euro) est d’environ 50 %.

Il devrait encore augmenter dès l’entrée en vigueur de cette mesure en janvier prochain, alors que l’un des objectifs d’une gestion saine est précisément de réduire cet écart pour arriver à éliminer le marché parallèle des devises, ce que préconisent les institutions financières internationales.

Ironie de l’histoire, M. Loukal lui-même a déclaré qu’il voulait éliminer le marché parallèle des devises, symbolisé par le square Port Saïd, un endroit célèbre du centre d’Alger considéré comme le cœur du marché parallèle des devises.

Un chantier qui fait peur

Par ailleurs, M. Loukal commet une autre erreur. La balance du pays en devises est globalement la même, qu’il s’agisse de marché noir ou de marché officiel. M. Loukal s’efforce d’avoir de bons chiffres sur son ardoise comptable, en gérant le marché officiel. Il refuse de voir que l’argent qui transite par le marché parallèle constitue une richesse qui fuit le pays.

Cet argent circule dans des réseaux que le gouvernement ne contrôle pas. La raison en est connue : le dinar est surcoté. C’est un dossier auquel aucun gouvernement n’a osé s’attaquer depuis un quart de siècle.

M. Loukal n’ose même pas s’y aventurer. Son histoire personnelle le confirme. Il avait été nommé à la Banque centrale pour remplacer M. Mohamed Laksaci, précisément pour maintenir le statu quo sur ce dossier précis, alors que M. Laksaci avait montré des velléités de s’y attaquer.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Abed Charef est un écrivain et chroniqueur algérien. Il a notamment dirigé l’hebdomadaire La Nation et écrit plusieurs essais, dont Algérie, le grand dérapage. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AbedCharef
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