« Des otages potentiels » : le monde universitaire français s’interroge sur sa coopération avec l’Iran
« Pourquoi donc vous intéresser à un pays comme l’Iran ? Il faut être un peu fou ou mal intentionné. Or, vous êtes sain de corps et d’esprit, donc vous êtes mal intentionné. » Cette « logique », Bernard Hourcade ne compte plus les fois où il l’a entendue de la part des autorités locales. La « folie » du chercheur français ? S’être laissé happé par l’aimant persan dans les années 1970.
Au moment où le pays connaît ses premiers soubresauts révolutionnaires, le géographe est envoyé à Téhéran pour bâtir une nouvelle entité : l’Institut français de recherche en Iran (IFRI). Cette structure, où les chercheurs pourront s’établir dans la durée, voit le jour en 1983. Plus de 80 publications en sortent.
Près de 40 ans plus tard, à entendre son fondateur et dirigeant jusqu’en 1993, l’IFRI a tout d’une coquille vide. « Le bâtiment est là sans vraiment y être », formule l’actuel directeur de recherche émérite sur les mondes iranien et indien au CNRS.
« Il existe sur le plan administratif, on paie le loyer et le personnel iranien. Mais il n’y a pas d’activité scientifique. Tout est arrêté, c’est très décevant », déclare-t-il à Middle East Eye. Les 30 000 ouvrages de sa riche bibliothèque sont préservés en attendant d’être de nouveau consultés.
Selon Bernard Hourcade, l’institut s’est figé bien avant la crise actuelle, avec le « tremblement de terre » de 2009 : l’arrestation de Clotilde Reiss. Accusée d’avoir transmis des informations sur les manifestations contre la réélection du président iranien Mahmoud Ahmadinejad, cette étudiante française avait été retenue pendant près de onze mois.
Dix ans plus tard, l’histoire se répète avec la double arrestation, en juin 2019, de Roland Marchal et Fariba Adelkhah, chercheurs au centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI) et accusés de « complot contre la sûreté nationale ».
« C’est ça qui est glaçant. Vous pouvez être invité par une institution civile iranienne, avoir tous les feux verts diplomatiques possibles et vous retrouver arrêté quand même à votre descente d’avion »
- Source anonyme
Si le premier a recouvré la liberté, via un échange de prisonniers, le 20 mars dernier, la seconde, entendue ce dimanche 19 avril par les juges, devrait être fixée sur son sort dans les jours qui viennent.
Derrière les enjeux diplomatiques, la relation universitaire est de nouveau mise à mal. « Comparé à l’Allemagne, l’Italie ou l’Autriche, cette coopération entre la France et l’Iran est particulièrement compliquée », qualifie Azadeh Kian, professeure de sociologie à l’Université Paris-Diderot.
« Ces échanges sont toujours tributaires de la relation politique. C’était déjà valable dans les années 1980. Un projet de recherche implique une gestion par les ministères concernés [en France, ceux des Affaires étrangères et de l’Enseignement supérieur]. Tout devient assez rapidement étatique. »
La crainte d’une « révolution de velours »
« Pourquoi les chercheurs auraient-ils un boulevard en Iran vu la situation géopolitique ? », s’interroge de son côté Thierry Coville, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), qui espérait un rebond avec la signature de l’accord sur le nucléaire iranien en 2015. Accord devenu exsangue quand les États-Unis en sont sortis trois ans plus tard.
« Beaucoup de chercheurs comme moi voudraient y aller pour mener d’autres projets », constate pourtant Bernard Hourcade. Lui-même a pu effectuer son dernier séjour de recherche, sur la banlieue de Téhéran, en 2008.
Depuis, sur invitation de confrères iraniens, il peut encore se rendre sur place pour des conférences. Mais pas plus. Ses collègues lui recommandent de ne pas « déconner » et de rester sagement à l’hôtel plutôt que de s’aventurer dans des lieux politisés. Le chercheur, même reconnu et décoré là-bas, ne doit pas faire de vagues.
Azadeh Kian, elle, n’est plus retournée dans son pays natal depuis les événements de 2009. « Trop risqué. »
« Les plus radicaux du régime craignent [une perversion de] l’Iran de l’intérieur avec la culture occidentale. Ils n’ont pas envie que l’on connaisse le pays »
- Bernard Hourcade, directeur de recherche émérite au CNRS
Auteure d’un ouvrage sur le « mouvement vert » sorti en 2011, la spécialiste a consacré une large partie de son travail aux droits des Iraniennes. Or, les questions autour des femmes comptent parmi les thématiques sensibles, à l’instar de la religion, des ethnies, des luttes sociales…
Sur quoi travailler, alors ? « Si vous étudiez l’Iran du XVIe siècle, il n’y a aucun problème », en sourit Azadeh Kian. « C’est l’Iran actuel qui pose problème. » Elle précise, par ailleurs, que « les Iraniens s’intéressent exclusivement aux sciences ‘’dures’’ et pas du tout aux sciences sociales ».
Pour Bernard Hourcade, les difficultés d’accès sont liées aux pôles les plus radicaux du régime, qui craignent une « ‘’révolution de velours’’ avec ces chercheurs sympathiques qui risqueraient de pervertir l’Iran de l’intérieur avec la culture occidentale », explique-t-il à Middle East Eye.
« Ils n’ont pas envie que l’on connaisse le pays. Hélas, jusqu’à maintenant, on expulsait immédiatement les chercheurs dont on ne voulait pas. »
Vers une suspension des échanges ?
« Le problème est que ce sont désormais les services de renseignement des Gardiens de la révolution qui gèrent les dossiers des ressortissants ou des chercheurs étrangers », souligne un bon connaisseur qui préfère rester anonyme.
« C’est ça qui est glaçant. Vous pouvez être invité par une institution civile iranienne, avoir tous les feux verts diplomatiques possibles et vous retrouver arrêté quand même à votre descente d’avion. »
Comment, malgré tout, tenter de répondre à l’impératif du travail de terrain ? Pour Thierry Coville, « il manque un cadre institutionnel. Cette coopération se fait de manière ponctuelle. Or, il faut des accords solides entre les universités et qui servent l’intérêt des deux pays ».
En juin 2018, la deuxième édition des Rencontres franco-iraniennes de la coopération universitaire avait lieu à Paris. L’occasion d’appeler, à l’époque, au renforcement du partenariat bilatéral qui permet à la France d’accueillir chaque année près de 1 800 étudiants iraniens.
Au cœur de cette volonté, le programme « Gundishapur » a soutenu plus d’une centaine d’initiatives communes, principalement dans les domaines médicaux et biologiques, depuis sa mise en place en 2005. Les porteurs de projet étaient de plus en plus nombreux ces dernières années.
Le dépôt de candidatures pour la session 2021 est désormais suspendu. Un soulagement pour le comité de soutien à Fariba Adelkhah et Roland Marchal, constitué dans la foulée de l’arrestation, qui s’était d’abord scandalisé, pensant qu’un appel à projets avait été relancé début avril.
« Par simple décence », ce même comité appelle aujourd’hui plus largement à la suspension de « toute forme de coopération universitaire ». Une démarche soutenue par une quinzaine d’institutions françaises.
« Une bouffée d’air »
« Nous n’avons pas parlé de rupture ou boycott pour éviter toute polémique », tient à préciser Jean-François Bayart, professeur à l’IHEID (Genève) et coordinateur du comité.
« Et nous faisons la distinction entre coopération institutionnelle et contacts individuels. Le constat est très factuel : travailler avec l’Iran est devenu dangereux, il faut suspendre », déclare-t-il à MEE.
Suspendre, c’est aussi « dire que nous voulons une vraie coopération », renchérit Bernard Hourcade, c’est-à-dire sans entrave à la liberté scientifique.
« Les chercheurs ont un rôle très important pour remettre un peu de rationalité entre les deux pays. Si les chercheurs n’ont plus d’accès, le discours de désinformation sur l’Iran aura encore plus le champ libre »
- Thierry Coville, chercheur à l’IRIS
D’autres voix, comme Azadeh Kian, ne partagent pas cette position. « On sait pertinemment que les Gardiens de la révolution sont responsables de la situation mais que les universités ne sont pas sous leur contrôle », note la sociologue.
« Je suis contre la punition collective. Pour les universitaires iraniens francophones, ce lien avec nous est une bouffée d’air. »
« Fariba Adelkhah était la plus capée et respectée de tous, son arrestation signifie que plus personne n’est à l’abri dans la recherche », estime pour sa part notre spécialiste anonyme, selon qui « il ne faut plus envoyer un seul doctorant en Iran car ce sont des otages potentiels ».
Malgré le pessimisme ambiant, la nécessité d’une normalisation de cette relation reste dans les esprits.
« Les chercheurs ont un rôle très important pour remettre un peu de rationalité entre les deux pays », termine Thierry Coville. « Si les chercheurs n’ont plus d’accès, le discours de désinformation sur l’Iran aura encore plus le champ libre. »
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